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liberté, de telles manifestations ne pouvaient avoir lieu en grand nombre sans que le congrès s'en émût, non pour les combattre mais pour les apprécier, s'en inspirer et donner, s'il y avait lieu, satisfaction à l'opinion publique qui commençait à se manifester clairement. C'est ce qui a eu lieu, et, sans vouloir établir ici une indiscrète comparaison entre le mécanisme parlementaire dans les deux pays, il est impossible, en présence des faits, de méconnaître que la machine parlementaire est mieux montée en Amérique et fonctionne plus vite, plus utilement et tout à coup. Qu'est-il arrivé en effet? Et ici M. Foucher de Careil appelle l'attention de la Société sur des faits considérables. M. Chotteau a été mandé et entendu devant une commission de la Chambre des représentants, et un député très connu, qui était tout récemment en France, M. Fernando Wood, a présenté une motion ainsi conçue :

Il est résolu que le président soit respectueusement requis d'examiner s'il ne serait pas expédient d'entrer en convention avec le gouvernement français pour la négociation d'un traité qui assurera un échange plus égal des produits naturels et manufacturés de l'un et de l'autre pays, et servira à cimenter entre eux des relations plus étroites d'amitié, d'industrie et de commerce.

Si personne ne désire discuter la proposition, je propose la prise en considération.

La prise en considération a été appuyée; la résolution a été ensuite mise aux voix et adoptée par 82 oui; les non ne sont point comptés.

Le Sénat américain a voulu se mettre à l'unisson, et voici la motion du sénateur Cockerel. J'en passe les considérants:

Le Sénat et la Chambre des représentants des Etats-Unis d'Amérique, réunis en congrès, décident que le président des Etats-Unis d'Amérique est autorisé et invité à ouvrir des négociations avec le gouvernement de la République française, dans le but de conclure et d'établir un traité de réciprocité et de commerce avec ce gouvernement, à des conditions également honorables, justes et réciproquement avantageuses, et si cela est jugé nécessaire, à nommer, d'après l'avis et le consentement du Sénat, trois commissaires chargés de conduire, au nom des Etats-Unis, les négociations préliminaires de ce traité ; la rémunération de ces négociations sera fixée par le secrétaire d'Etat.

La proposition, a dit M. Foucher de Careil, a été lue et déposée. Le vote en est remis à la rentrée parce que là-bas comme ici la session a été coupée en deux par une prorogation.

En présence de cette résolution de M. Wood, en présence de

cette proposition du sénateur Cockerel qui n'attend pour être votée qu'un mot venu de France, n'est-il pas permis d'affirmer que le gouvernement républicain que nous avons le bonheur de posséder en France, je vais plus loin, qu'un gouvernement quelconque qui ne prendrait pas en très sérieuse considération les ouvertures si considérables qui viennent de lui être faites, encourrait une très grave responsabilité ?

Naturellement, le comité franco-américain ne pouvait pas manquer de faire connaître en France les résultats de la mission de M. Chotteau. Il a provoqué une grande réunion publique au Cirque des Champs-Elysées, le 5 octobre dernier. M. Fernando Wood et toutes les notabilités de la colonie américaine étaient présents. Des discours ont été prononcés devant un auditoire de 4,000 personnes environ, par M. Foucher de Careil, qui présidait, par M. Fernando Wood, par M. F. Passy, par MM. Desmoulins et Chotteau. La Revue scientifique à laquelle notre collègue M. Alglave sait donner une grande variété et qui a rendu déjà de signalés services à la science économique a reproduit deux de ces discours. Ils seront bientôt tous réunis dans une publication spéciale faite sous le patronage du comité en français et en anglais, pour être répandue dans les deux pays,

M. Foucher de Careil termine en faisant remarquer que d'importantes résolutions ont été votées dans la réunion du Cirque des Champs-Elysées. Elles ont été lues à M. le président de la République en présence de ses ministres. Elles doivent faire l'objet d'une discussion ou tout au moins d'un échange de vues dans le conseil. Des instructions nouvelles doivent être données à notre principal agent en Amérique qui jusqu'ici ne paraît pas s'être suffisamment pénétré de l'importance de la question. M. Foucher de Careil tiendra la Société au courant des nouvelles phases de cette affaire si essentiellement économique.

M. LIMOUSIN donne des renseignements sur le congrès d'ouvriers de Marseille, auquel il a assisté. Il n'a été émis aucune idée nouvelle ou originale dans ce congrès; toutes les doctrines exposées relativement à la propriété collective, à la rupture avec la bourgeoisie et à la constitution d'un parti socialiste ouvrier, ainsi que sur la plupart des autres questions, avaient été formulées précédemment dans d'autres congrès. Le caractère particulier de celui-ci a été une plus grande violence de la part de l'élément communiste ou collectiviste, qui avait pris la direction de fait. Jamais, précédemment, même dans les congrès de l'Internationale, on n'avait dit aussi crûment qu'il fallait s'emparer de la propriété,

pour la rendre collective. Par exemple, personne n'a dit comment on organiserait l'exploitation de la propriété quand on l'aurait nationalisée, ou communisée, ou mise entre les mains des corporations ouvrières.

Ce serait cependant une erreur de croire que le congrès a été unanime dans ces violences. Elles ont été le fait d'une minorité assez faible, mais hardie et turbulente. La majorité a été terrorisée par cette hardiesse et par les applaudissements d'une partie du public, qui criait bravo aux passages les plus violents. Vers la fin du congrès les membres modérés commençaient à se connaître et à réagir, mais trop tard.

Il n'y a pas eu, non plus, unanimité sur la question de la propriété collective; la résolution dans ce sens n'a été votée que par 51 voixcontre 26 sur 140 ou 150 membres du congrès. Des délégués sont montés à la tribune pour combattre avec courage les idées révolutionnaires. Il y a eu notamment MM. Garmy et Vachier, de Clermont-Ferrand; Gautte, de Toulon; Bonne, de Roubaix; Finance, de Paris; Rousset, de Bordeaux. Mais ils ont été impuissants. Les choses en étaient venues au point qu'à la fin on n'osait pas se déclarer antirévolutionnaire; on se bornait à dire qu'on était révolutionnaire pacifique.

M. Limousin passe ensuite en revue les diverses questions discutées au congrès et indique les principaux arguments mis en avant (1). Il termine en déclarant que le congrès de Marseille ne peut pas être considéré comme une représentation sérieuse des ouvriers français. S'il y avait des délégués de sociétés importantes, il y avait, d'autre part, des représentants de « groupes d'études sociales », composés de quelques hommes à peine et qui avaient nommé trois et quatre délégués. On ne peut pas évaluer, en comptant largement, à plus de dix mille le nombre des ouvriers qui étaient représentés au congrès.

MM. Bonnet, Mercier, Alglave, Joseph Garnier, échangent quelques observations sur la composition du Congrès et la nomination des délégués.

M. JOSEPH GARNIER estime que les réunions de ce genre sont fort utiles, parce qu'elles font connaître les idées ayant cours, parce qu'elles donnent satisfaction aux classes ouvrières qui se diraient opprimées, avec quelque raison, si on les empêchait de parler et de discuter. Il est bon, d'autre part, que l'opinion publique se fasse

(1) Nous publierons dans notre prochain numéro un compte-rendu de ce congrès de Marseille.

à ces manifestations, pour qu'elle ne s'effraie pas outre mesure des bêtises énoncées, ressemblant singulièrement à ce qui se disait sous Louis-Philippe et après 1848, [de ce qui s'est dit de nouveau à partir de 1868 lorsque le gouvernement impérial a eu l'idée des réunions publiques, et de ce qui se répète depuis que la cruelle épreuve de la guerre s'éloigne. Au surplus, les ouvriers réunis à Marseille n'ont pas dit plus d'extravagances sociales que n'en aurait dit un pareil nombre de littérateurs, d'avocats ou autres ; car l'ignorance des notions fondamentales est générale.

M. FRÉDÉRIC PASSY, à l'appui d'une observation finale de M. Alglave, croit pouvoir penser que la tenue du congrès de l'Association française pour l'avancement des sciences à Clermont-Ferrand en 1876, et peut-être la conférence qu'il fit lui-même en dehors du congrès aux ouvriers de la localité, n'ont pas été étrangères à la très ferme et très remarquable attitude des délégués de cette ville. Du moins ces délégués lui ont-ils fait l'honneur de lui adresser, il y a trois semaines, leur programme, dans lequel se trouvent sans doute quelques mots détestables, mais qui attestent déjà les intentions les plus droites et des idées saines sur les points fondamentaux. Or, s'ils ont songé à lui, c'est apparemment qu'ils ne l'avaient pas tout à fait oublié.

Quant au fond de la discussion actuelle M. Frédéric Passy n'a pas l'intention d'ajouter pour le moment, chose bonne à dire, qu'en effet ces délégués de Clermont sont dans le vrai quand ils repoussent l'idée de la constitution d'un parti ouvrier en opposition avec la bourgeoisie. Il n'y a pas de bourgeoisie, aujourd'hui, il n'y a que des hommes qui sont des ouvriers ou des fils d'ouvriers ayant réussi. Et rien n'empêche un ouvrier d'être député ou sénateur s'il est capable ou si on le juge tel; mais prétendre à exclure ceux qui ne travaillent plus de leurs mains ou à conférer à ceux qui travaillent de leurs mains un privilège d'éligibilité qu'ils perdraient lorsqu'ils auraient amélioré leur condition, c'est parfaitement absurde, et aussi peu démocratique que possible.

M. LIMOUSIN ne partage pas l'avis de M. Passy relativement à la nomination de représentants des ouvriers au Parlement.

Sans doute, il est absurde de demander à un collège électoral formé de citoyens de toutes conditions, de nommer un cuvrier, parce qu'ouvrier. On ne peut demander à des électeurs que de choisir le plus intelligent, le plus capable, le plus honnête, qu'il soit ouvrier ou bourgeois. Mais si, dans un collège, de deux candidats de valeur égale l'un est ouvrier et l'autre ne l'est pas, il serait

bien de choisir l'ouvrier. On dit que les députés représentent toute la France, sans doute, mais cela n'empêche pas l'utilité des connaissances spéciales. Quand on étudie un projet de loi intéressant l'armée on nomme des militaires pour la commission; lorsqu'il s'agit d'organisation judiciaire, d'agriculture ou d'industrie, on choisit des avocats, des magistrats, des agriculteurs, des industriels. Il y a des députés appartenant à ces diverses conditions; mais il n'y a dans le Parlement aucun député connaissant la vie de l'ouvrier, ses souffrances et capable de défendre ses intérêts. Il n'y en a en tout au moins qu'un ou deux, c'est-à-dire dans une proportion beaucoup plus faible que pour les autres fractions de la nation.

Il y a cependant du bien à faire dans l'intérêt de la masse des gens qui, ne pouvant se protéger eux-mêmes, ont besoin que la société les protège.

Il y a tout au moins à leur permettre de se protéger eux-mêmes, en leur accordant la faculté de former de ces sociétés qu'on appelle aujourd'hui syndicats. La liberté de coalition est un leurre si elle n'est pas appuyée sur la liberté de constituer à l'avance des sociétés qui permettent aux ouvriers de se préparer à la lutte. Les syndicats d'ouvriers ne sont aujourd'hui que tolérés, et en 1877, le préfet du Rhône a d'un trait de plume supprimé tous ceux de Lyon.

Ces associations sont le seul moyen de faire, pour les ouvriers, une vérité de la loi économique de l'offre et de la demande. Plus nous allons et plus l'industrie se concentre, plus le nombre des employeurs diminue plus celui des employés augmente. Un ouvrier et un patron ne sont pas dans des conditions d'égalité pour conclure le contrat de travail. Le second impose, sauf des cas exceptionnels très rares, ses conditions, et le premier les subit. Il ne peut y avoir égalité que quand tous les ouvriers d'un patron et ce patron traitent comme deux coopérateurs d'égale puissance, ayant également besoin l'un de l'autre. Or, pour cela il faut que les ouvriers puissent s'unir, s'associer, ce qui ne leur est pas permis légalement aujourd'hui.

Au nombre des questions qui intéressent les ouvriers, il y a encore la réorganisation des tribunaux de prud'hommes.

Une quatrième question est celle de la subsistance des vieux ouvriers. Une des causes qui donnent le plus d'acuïté à l'agitation des ouvriers, c'est cette incertitude du lendemain, ou plutôt cette certitude qu'ils ont neuf chances sur dix de ne pas avoir des moyens d'existence dans leurs vieux jours. On parle d'économie, l'économie est impossible pour l'immense majorité. M. Ducarre, dans son rapport optimiste, évalue le salaire moyen de l'ouvrier de Paris à 5 francs par jour et celui de la femme à 2 fr. Ces chiffres

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