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rivière Atrato, dont l'embouchure est un vaste et marécageux delta, pourra-t-on la canaliser de façon à trouver sur sa barre 8 mètres d'eau? Comment, si l'on obtenait un jour cette profondeur, en assurer la permanence? Comment prévoir et atténuer les crues de l'Atrato? Pour qui connaît la navigation des grands fleuves, c'étaient autant de graves difficultés à vaincre, et la commission crut devoir repousser le projet du commander Selfridge en raison de tous ces obstacles accumulés.

Elle examina encore, à la dernière heure, un projet que son auteur, M. de Puydt, a produit sans documents suffisants, et qui va à travers le Darien, de Puerto Escondido à la Thuyra. Le point de partage de ce tracé est au col de Tanela Paya, dont la cote, au dire de M. de Puydt, est seulement de 46 mètres, ce qui permettrait la création d'un canal à niveau. Les chiffres de l'auteur étaient d'ailleurs donnés sans aucune justification et contredits par d'autres explorateurs; c'est uniquement pour affirmer son impartialité que le congrès crut devoir examiner ce projet.

Le premier, d'une réalisation plus économique, car on l'évaluait à 800 millions alors que le second devait dépasser un milliard, était aussi plus limité dans ses moyens d'action, plus long comme tracé et plus long comme durée. Il se présentait avec ses seize écluses, avec ses biefs dormants que la végétation des tropiques devait envahir avec une terrible rapidité, avec ses ouvrages d'art que la moindre trépidation du sol pouvait anéantir, avec les soins et les lenteurs qu'entraîne la manœuvre d'appareils délicats. Rien de tout cela n'existait au canal à niveau de Panama; une longueur réduite au quart de celle du canal nicaraguien, un trajet réduit au tiers, pas d'ouvrages d'art, pas de limite imposée au nombre quotidien des navires transitants. N'est-ce pas assez de tout cela pour justifier la décision qui fut prise au sein de là commission technique?

Sur la proposition des ingénieurs de Suez, elle rejeta à une grande majorité le système des écluses et se prononça énergiquement pour le creusement d'un canal à niveau et à ciel ouvert, dont la possibilité lui semblait évidente si l'on adoptait le tracé de Colon-Panama.

Mais, forcée par sa mission de faire un choix entre les divers projets qui lui étaient soumis, elle voulut néanmoins constater avec quel soin extrême la plupart d'entre eux avaient été étudiés; elle rendit un écla tant hommage au talent de leurs auteurs « et particulièrement, ajoutait-elle, aux éminents ingénieurs et explorateurs américains dont les admirables travaux resteront comme un monument dans l'histoire de cette grande entreprise. >

La commission technique indiquait aussi quelles dispositions le canal devait présenter : des courbes de 2,000 mètres au moins, 22 mètres de largeur au plafond, 8,59 de tirant d'eau; une seule voie comme à

Suez, mais avec des garages nombreux pour le croisement des navires: tous les détails d'exécution avaient été prévus et discutés dans ces délibérations, où ceux qui construiront un jour le canai puiseront des enseignements savants et fructueux.

Quand la commission technique eut terminé son travail et dit à quel chiffre elle évaluait les dépenses de construction et d'entretien du canal interocéanique, quand d'autre part la commission économique eut fourni au congrès tous les éléments nécessaires pour calculer le transit, la cinquième section, celle des voies et moyens, put à son tour accomplir son mandat en s'inspirant de ces données. M. Cérésole, ancien président de la Confédération helvétique, la présidait et le rapporteur en fut M. César Chanel, délégué de la Martinique. « Nous avons la conviction, disait-il, que la somme des éléments du transit, déjà largement suffisante pour défrayer le canal, est appelée à prendre au fur et à mesure du développement du travail, une incalculable extension. >>

Il indiquait ensuite par quelle série de calculs la commission, empruntant les données et les chiffres de la section du congrès, arrivait à fixer à 15 francs par tonneau le tarif de passage que la compagnie concessionnaire du canal pourrait imposer aux navires transitants.

Puis, évaluant les charges de la construction, du service des intérêts, de l'exploitation annuelle, de l'entretien des ouvrages, défalquant ensuite les participations réservées par l'acte de concession octroyé par le gouvernement des Etats de la Colombie, le rapporteur, et avec lui la commission, évaluait à 42 millions le bénéfice net que laisserait chaque année l'exploitation du canal. Et « pour écarter les aléas de l'inconnu, la commission exprimait, en finissant, le vœu que, même au prix d'un travail plus long et d'une dépense plus forte, ce canal pût être sans écluses ni tunnels. >>

C'est là un fait remarquable entre tous, que les cinq commissions du congrès, sans aucune entente préalable, aient formulé le même vœu et manifesté la même répugnance pour les canaux à écluses. Mais cet accord rendait facile ce qui restait à faire. Lorsque, selon la marche fixée, les rapporteurs des cinq commissions eurent donné connaissance du résultat de leurs délibérations, il ne resta plus au bureau de l'assemblée qu'à coordonner ces conclusions pour rédiger et soumettre au vote du congrès la résolution qui devait en sortir.

IV

a Le congrès estime que le percement d'un canal interocéanique à niveau constant, si désirable dans l'intérêt du commerce et de la navigation, est possible, et que ce canal maritime, pour répondre aux facilités indispensables d'accès et d'utilisation que doit offrir avant tout un 4o SÉRIE, T. VIII. 15 novembre 1879.

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passage de ce genre, devra être dirigé du golfe de Limon à la baie de

Panama. >>

Telle fut la formule qu'adopta le bureau, qui s'adjoignit les présidents, secrétaires et rapporteurs des cinq commissions. Le vote eut lieu, vote solennel et considérable, le 29 mai 1879; 98 membres y prirent part: 78 répondirent oui, 8 dirent non; les autres s'abstinrent.

Voilà avec quelle majorité fut accueilli le projet du canal à niveau de Panama, et comment furent couronnés les efforts hardis et persévérants de nos compatriotes Wyse et Reclus. Si l'on examine le caractère des votes, on peut bien dire que c'était la presque unanimité, car parmi les opposants et les abstentionnistes figurent les représentants des États septentrionaux de l'Amérique centrale, que les avantages locaux rendraient plus sympathiques au canal de Nicaragua. On comptait aussi parmi eux l'habile constructeur désigné pour exécuter la grande écluse du Nicaragua et le président de la société d'études de ce canal; tous deux cependant n'en ont pas moins applaudi à la proclamation du vote.

Parmi les adhésions, je citerai, fait caractéristique, celle de l'éminent ingénieur hollandais auquel on doit les grandes écluses d'Amsterdam; celle du commander Selfridge, qui affirma hautement que son pays accepterait la décision du congrès loyalement et sans arrière-pensée ; celle des ingénieurs qui firent Suez, et d'autres encore dont le public accueillit la proclamation par des applaudissements enthousiastes.

C'est le tracé de Lloyd, de Totten, de Garella, de Wyse et Reclus, que le congrès a acclamé. Il coupe l'isthme à la hauteur de la 9o parallèle, entre la baie de Limon, sur l'Atlantique, et le golfe de Panama, sur le Pacifique. Il est deux fois moins long que le canal de Suez, n'ayant que 73 kilomètres au lieu de 162, offre deux ports excellents sur les océans, le voisinage de deux villes pleines de ressources, une contrée peuplée, un chemin de fer en pleine exploitation. Voilà le pays que le canal va traverser, enrichir, transformer.

Je me reporte en arrière, et je me souviens, aujourd'hui qu'une œuvre nouvelle se prépare, combien de gens et des plus éminents, traitaient jadis d'impraticable l'entreprise de Suez. Créer un port dans le golfe de Péluze, traverser les boues du lac Mensaleh et le seuil d'ElGuisr, percer les sables du désert, installer des chantiers à 25 lieues de tout village, dans un pays sans habitants, sans eau, sans chemins, remplir le bassin des lacs Amers, empêcher les sables d'envahir le canal, quelle folie !

Tout cela s'est fait pourtant, et je sais au prix de quels efforts. Je déclare que le canal de Panama sera plus facile à commencer, à terminer et à entrenir que le canal de Suez.

Ferdinand De Lesseps.

P.-S. Depuis que cet article a été rédigé, rien n'a été changé en ce qui concerne les études préliminaires d'exécution sur la ligne choisie pour creuser le canal maritime américain.

Je n'ai pas à juger ici les motifs d'une opposition survenue au dernier moment, afin d'empêcher la réussite d'une souscription qui m'avait paru opportune après le vote du congrès interocéanique.

Il me suffira de répéter ce que j'ai dit à l'Académie :

« La ligne de Colon à Panama peut, d'après les données actuelles de la science, être traversée par un canal d'eau de mer à niveau constant, de préférence à tout autre tracé nécessitant des écluses avec une alimentation d'eau douce. L'expérience du canal de Suez a déjà démontré que, pour assurer une grande navigation de transit, il faut un canal maritime aussi libre qu'un bosphore naturel et non un canal fluvial soumis à des arrêts, ou même quelquefois à des chômages, et ne pouvant être profitable qu'à une navigation intérieure. >>

J'ajouterai ce que j'ai écrit dans une circulaire rendue publique :

« Les arguments de l'opposition se résument ainsi : d'une part, on à présenté des chiffres de dépenses exagérées et de recettes insuffisantes afin de démontrer que si l'idée d'ouvrir une voie maritime nouvelle au commerce et à la civilisation du monde était bonne, l'affaire serait mauvaise. D'autre part, on a cherché à inspirer des craintes au sujet d'une prétendue hostilité des États-Unis de l'Amérique du Nord.

« Au premier argument, l'habile entrepreneur qui a enlevé le seuil d'El-Guisr, au canal de Suez, s'est chargé de répondre. M. Couvreux et ses associés, auxquels on doit les beaux travaux de la régularisation du Danube et de l'agrandissement des ports d'Anvers, vont faire, dans ce moment, sur lieux et à leurs frais, des études nouvelles en vue de l'exécution du canal interocéanique. Ils sont décidés à se charger de l'exécution soit en régie, soit à forfait, à mon choix, et à ne laisser subsister aucun doute sur la vérité des dépenses devant être largement couvertes par des revenus indiscutables.

<Quant à la seconde objection, j'irai moi-même la résoudre dans un prochain voyage en Amérique. >>

M. Dirks, l'éminent ingénieur qui a entrepris et mené à bonne fin la belle œuvre du canal d'Amsterdam à la mer, s'est fait l'écho des étonnements causés parce qu'il appelle (dans une lettre qu'à publiée le Bulletin du canal) « les attaques malignes et les notes anonymes insérées dans diverses feuilles. » M. Dirks termine avec fierté en disant : « Toute attaque anonyme est sans valeur et se condamne elle-même, tandis qu'une opposition loyale et ouverte fait du bien à ce qui le mérite. » J'ajoute que je n'ai jamais craint les obstacles jetés à la traverse d'une grande entreprise, ni les retards qu'y apportent des débats et des opinions contradictoires, l'expérience m'ayant prouvé que ce qui croît trop

vite n'a pas de racines profondes, et que « le temps ne consacre que ce qu'il fait.» (La Nouvelle Revue.)

CORRESPONDANCE

F. DE L.

QUE PROTECTION, COMPENSATION, RENCHÉRISSEMENT SONT SYNONYMES. A monsieur le Directeur du Journal des Économistes.

Permettez-moi d'insister sur une question de terminologie, dont j'ai déjà dit quelques mots dans une des séances de la Société d'Economie politique, et qui me paraît avoir plus d'importance qu'elle ne semble en avoir au premier abord.

Il s'agit des expressions de protection et compensation, dont se servent les adversaires de la liberté commerciale et que les partisans de la liberté ont eu le tort d'adopter, dans les discussions et les exposés de doctrines auxquelles donne lieu l'examen de cette grave question.

Le public, dernier juge en définitive, se laisse trop facilement abuser par des mots sonores. Il n'a souvent pas le temps, plus rarement encore la volonté d'approfondir, et sous ce nom de protection croit voir une action bienfaisante, sous celui de compensation un acte de justice, tandis qu'en réalité ce que veulent nos adversaires, ce sont des droits qui, gênant ou entravant le commerce extérieur, font renchérir les produits.

Pourquoi donc ne pas dire nettement ce qu'il en est et ne pas substituer aux mots trompeurs et séduisants de protection ou compensation ceux qui représentent la réalité renchérissement artificiel?

Dans une polémique que j'ai soutenue dernièrement contre les adversaires du commerce libre des grains, j'ai eu soin de ne me servir que de ces mots, et j'ai été parfaitement compris du public. J'ai pu juger par la colère et le désappointement de mes adversaires que ces mots avaient porté coup.

Que la population sache, rien que par la lecture la plus superficielle, que ce que demandent les adversaires de la liberté du commerce, c'est le renchérissement de tout ce qui est nécessaire à la vie: pain, viande, vêtements, combustibles, etc., etc., et que ce que nous combattons énergiquement, dans l'intérêt de tous les

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