Page images
PDF
EPUB

D'après les évaluations les plus exactes, notre richesse mobilière et immobilière se monte à 150 milliards; l'ensemble de nos dépenses atteignant 5 milliards, une somme correspondant à la vingthuitième partie de notre capital serait ainsi chaque année prélevée par le fisc. C'est énorme, et combien cependant la fortune nous est-elle restée favorable! A peine établies, nos perceptions se montrent, d'exercice en exercice, plus productives; aux recettes inattendues des impôts accoutumés se joignent les recettes inespérées des impôts qui n'avaient pas encore été expérimentés. Sous la faux du Trésor ne cessent de tomber des récoltes que rien ne faisait soupçonner.

Voulez-vous vous rendre compte des augmentations de recettes dont nous avons disposé, considérez l'incessante et si remarquable gradation, en ces dernières années, du produit de nos impôts directs et indirects et de notre taxe des valeures mobilières :

[blocks in formation]

Toutefois le revenu des valeurs mobilières s'est affaibli depuis deux ans, et pendant les premières semaines de cette année les rentrées des contributions directes, chose presque inouïe, se sont affaiblies. Ce sont là de sérieux avertissements surtout au milieu de la longue et grave crise industrielle que nous traversons. Ne revenons pas à l'administration financière de la Hollande du xvin® siècle, si désireuse de satisfaire aux demandes répétées du fisc et si peu soucieuse des nécessités du travail; nous arriverions au même résultat. Si nous partageons la pensée favorite de Frédéric II que la richesse publique reçoit les plus heureux développements de la circulation que lui impriment les percepteurs et les fournisseurs, nous devrions au moins nous rappeler que, si peu versé qu'il fût dans la théorie économique des consommations reproductives et improductives, ce roi sut imposer au gouvernement prussien une mesure, une économie, une prévoyance financière dont il ne s'est depuis jamais départi. La règle de Molière sur les ressemblances à prendre et à repousser sera toujours de mise. Pourquoi ne pensons-nous donc à la sagesse et à l'épargne qu'aux veilles ou aux jours d'élection? Quel cas nous en faisons le lendemain!

Les recettes du budget de 1880 ont été calculées, suivant l'usage, sur celles de 1878, abstraction faite des impôts supprimés durant cette année, comme l'impôt sur la petite vitesse, ou qu'on a cessé de percevoir au commencement de janvier 1879, comme l'impôt sur la chicorée et les huiles, ou enfin qui doivent être abolis dans le cours de 1880, comme les deux tiers du droit de timbre sur les effets de commerce. Il résultera de ces différentes suppressions une diminution, par rapport aux rentrées opérées en 1878, de 37 millions et demi. On a pareillement tenu compte d'un produit exceptionnel de 4 millions payés à l'importation des blés, que l'insuffisance de la récolte avait rendue nécessaire; mais ce produit sera certainement plus que doublé l'année prochaine, et l'on avait aussi proposé quelques dégrèvements, se montant à 5 millions 617,000 francs, sur les patentes, sur le droit du dixième des voitures publiques et sur le droit de timbre des mandats de poste. Le dégrèvement proposé sur les deux dernières classes de patentés entraînait une diminution de 3,570,000 francs, la suppression du timbre des mandats de poste en valait une de 1 million de francs, et la réduction du droit sur les voitures publiques en fournissait une de 1,047,000 francs. C'étaient assurément de bien faibles allégements, eu égard aux surcharges que nous subissons; d'autant que 53 millions étaient ajoutés, pour 1880, aux dotations inscrites au budget en faveur de l'armée et de quelques autres services publics.

Il est heureux que, sous la pression de la commission du budget, M. le ministre des finances ait consenti à étendre, quoique timidement encore, ses premières propositions. Au dégrèvement promis aux dernières classes de patentés, il en a ajouté un autre, au profit de tous les patentés, qui portait le dégrèvement total à 25 millions; soit, si l'on tient compte de la plus-value normale qui se manifeste chaque année dans le produit des patentes, un sacrifice de 18 millions pour le Trésor. Il a, en outre, proposé une péréquation par dégrèvement du principal de l'impôt foncier, qui ne se résoudra toutefois pour 1880 qu'en un crédit supplémentaire de 1 million, destiné à préparer la statistique qui servira de base à ce dégrèvement. Cette mesure, fort contestable au point de vue de la péréquation de l'impôt foncier, que les faits, les contrats de tous les jours procurent bien plus sûrement que des lois ou des mesures d'exception ne le feront jamais, est-elle d'ailleurs possible sans d'énormes dépenses et de grands dommages? Je ne le pense pas, et tous ceux qui savent ce que coûterait et ce qu'entraînerait la réfection du cadastre ne le penseront pas plus que moi. Il aurait été de beaucoup préférable, dans l'intérêt de la propriété et de la production, d'opérer

la diminution des droits d'enregistrement et de timbre, si nuisibles et si prodigieusement exagérés parmi nous. Toujours est-il que, malgré nos nouveaux dégrèvements, le budget de 1880 restera le plus élevé que nous ayons eu jusqu'ici. Un prélèvement aussi considérable ne s'explique que par la merveilleuse extension, le surprenant essor de l'industrie, qui, munie des connaissances actuelles et des instruments les plus perfectionnés, pourvue de toutes les facilités de transport et d'échange, disposant d'abondants produits métalliques et de nombreuses institutions de crédit, sous des lois plus équitables et au sein de meilleurs usages, répand sur tous les peuples ses largesses et sa fécondité.

La simple lecture du tableau de répartition du budget ordinaire des dépenses entre les différents ministères interdirait d'affirmer, ainsi qu'on le fait souvent, qu'il n'est d'économie sérieuse à réaliser que sur le ministère de la guerre. .Si nombreuses qu'aient été nos révolutions, aucune encore n'a restreint, en France, le nombre des fonctions et la somme des traitements. Le mot de lord Chesterfield est toujours vrai, nous faisons des révolutions, mais nous ne savons pas faire de réforme. Mmo de Staël disait peutêtre mieux encore: Il y aura des révolutions en France tant que chaque Français n'aura pas une place. Mais il n'est pas douteux, ce même tableau le prouve, que le ministère de la guerre ne soit de beaucoup le plus exigeant. Il absorbera, en 1880, 150 millions de plus qu'à la fin de l'Empire. Cependant, si nous avons à compter avec notre position continentale, nos gloires militaires, la nouvelle organisation des armées, n'avons-nous pas à compter aussi avec notre absolu besoin de paix et notre présente condition économique et financière? Qui croirait que nous n'ayons pas sacrifié aux trompeuses et funestes apparences en augmentant si précipitamment nos troupes, en couvrant notre territoire de casernes et nos frontières de forteresses? Nous étions des vaincus impitoyablement traités, notre dignité, autant que notre intérêt, était de nous en remettre sans partage au travail et à l'épargne, qui réparent toutes les ruines et relèvent de tous les abaissements. La Prusse n'a certainement pas négligé son armée, ni ne consentirait à ce qu'elle fût inférieure à la nôtre, et elle y consacre 200 millions de moins que nous. C'est là, du reste, à peu près la réduction que réclamait très raisonnablement l'un de nos meilleurs généraux, le général Faidherbe, en 1871, dans le projet de budget qu'il avait dressé.

J'ai peine à croire, je l'avoue, que ces multitudes armées, disséminées, tant elles sont nombreuses, jusque dans nos plus petites villes, composent de meilleures troupes que celles que nous possé

dions autrefois. Et quelles pertes impose un tel ordre de choses à la production nationale, quelles habitudes d'oisiveté et de débauche il répand au milieu des populations! On se plaint de l'abandon des campagnes, et comment n'aurait-il pas lieu? Interrogez tous les hommes mêlés à la vie publique, ils vous répondront qu'en quittant son régiment chaque soldat n'aspire plus qu'aux fonctions publiques et qu'au séjour des villes. C'est à toute époque de libération un nouveau flot qui s'éloigne du libre travail, surtout du libre travail agricole. Puisque la paix nous est absolument nécessaire, renonçons au plus vite, sans prétendre pour cela à l'indifférence des dieux de Lucrèce, à des dépenses aussi exagérées et dont les résultats sont aussi funestes.

Le budget du ministère de la guerre ne comprend au surplus qu'une partie de nos crédits militaires. Dans son message du 7 décembre 1871, M. Thiers disait, en condamnant les budgets extraordinaires « Il restait à construire le budget vraiment normal que nous avions promis. Nous avons bien eu garde, dans ce travail, de revenir à l'artifice des budgets extraordinaires, au moyen desquels on dissimulait de 120 à 150 millions de dépenses annuelles, que l'on qualifiait d'extraordinaires.... Ainsi donc, sans renouveler à aucun degré l'artifice des budgets extraordinaires, nous avons ouvert un compte de liquidation ayant pour objet de réparer les désastres de la guerre, et dont le passifsera d'environ 400 millions, sans nous livrer à aucune illusion. » En s'exprimant ainsi, M. Thiers faisait peut-être preuve d'habileté politique, mais il devait singulièrement sourire de la naïveté financière qu'il supposait à ses auditeurs. Que pouvait être le compte de liquidation, sinon un budget extraordinaire, et que sont devenus les 400 millions. appréciés sans illusion? M. Magne avait tort de se croire obligé, quelques années plus tard, à justifier avec une dédaigneuse hauteur les budgets extraordinaires de l'Empire, de même que M. d'Audiffret Pasquier était loin de la vérité lorqu'il déclarait, dans l'une des dernières séances de l'Assemblée nationale, qu'on serait entraîné à porter le compte de liquidation à 1 milliard 35 millions. Sans y avoir mis fin, nous y avons en ce moment consacré plus de 2 milliards 500 millions. Ce qui ne doit pas moins surprendre qu'une pareille somme, c'est l'oubli de toute justification de son emploi. Serait-ce trop de défiance que d'imaginer qu'elle n'est pas en entier représentée par le matériel de guerre qu'elle a procuré? Il ne faut pas abuser de la théorie de circulation de Frédéric II, si commode qu'elle paraisse. Quelque indiscrétion est toujours à craindre; on en a eu la preuve lors de la dernière discussion du budget à la Chambre des députés.

Cet interminable compte de liquidation, qui dure depuis près de dix ans, fait maintenant partie, sous la troisième forme qu'il a reçue, du budget sur ressources extraordinaires, créé par M. Léon Say. Budget qui, pourvu par l'emprunt au lieu de l'être par l'impôt, s'est monté, en 1879, à 460,674,566 francs, dont 3,500,000 francs pour des travaux publics en Algérie, 187,160,000 pour reconstruction du matériel de guerre, 21,190,000 pour reconstruction du matériel de la marine, et 248,000,000 pour travaux publics en France. En 1880, le même budget, provenant en grande partie des crédits non dépensés et non réalisés cette année, est ainsi réparti 14 millions pour l'Algérie, 356 millions pour le matériel de guerre, 41 millions pour celui de la marine, et 615 millions pour travaux publics.

Le budget de la marine suit à peu près depuis de longues années, depuis 1830, la même progression que le budget de la guerre. Notre marine militaire ne mérite certainement pas moins que notre armée notre admiration et notre reconnaissance; mais on ne s'acquitte pas de telles dettes par d'exagérés et d'inutiles crédits. Les services qu'elle rend maintenant n'autorisent aucun accroissement de charges; on pourrait très utilement les réduire. Pourquoi pareillement avoir augmenté les dépenses des ministères des affaires étrangères, du commerce et de l'agriculture, de la justice, des finances, de l'intérieur? Je ne dis rien des récents ministères des beaux-arts et des postes et télégraphes, créés, au su de tout le monde, en vue de leurs titulaires bien plus qu'en vue des nécessités publiques. Il se faut d'autant moins applaudir de cette innovation, que les attributions et le personnel de toute nouvelle administration tardent toujours peu à s'étendre. On n'est pas dans les places pour se reposer, disait Le Tellier; on le voit de reste à l'empressement de chaque chef de service à s'entourer d'agents et à réclamer des crédits. Mais quels chefs-d'œuvre vont naître sans doute dans les arts, et quels perfectionnements s'obtiendront dans les correspondances et les dépêches! Les contribuables seuls se plaindront peut-être; mais il y a longtemps qu'ils y sont habitués et qu'on les laisse se plaindre. Nous sommes loin, il sied de le reconnaître, du Budget républicain de Bastiat, qui supprimait plusieurs ministères et restreignait tous les autres. Je ne sais si c'est pour cela qu'on reproche sans cesse aux économistes de trop rabaisser le rôle de l'Etat. On a toutefois de singuliers moyens de le relever, puisqu'ils valent tous les quinze ou vingt ans une révolution.

Cependant la république, ce gouvernement du pays par le pays, selon qu'on l'affirmait, semblait devoir, en réduisant les fonctions

« PreviousContinue »