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résultats obtenus et chercher enfin à dégager de l'ensemble des vues nettes sur la possibilité de mener à bonne fin cette grande entreprise.

« Quelle qu'en soit l'issue, » disait M. de Freycinet en terminant son rapport au Président de la République, « ce serait toujours pour la France un grand honneur de l'avoir tentée, et elle ne serait pas sans profit pour l'avenir auquel elle léguerait de précieux éléments. » Au point de vue commercial, on n'est point parfaitement fixé sur les ressources du Soudan que Barth, Vogel, Richardson paraissaient tenir pour assez restreintes, tandis que Gerhard Rohlf et MM. Largeau et Soleillet regardent au contraire comme fort considérables. Des lettres, écrites de Tripoli en 1866, feraient envisager au commerce européen, une fois mis en contact direct et permanent avec les marchés soudaniens, une brillante perspective. La grande foire annuelle de Ghat était très importante il y arrivait d'habitude jusqu'à 30,000 chameaux chargés de marchandises diverses provenant de l'Egypte, de Tripoli, de l'Algérie méridionale, du Fezzan, du Maroc, de Tombouctou et de tout le Soudan. Ce dernier pays renfermait des ressources qui ne demandaient que d'être exploitées pour y apporter la richesse des céréales, des laines, de l'indigo, de la poudre d'or, de l'or en lingots, des plumes d'autruche, de l'ivoire, de la cire, du séné, du benjoin, des cuirs secs et ouvrés, des peaux de bêtes pour tapis. Les négociants musulmans qui se livraient au commerce de l'intérieur de l'Afrique et qui résidaient surtout à Ghadamès, faisaient en général fortune. Les Européens en rapport d'affaires avec eux leur faisaient crédit d'une année à l'autre, et les marchands indigènes en revanche s'obligeaient à fournir aux Européens les produits de l'intérieur. Enfin, les principales marchandises européennes entrant dans le pays étaient des cotonnades, des toiles de coton dites de Malte, des draps en poil de chèvre, de la soie, des satins, des verroteries de Venise, des peignes, de petits miroirs, des papiers communs, des armes blanches, des armes à feu et de la poudre (1).

Si on attribue au Soudan l'Ouaday et le Darfour, qui sont récemment devenus des annexes de l'Egypte, et si l'on étend son aire des monts Kongs au Nil Blanc et du Sahara à la chaîne équatoriale, on délimite une vaste zone, peuplée peut-être de 40 à 50,000,000 d'habitants, pour qui la traversée de leur pays par un chemin de fer serait, au point de vue social, un bienfait immense. Car le Soudan est un des foyers les plus actifs de cette infâme

(1) Année géographique, Ve vol.

traite qui, depuis tant de siècles, ensanglante l'Afrique et qui maintient encore tant de ses populations dans la barbarie, quand par un phénomène de régression heureusement assez rare elle ne les fait point décheoir d'un premier degré de culture. Au moyen âge le bassin du Niger renfermait des empires qui n'étaient guère inférieurs, sous plusieurs rapports, à certaines principautés contemporaines de l'Europe. Les annales d'Ahmed Baba en témoignent, et les noms des Ghanata, des Sourhaï, des Melle que Barth a fait connaître attestent que de nos jours encore on peut rencontrer en ce pays des nègres purs capables de s'élever par eux-mêmes à un état social assez avancé. L'évêque protestant du Niger, M. Crowther, en est une autre preuve bien décisive : c'est en effet un nègre de pure race; il a été esclave avant de devenir chrétien et de recevoir l'instruction qui lui a permis d'évangéliser ses compatriotes, de rédiger la grammaire de leur langue et plus tard de siéger dans un synode. C'est en outre un érudit géographe et il donnait, il y a deux ans, devant la Société géographique de Londres une vue d'ensemble des conditions physiques du bassin du Niger et du bassin de la Binoué, ou mieux Bénoué, le grand affluent de gauche du fleuve. Par une particularité singulière, tandis qu'on commence à connaître passablement son cours principal, depuis sa source au mont Loma jusqu'à l'embouchure de la branche de Non dans l'Atlantique, les cartes de son delta laissent beaucoup à désirer. Mais songe-t-on à la nature particulière de ce delta et à son origine, l'étonnement cesse; c'est une plaine basse composée de sables, de marnes, de boues, apportées par les eaux du fleuve et qu'elles continuent de charrier. Elle est traversée en tout sens par des canaux qui se ramifient à l'infini, et dont les replis ont offert jusqu'ici aux bâtiments négriers un asile impénétrable. Il se développe sur une profondeur de 280 kilomètres et une largeur de 233, ou en d'autres termes embrasse une superficie de 6,244,000 hectares (1).

La commission n'a point perdu de temps pour se mettre à l'œuvre, et elle s'est saisie d'un coup de tous les éléments du problème. Dans l'ordre d'idées où elle paraît s'être placée, le chemin de fer transsaharien suivrait le tracé de la route actuelle, sauf à partir d'El-Goléah au lieu d'Ouargla, ainsi que des personnes compétentes le demandent, et de la saline d'Amagdhor il enverrait vers le nord-est un embranchement qui déboucherait sur le grand coude du Niger, dans le voisinage de Tombouctou. En même temps qu'on pénétrerait ainsi au cœur du Soudan par le nord, on y accé

(1) L'Année géographique, XVIe vol.

derait aussi par l'ouest et le sud, en s'appuyant d'une part sur le Sénégal et de l'autre sur le Gabon. Un chemin de fer est déjà décidé entre Saint-Louis et Dakkar, dont on veut utiliser le port si magnifiquement situé pour en faire la station naturelle des navires qui suivent la route d'Europe au cap de Bonne-Espérance et vice versa. On va y mettre activement la main. On en détacherait un embranchement jusqu'à Medine sur le Haut-Sénégal, que l'on pousserait plus tard jusqu'à Bamanakou sur le Haut-Niger, et l'on examinerait en dernier lieu s'il ne serait pas possible de le prolonger soit vers Tombouctou ou vers le lac Tchad.

Le Sénégal n'a été longtemps entre nos mains qu'un marché de gommeetsurtout d'esclaves. Nos départements du Midi commencent à beaucoup rechercher son huile d'arachide, qui trouve son emploi dans la savonnerie, le graissage des étoffes, l'éclairage, et qui sert même comme huile comestible soit à l'état pur, soit mélangée à l'huile d'olive. Comme tous les terrains lui conviennent, principalement les plus secs, comme elle réclame peu de soins et qu'en trois ou quatre mois sa récolte est prête, l'arachide est une culture éminemment propre à favoriser la transition de la vie vagabonde à la vie agricole chez des populations naturellement enclines à la paresse et peu persévérantes. Le cotonnier croît spontanément dans toute la vallée du Sénégal, et depuis peu d'années on le cultive à Dakar. L'indigo s'y passe de soins: il résiste à toutes les intempéries, peut donner jusqu'à trois récoltes par an et fournit une teinture du plus bel éclat. Le fer abonde, et dans son Voyage le lieutenant de vaisseau Mage raconte que les soldats d'Ahmadou, manquant un jour de balles, ramassèrent du minerai à fleur de terre et fabriquèrent en une nuit plusieurs milliers de projectiles. Les gîtes aurifères du Bambouk sont fort riches, et le massif dont ils font partie doit recéler de vastes champs d'or, à en juger par la quantité du précieux métal que, depuis quatre siècles, les indigènes fournissent aux Européens, sans autre manipulation qu'un grossier lavage.

Trois races vivent côte à côte sur ce sol: ce sont les Maures, les Européens et les Noirs; ceux-ci se divisent en une multitude de groupes que l'on peut ramener cependant à cinq grandes variétés: Les Yolofs, les Sérères, les Sarakoles, les Mandingues et les Peuls. Ces derniers, venus de l'Abyssinie vraisemblablement, envahirent la vallée du Sénégal vers le xII° siècle de notre ère, et s'y comportèrent d'abord en conquérants; mais, ils s'allièrent bientôt aux indigènes et de leur croisement est sorti un type mixte, les Toucouleurs, comme on les appelle, des mots anglais two (deux) et colour (couleur). Eux-mêmes, par leur teint rougeâtre, leur front 4. SÉRIE, T. VIII.

15 octobre 1879.

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proéminent se rapprochent plutôt du type sémitique que du type noir, auquel les rattache seulement leurs cheveux laineux, et paraissent des témoins, comme on dit en langage ethnographique, de cette formation sinon blanche, du moins métisse, dont les voyageurs suivent la trace avec surprise non seulement dans l'Afrique du Nord, mais encore dans celle du Sud, chez les Cafres et les Saouhélis. Longtemps nos négociants montrèrent du mépris aux nègres; ils se mirent même contre eux avec les Maures et s'attirèrent leur haine par une opiniâtre opposition à l'abolition de l'esclavage. Celui-ci aboli, cette haine s'est émoussée et un libre commerce a rapproché les deux races. D'intelligentes mesures politiques, dont l'initiative revient surtout au général Faidherbe, qu'on peut bien appeler le deuxième fondateur de la colonie, sont venues activer ce rapprochement et le fortifier. Plusieurs et belles provinces, l'Oualo, le Dimar, le Rio-Nunez et la Mellacorée, — se sont données à nous. Le bassin entier du Sénégal est placé sous notre action immédiate et elle a pénétré dans celui du Niger. Le commerce extérieur enfin, qui dans la période décennale 1826-1836 ne représentait que 7,000,000 de francs, est parvenu, par des bonds successifs, à 10, à 12, à 14 et finalement à 20,000,000 de francs.

Quant au Gabon, il servira de base d'opérations pour la reconnaissance du pays encore inexploré qui s'étend entre le Congo et le Benoué. On ferait partir de Libreville une voie ferrée; elle suivrait l'équateur en remontant l'Ogôouée, traverserait ce cours d'eau à Lope et atteindrait le Congo dans [son bassin moyen. Elle s'arrêterait là provisoirement, jusqu'à ce qu'on ait pu jalonner la direction à lui donner de façon à lui faire rejoindre, sur les bords de Benoué, les prolongements de la ligne transsaharienne et de la ligne sénégalienne.

IV

Ce sont là de grands, de beaux projets. Nul ne saurait prédire dès à présent qu'ils s'exécuteront un jour, ou bien qu'au contraire, ils seront arrêtés dans leur germe par des impossibilités techniques, ou encore par quelques-unes des complications sans cesse renaissantes de cette politique européenne qui a perdu son centre de gravité, et à qui les ambitions princières et la folie des peuples ne permettront point par malheur de le reprendre, c'est fort à craindre, sans quelque nouvelle secousse. Avons-nous besoin d'ajouter que nous aimerions, avec tous les économistes et les philanthropes, à soulager notre esprit du poids de ces pressentiments sinistres et qu'il nous plairait d'autant plus de voir la locomotive franchir le désert saharien et siffler le long des grands lacs de l'Afrique équa

toriale, que cette fois du moins elle traînerait derrière soi non des instruments de ruine et de carnage, mais des ballots de marchandises, avant-garde de la civilisation et du progrès? Pendant plus de trois siècles la cupidité des blancs a été pour le continent noir une source d'immense désolation. Qu'aujourd'hui leur commerce aidé par leur science s'attache à réparer les maux dont il a été jadis l'artisan, ce ne sera que justice, et la compensation pour être tardive n'en sera pas moins la bienvenue de ces pauvres Africains, longtemps pourchassés comme la bête fauve et comme elle demandant merci, mais sans l'obtenir.

AD.-F. DE FONTPERTUIS.

HISTOIRE DE LA POPULATION (

(1)

LES ÉGYPTIENS

« La force des États, a dit Rossi, ne se mesure pas seulement au nombre des hommes (2). » L'Égypte en offre la preuve.

L'histoire de ce pays nous apprend que les rapides conquêtes et les travaux si remarquables dont on garde le souvenir ont été surtout le résultatd'une direction éclairée, et que c'est moins au chiffre de la population qu'à une politique habile ainsi qu'à une organısation sérieuse que cette contrée doit sa grandeur.

I. On est d'accord pour fixer le chiffre de la population de l'Égypte à 7 millions environ d'habitants; tel est le nombre que donnait Diodore (3) sous Jules César. Un siècle plus tard, sous le règne de l'empereur Vespasien, Josèphe parlait de 7 millions 1/2, sans compter Alexandrie qui comptait certainement 700,000 habi

(1) V. Joseph Lefort. La population à Rome (Journal des Economistes, 1870, t. XX, p. 190), et la population chez les Hébreux (ibid, 1871, t. XXI, p. 82). (2) Introduction au Principe de la population, de Malthus (édit. de M. Joseph Garnier), p. xxx1-15.

(3) Diod., I, 1.

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