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montré la situation précaire faite aux ouvrières par leur salaire dérisoire et cité cet aveu de M. Ducarre, le rapporteur de l'enquête de 1872: « Ce n'est qu'à titre d'employée ou d'entrepreneuse que la femme peut subvenir à ses besoins.» On impose souvent aux ouvrières des journées d'une durée excessive. A Anduze, il y a quelques années, elles firent une grève pour obtenir que la journée, qui durait de 4 heures du matin à 8 heures du soir, ne commençât qu'à 5 heures. Le travail des femmes les empêche de remplir les devoirs de la maternité; l'allaitement est rendu très difficile. La mortalité des mères et des enfants est considérablement accrue par les relevailles trop prématurées et surtout par le retour trop hâtif à l'atelier. Un grand industriel philanthrope d'Alsace, M. Jean Dolfus, paie le salaire de ses ouvrières pendant six semaines après leur accouchement, pour qu'elles restent chez elles à se remettre et à soigner leur enfant. Il a en outre fait établir, à côté des ateliers, une crèche où les enfants sont gardés et où les mères nourrices vont de temps à autre leur donner le sein. De tout cela, M. Dauthier conclut que la place de la femme n'est pas à l'atelier, mais au foyer domestique, et que son travail doit consister à faire son ménage et à donner ses soins à ses enfants et à son mari. Il signale les graves inconvénients des machines à coudre; le mouvement continuel du pied provoquant de sérieuses maladies chez beaucoup de femmes. Les couvents, les ouvroirs font, en outre, une concurrence désastreuse aux ouvrières laïques et libres. On dit que dans les ouvroirs et les couvents les jeunes filles apprennent une profession. Dans la plupart des cas cela n'est pas vrai. On emploie les jeunes fille à une fonction infinitésimale du travail, qu'elles savent faire presque immédiatement, et quand elles sortent, elles sont incapables d'entrer dans un atelier ordinaire.

La conclusion de M. Dauthier est que le père de famille doit gagner assez pour faire vivre sa famille. Pour cela, il faut que l'ouvrier fasse augmenter son salaire actuel. Par suite, l'orateur a conseillé aux femmes de ne pas détourner leurs maris des syndicats et associations analogues.

M. Delfaud, typographe de Bordeaux, est du même avis que M. Dauthier. Il exprime d'ailleurs sur ce point ce qu'on pourrait appeler l'opinion typographique. La femme, selon lui, ne doit pas travailler. Elle n'est employée par les industriels que pour avilir le salaire des hommes. On invoque la situation des femmes célibataires ou veuves la femme doit être mariée, d'ailleurs les corporations doivent créer des assurances pour les veuves et les enfants de ieurs membres. Quant aux femmes mal mariées, le

divorce résoudrait la question. M. Delfaud ne repousse pas absolument les droits politiques des femmes, mais il croit qu'il serait dangereux de les accorder aujourd'hui. Il faut d'abord donner aux femmes une instruction qui les mette en état d'user intelligemment de ces droits.

M. Béghin a fait un tableau très sombre de la situation des ouvrières employées dans l'industrie des toiles à Armentières. Ces ouvrières travaillent dans les conditions les plus malsaines. L'orateur a cité un passage du Traité de l'assainissement des manufactures, par M. de Freycinet, aujourd'hui ministre, passage visant justement le filage au mouillé pratiqué à Armentières. L'éminent ingénieur demande qu'une loi oblige les industriels à prendre certaines précautions, comme le fait une loi anglaise. Le travail des femmes dans les ateliers est de douze heures. Il faut, en outre, tenir compte que lorsqu'elle quitte l'usine la femme n'a pas fini sa journée de travail; elle a son ménage à faire, ses enfants à soigner, le linge à raccommoder. A Armentières, s'il faut en croire M. Béghin, l'ouvrière qui s'occuperait de son ménage le dimanche au lieu d'aller aux offices serait signalée aux industriels et renvoyée. Une grande cause de démoralisation, c'est le travail des deux sexes dans les mêmes ateliers, les repas pris en commun au cabaret. Les jeunes filles perdent bien vite, à cette vie, tout ce qui fait le charme de leur sexe; elles ont la voix rauque, le geste masculin; leur jeunesse dure peu et elles sont déformées avant l'âge. M. Béghin se plaint, lui aussi, de la conduite des patrons et des contre-maîtres envers les jeunes filles. La femme devrait être au foyer, conclut l'orateur, c'est là qu'elle devrait (travailler. Mais comment, étant données les exigences de l'industrie? M. Béghin fait appel aux inventeurs pour trouver des machines et des forces motrices qu'on puisse introduire dans les logements d'ouvriers. En attendant, il faudrait diminuer les heures de travail et relever les salaires.

M. Bernard, de Grenoble, un collectiviste-révolutionnaire-anarchiste, partisan de la suppression de l'Etat, s'est prononcé pour l'égalité des droits de la femme et de l'homme, mais pas immédiatement.

Plusieurs femmes ont également pris la parole. Mme Tardiff a raconté l'histoire de la femme, qui, enfant, soigne ses petits frères et reçoit à peine de l'instruction. Jeune fille, elle apprend un état qui ne peut la faire vivre et est exposée à des dangers continuels par suite de la différence des morales enseignées aux jeunes gens et aux jeunes filles. Mariée, la femme est physiquement et intellectuellement placée dans une situation d'infériorité envers son mari.

Mme Chançard, de Lyon, a dit que dans cette ville le salaire moyen des femmes est de 75 centimes à 1 fr. 25 c. par jour.

Mme Grave, également de Lyon, a réclamé des droits politiques pour les femmes comme Mlle Auclert.

Un seul orateurs'est mis ouvertement en opposition avec les partisans des droits politiques pour les femmes. Il se nomme M. Cival. Il avait préparé un énorme mémoire, écrit et lu sur un ton emphatique. Au bout de vingt minutes de lecture, M. Cival n'en était qu'au préambule et il réfutait doctement M. Emile de Girardin. Il était minuit passé. Le congrès s'est alors impatienté. Un membre du bureau a lu une déclaration de la chambre syndicale des ouvriers bijoutiers de Marseille, que M. Cival représentait, par laquelle celle-ci désavouait son délégué. Après avoir bataillé un quart d'heure et essayé d'obtenir sa grâce en sautant de nombreux feuillets de son volume, M. Cival a fini par descendre de la tribune en protestant. On ne le revit plus, croyons-nous, au congrès. C'était, paraît-il, le résultat de vingt ans de méditations et de travail que le congrès a écarté ainsi par un vote brutal. Il est vrai que l'on eut dû rester en séance jusqu'au lendemain matin pour entendre jusqu'au bout cette œuvre savante.

La quatrième séance a été marquée par une innovation : la présidence conférée à une femme. Cette femme a été naturellement Mlle Hubertine Auclert. Dans les précédents congrès, de Paris et de Lyon, les femmes avaient été admises comme orateurs, assesseurs, secrétaires, mais le sexe barbu s'était réservé un dernier privilège, la présidence. A Lyon, on proposa, il est vrai, une présidente, mais elle ne fut pas élue. Il faut dire qu'à Lyon aucun délégué féminin ne se distingua comme Mlle Auclert à Marseille. Il y eut cependant quinze voix contre l'établissement de l'égalité complète de la femme et de l'homme.... dans le congrès. Le pas n'en a pas moins été franchi. Mlle Auclert, très habile, s'est empressée de prendre acte de ce progrès en remerciant l'assemblée. Ajoutons que, pour rendre le fait durable, elle s'est efforcée de présider le mieux possible, et, en somme, ele a été sinon le meilleur, du moins le moins mauvais des douze présidents qui se sont succédé.

Cette même séance a été marquée par un début et une rentrée. Le début a été celui de M. Roche, le délégué bordelais élu par une réunion publique; la rentrée a été celle de M. Finance, ouvrier peintre en bâtiments de Paris, membre de l'école positiviste, qui reconnaît pour chef M. Laffite et qui excommunie M. Littré. M. Roche est un orateur ou plutôt un acteur et non un liseur.

Il connaît l'art de la mise en scène et soigne ses effets. Comme profession, c'est un ouvrier graveur; comme antécédents, il a été le pilote de M. Blanqui lors de la candidature de celui-ci à Bordeaux. Lorsque M.Roche est monté à la tribune, qu'il a enlevé et placé sur la table des secrétaires la lampe qui avait servi à ses prédécesseurs, il a produit une véritable impression. M. Roche parle et il parle bien, correctement, même trop correctement, car on pourrait supposer qu'il débite un discours appris. Il excelle dans la période ronflante, dans l'image et l'opposition des tableaux et des idées. Il présente admirablement le riche repu et le pauvre père de famille mourant de faim. Le tout assaisonné de cet accent gascon qui prête si merveilleusement à l'éloquence et produit un effet prodigieux sur un auditoire populaire.

Malheureusement, cet orateur paraît manquer de souplesse et n'avoir qu'une corde à son arc: les quatre ou cinq discours qu'il a prononcés pendant le congrès se ressemblaient tous. Dans un parlement, et M. Roche sera peut-être un jour député, il ne brillerait probablement pas.

La question à l'ordre du jour était «<les chambres syndicales.» Les orateurs qui étaient montés les premiers à la tribune s'étaient efforcés de montrer les avantages que produisent et pourraient produire ces institutions. Aussi la surprise a-t-elle été grande et s'estil produit des réclamations quand M. Roche a déclaré en commençant qu'il était révolutionnaire. Il s'est empressé d'ajouter que la révolution, sa révolution du moins, n'était point un régime de violence et de sang. Sa révolution est celle qui remplacera une société où il y a des gens qui jouissent et d'autres qui meurent de misère. par une société où tout le monde aura sa part légitime de bonheur. Parlant alors des chambres syndicales, M. Roche s'est efforcé d'établir qu'elles ne peuvent avoir qu'un rôle : être des foyers de propagande révolutionnaire. Elles ne doivent rien demander au gouvernement, ni existence légale, ni liberté. On les supprimera, tant mieux ! Elles reparaîtront sous un autre nom. Vous avez été l'Internationale, vous êtes aujourd'hui les syndicats, demain vous serez autre chose, des cercles d'études sociales par exemple. A chaque transformation vous grandirez, chaque persécution posera la question devant l'opinion publique. Voilà en résumé le discours de M. Roche, qui dura bien trois quarts d'heure.

M. Finance, qui cependant lisait, semblait s'être proposé de répondre à M. Roche. Selon cet orateur, comme pour son prédécesseur, l'existence des syndicats est précaire; mais il attribue une autre cause à cet état de choses. Les syndicats n'ont pas jusqu'ici compris leur raison d'être. On a fait flèche de tout bois pour trou

ver le moyen de les étayer on en a fait des sociétés de secours mutuels, des caisses de retraite, des associations coopératives. Tout cela a échoué et devait échouer. Les syndicats ont pour fonction d'être les intermédiaires entre les ouvriers isolés et les entrepreneurs d'industrie. Quelque opinion qu'on ait sur l'organisation du travail dans l'avenir, qu'on soit collectiviste, communiste, coopératiste, etc., on est obligé de reconnaître qu'il faudra du temps pour amener la transformation qu'on désire; l'état de choses actuel est par suite appelé à durer et il faut le perfectionner. Les syndicats doivent s'occuper de faire monter les salaires, d'amener la diminution des heures de travail, d'obtenir en un mot toutes les améliorations dont est susceptible le salariat. Pour cela, ils doivent s'entendre avec les entrepreneurs pour créer un modus vivendi. Ils doivent procéder le plus tôt possible pacifiquement. Ils doivent négocier, discuter les possibilités, prendre en considération les faits de concurrence étrangère; surtout prendre et accorder du temps. Mais si, un jour, on se trouve en face d'un refus brutal, alors c'est la lutte, et cette lutte ne peut être soutenue que par un moyen, un vieux moyen auquel on a eu tort de renoncer : la grève. La grève, dit-on, ne réussit pas toujours; sans doute, elle échoue quelquefois, quand par exemple, elle est mal engagée, sans préparation, quand les demandes formulées ne peuvent pas être accordées; mais aussi elle réussit quand elle est bien entreprise et bien menée.

Les syndicats, pour accomplir leur œuvre, devraient créer une statistique des salaires qui donnerait lieu à la publication de bulletins spéciaux. Ils devraient en outre s'entendre entre eux. Mais le grand obstacle qu'ils rencontrent c'est l'absence de légalisation. On est divisé sur la question de savoir s'il faudrait accepter une Joi spéciale sur les syndicats ou réclamer la liberté générale d'association. Sans doute, la liberté d'association vaudrait mieux, mais il faudrait l'attendre trop longtemps des députés. Diverses causes s'opposent à ce qu'on l'obtienne, notamment celle-ci : qu'il fau drait la partager avec les jésuites. Donc, il vaudrait mieux accep ter la loi spéciale, avec quelques conditions, par exemple celle de rendre publics les comptes. Cela n'empêcherait pas de réclamer la liberté entière après.

M. Finance est, en outre, d'avis que les syndicats, pour vivre, doivent renoncer à la fausse application du principe d'égalité qu'il font trop souvent. Ils doivent renoncer à la présidence rotative avec changement tous les six mois, qui fait qu'aucun homme ne peut acquérir assez d'expérience et d'autorité pour conduire les affaires de l'association. Il n'est pas donné à tout le monde d'ê

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