Page images
PDF
EPUB

bois, comment ose-t-on risquer de le modifier par les semis entrepris sur toutes nos côtes et la plupart de nos montagnes? Les semeurs peuvent cependant nuire autant sous ce rapport que les bûcherons.

Quand à l'élévation de quelques-uns de nos impôts les moins préjudiciables, en vue d'abaisser ou d'abolir les plus fâcheux, quelles plaintes naîtraient, par exemple, d'une raisonnable aggravation de la taxe des valeurs mobilières et de celle sur les alcools? La première, ce n'est pas douteux, est extrêmement légère, et l'accroissement de la contribution des alcools serait en elle-même un bienfait, si elle arrêtait le débit de cette détestable boisson. Le prix de l'alcool a beaucoup diminué depuis une trentaine d'années, grâce à la distillation de la betterave, du cidre, des grains, et le produit qu'en retirent plusieurs pays est infiniment supérieur à celui que nous en obtenons, sans nul dommage pour la vente. Ainsi, tandis qu'il ne payait en 1871, chez nous, que 150 francs par hectolitre, décime compris, il payait 280 francs en Angleterre, à peu près autant aux Etats-Unis, et davantage en Russie. Comme nous en consommons près d'un million d'hectolitres par année, nous aurions eu un excédant de revenu de 130 millions en adoptant la taxe anglaise ou américaine. Et cet excédant aurait été plus considérable encore si nous avions remplacé le mauvais mode de taxation de l'exercice par des droits de patente ou de licence des débitants, semblables à ceux des peuples d'Europe et d'Amérique les mieux administrés. Cette simple réforme de l'exercice permettrait de réduire au moins d'un tiers nos frais de perception des contributions indirectes, de moitié plus élevés que ceux de l'Angle

terre.

Pour moi, je souhaiterais notamment que l'accroissement de la taxe des alcools coïncidât avec la diminution de la taxe des vins, si nécessaire, si urgente, et au point de vue politique, et au point de vue économique. La culture de la vigne, qui couvre une immense surface de notre sol, sans cesse étendue malgré le phylloxéra, semble partout effectivement porter avec elle des sentiments d'opposition et de révolte, grâce aux impôts dont elle souffre. C'est à cause aussi de cela qu'on se devrait hâter d'abolir l'exercice, qui n'est en réalité qu'une monstrueuse inquisition, une violation permanente du domicile. J'ajoute que la taxe des vins se lie intimement, en France, aux taxes d'octroi, profondément iniques et dispendieuses elles-mêmes. Il est singulier que nous ne le sachions pas, nos impôts ne sont pas seulement les plus lourds du monde. entier, plusieurs sont également les plus gênants et les plus arriérés. C'est qu'en chaque carrière le poteau d'arrivée reste bien éloigné,

quand, au mépris de toutes les indications de la science et de l'expérience, l'on ne se laisse guider que par la routine et l'igno

rance.

III

La dette publique tient une trop grande place dans notre budget pour que je la puisse oublier. Elle s'élève à plus de 26 milliards, en obligeant à un payement d'arérages annuels pour la seule dette consolidée de 747 millions 228,484 francs. Nous sommes loin, on le voit, des 161 millions 466 mille livres qui suffisaient pour s'acquitter envers les rentiers avant 1789, suivant le compte rendu de Necker. Nous sommes loin surtout des 42 millions que nous devions après la banqueroute des deux tiers, unie à l'annulation des rentes mainmortables, de celles des émigrés et de celles échangées contre les domaines nationaux, comme des 63 millions de la fin du premier Empire, ou même des 170 millions, malgré l'indemnité des émigrés, de la fin de la Restauration. C'est là le plus sûr résultat de nos guerres et de nos révolutions, qui ne nous coûtent pas seulement, hélas! des pertes d'argent. Depuis 1870, l'emprunt Morgan, traité directement avec une des grandes maison de banque de Londres, et les emprunts de notre libération, de 2 et de 3 milliards, contractés par souscriptions publiques, sont venus s'ajouter aux inscriptions de notre grand-livre, sans préjudice de plusieurs autres emprunts particuliers et de nombreuses annuités.

Les souscriptions publiques, qu'on tient pour le mode le meilleur et le plus récent d'emprunter, proviennent d'une pratique fort ancienne et détestable. Ce n'est guère qu'une parade jouée à grands frais par des gouvernements embarrassés. Elles permettent, pour parler le langage accoutumé, de se soustraire aux fourches. caudines des banquiers. Mais les banquiers sont les seuls grands détenteurs des capitaux, les seuls habitués importants des marchés de crédit; comment s'en passerait-on? Ils sauront toujours s'imposer, en se vengeant des difficultés ou des dommages qu'on tentera de leur créer. Il n'est aucun emprunt un peu considérable qui se puisse décider sans leur concours. C'est d'autant plus inévitable avec les souscriptions publiques, qu'il faut alors demander vingt, quarante fois, comme il en a été parmi nous, cent fois, comme dernièrement en Russie et en Portugal, la somme qu'on désire obtenir. Ces souscriptions entraînent, d'autre part, avec d'énormes dépenses, des classements très longs et très difficiles. D'après d'intéressants tableaux publiés par M. Magne, en 1873, l'emprunt impérial du mois d'août 1870, contracté de cette façon,

a contraint à 6,623,373 francs 75 centimes de frais, pour procurer au Trésor 804,572,181 francs; l'emprunt dit des 2 milliards, dont le produit brut a été de 2,225,994,045 francs, a coûté 82,671,196 francs 38 centimes de frais, et l'emprunt dit des 3 milliards, qui a procuré, ses autres charges aussi comprises, 3,498,744,639 francs, a vu ses frais s'élever à 84,739,343 francs 34 centimes.

De pareils emprunts obligent surtout à abaisser démesurément les taux d'émission, afin d'en assurer le succès. Qui ne se rappelle que l'émission de l'emprunt de 3 milliards s'est faite au taux nominal de 84 francs 50 centimes, ou au taux réel de 80 francs 70 centimes, pour les rentes libérées, lorsque l'emprunt de 2 milliards, de l'année précédente, se cotait déjà 91 francs à la Bourse? Ces deux emprunts augmentés de la somme nécessaire au service des arrérages pendant le temps de leur recouvrement et des charges d'escompte, de commission, de change, de transport, de négociation, qui se seraient, de leur côté, beaucoup amoindris avec une autre façon d'agir, nous sont revenus à 724 millions de frais supplémentaires. Quels risques, quels périls tout ensemble ont été imposés à notre richesse et à notre industrie par une semblable et si considérable affectation de capitaux! Les secours amoindris du travail, les ventes précipitées des rentes, la soudaine extension des billets de banque, portés de 2 milliards 800 millions à 3 milliards 200 millions, de peur d'un trop haut renchérissement des métaux précieux, nous ont certainement causé de très grands maux; mais c'est un prodige qu'il n'ait pas été plus désastreux. On pourrait presque répéter de chacune des opérations auxquelles ont donné lieu ces emprunts, ce que M. Léon Say disait des négociations de change qui les ont suivis pour les payements faits à la Prusse : «La solution de ce problème n'est devenue probable que par sa réalisation. » 4 milliards 151 millions ont, en effet, été payés en simples traites, contre 512 millions en espèces, et à la fin de cette opération gigantesque il n'en restait pas moins à la Banque un encaisse métallique excédant 700 millions, sans que ses billets eussent à peine subi, durant cette redoutable épreuve, une passagère et légère dépréciation. Quand le crédit avait-il encore montré une pareille puissance? Tout en condamnant les souscriptions publiques et en sachant combien sont fictifs les chiffres qu'elles donnent, il n'en est pas moins juste de remarquer que les engagements pris envers notre Trésor démontraient la confiance et l'estime que nous continuions à inspirer. Ça été notre première assistance, comme la première main qu'on nous ait tendue pour nous retirer de l'abîme.

La plus grande faute commise, au sujet de nos emprunts de libération, c'est, après leur mode de souscription, leur émission à un taux nominal supérieur au taux véritable. Comment, à cet égard surtout, avons-nous sacrifié les enseignements tant de fois. répétés de la science et nous sommes-nous soustraits à la récente et si décisive expérience des Etats-Unis ? Pourquoi n'avoir, pas emprunté à 6, à 7 pour 100, s'il était nécessaire, en n'écrivant sur notre grand-livre que les sommes réellement reçues? Le produit de notre dernier emprunt a été de 3,498,744,629 francs, et il yest porté pour 4,014,526,200 francs, sans que l'intérêt que nous payons soit en rien moins élevé que celui que nous aurions dû. « J'emprunterais, si j'étais réduit par la nécessité, à de gros intérêts, tant qu'on voudra, disait à la fin de sa carrière le baron Louis, à 6,7, 8, 9 et même 10 pour 100, mais jamais avec augmentation de capital, parce que dans les temps meilleurs je rachèterais avec l'amortissement, tandis qu'au contraire avec un intérêt modique et un capital immense je ne pourrais jamais racheter et finirais par succomber ». A mesure que le crédit se raffermit, des conversions plus ou moins rapprochées permettent de réduire les lourds intérêts acceptés d'abord. Les Etats-Unis n'ont plus maintenant que des rentes à 4 1/2 et à 4 pour 100, après en avoir eu à 5 et à 6. C'est folie que de renoncer dans la détresse aux bénéfices de la prospérité. Tous les économistes ou tous les financiers de la GrandeBretagne se sont plaints de voir la dette anglaise augmentée par les emprunts de 1793 à 1816, de 7 milliards qui n'ont jamais été touchés. C'est que ces emprunts aussi, presque tous effectués en 3 pour 100, ont été majorés, suivant l'expression consacrée, de 58 pour 100. Chose singulière, le mieux conçu de nos emprunts est celui qui s'est effectué dans les plus fâcheuses circonstances et par les administrateurs les moins autorisés, l'emprunt Morgan. Il ne faut regretter à son égard que les 42 millions versés par ses souscripteurs, portés à la charge du Trésor et qu'il n'a jamais encaissés. Une baguette magique les a sans doute transportés dans quelques autres coffres privilégiés et cachés.

L'emprunt Morgan, celui qui l'a précédé et nos deux emprunts de libération ne sont pas les seuls, je n'ai plus à le rappeler, que nous aient valu la guerre et la révolution de 1870. Malgré l'élévation de nos contributions, ils atteignent dans leur ensemble une somme plus rapprochée qu'on ne le supposerait des dépenses qui nous sont incombées. Voici la liste de ces emprunts, contractés de 1870 à 1873.

1° Emprunt de 750.000.000 (loi du 23 août 1870), qui a produit avec

son complément.....

2° Emprunt de 250.000.000 (decret du 25 octobre 1870), qui a produit..

30 Emprunt de 2 milliards (loi du 20 juin 1871), qui a produit .....

4° Emprunt de 3 milliards (loi du 15 juillet 1872), qui a produit.....

5° Emprunt fait à la Banque de France (loi du 20 juin 1871), moins les 60 millions avancés au Trésor par la Banque en 1857.....

60 Emprunt fait à la Compagnie du chemin de fer de l'Est (loi du 18 mai 1871)......

70 Indemnités à payer en annuités aux dépar

tements et aux communes.....

8° Indemnités payées en annuités pour dommages causés par le génie militaire......

9o Aliénation des restes de la caisse d'amortissement..

10° Aliénation des rentes de la dotation de l'armée (évaluation donnée dans le rapport officiel de M. Magne)......

Total........

[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small]

On sait que l'emprunt fait à la Banque vient d'être soldé par un dernier remboursement de 64 millions 700 mille francs. Mais le ministre des finances s'est, en l'annonçant, hâté de faire remarquer que l'annuité due jusqu'ici à la Banque re deviendrait pas pour cela disponible. Elle s'appliquera surtout au service des intérêts du 3 pour 100 amortissable, créé pour subvenir aux travaux proposés par M. de Freycinet. Cette annuité, fixée d'abord à 150 millions, figurait dans le budget de 1879 pour 32,979,000 fr. au chapitre du 3 pour 100 amortissable, pour 20,850,000 francs au compte de liquidation, et pour 85,808,000 francs au chapitre du remboursement de la Banque.

En 1880, les travaux compris dans le plan de M. de Freycinet, qui ne sont guère encore qu'à l'étude, ont difficilement absorbé les 615 millions qui y sont destinés. Il faut en outre de toute nécessité clore le compte de liquidation, ce tonneau des Danaïdes si soigneusement gardé sous d'épaisses ombres; et ne pût-on disposer

(1) V. un pareil tableau dans le Traité de la science des finances, de M. LeroyBeaulieu, t. II, p. 458.

« PreviousContinue »