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en cette occasion, ont fait cette concession qui donnera toujours l'entrée des congrès aux éléments violents et révolutionnaires.

Comme conclusion, M. Goutte, de Toulon, est venu proposer ironiquement d'inviter les ouvriers français à mettre en pratique ce qu'il y avait de réalisable dans les résolutions du congrès. Cette conclusion nous dispense nous-même d'en chercher une. CHARLES-M. LIMOUSIN.

NÉCROLOGIE.

MICHEL CHEVALIER.

I

La science économique vient de faire une grande perte dans la personne de M. Michel Chevalier, décédé il y huit jours, à l'âge de soixante-treize ans. La vie de l'illustre économiste a été si remplie par l'activité incessante de sa pensée, par le nombre et l'importance de ses écrits, par les grandes affaires auxquelles il a été mêlé, les entreprises de premier ordre dont il fut le promoteur ou le collaborateur, que c'est pour nous un devoir pieux de consacrer à sa mémoire le premier article de ce journal. Des liens d'une nature particulièrement intime unissaient, d'ailleurs, l'Economiste français à M. Michel Chevalier. Il était l'un des administrateurs de la Société de notre journal, et il fut, dans les premières années de notre publication, l'un de nos assidus collaborateurs. Ses articles, qu'il ne signait pas, en général, étaient facilement reconnaissables par l'ampleur des idées, par la vivacité, le pittoresque du style. M. Michel Chevalier était un écrivain incisif, d'un tour original, qui maniait avec beaucoup d'art la langue française, et qui, au service de sa pensée, avait toujours une grande richesse d'images. En dehors de ses articles, l'influence de M. Michel Chevalier se faisait encore sentir d'une manière indirecte sur l'Economiste français.

Le trait distinctif de la vie de M. Michel Chevalier est qu'elle fut également partagée entre la pensée et l'action. Il ne fut pas seulement un savant de premier ordre, ayant écrit des livres qui feront à jamais partie de la littérature économique; il a laissé en outre une trace ineffaçable dans !'histoire de son temps. Le grand changement qui s'est accompli en 1860 dans la législation commerciale internationale est dû principalement à ses efforts, et il

est peu de vastes cntreprises dont notre siècle puisse se glorifier où il n'ait mis la main chemins de fer, canaux, percement de l'isthme de Suez, de l'isthme de Panama, du tunnel sous la Manche, expositions internationales, on trouve son nom, son influence et son action mêlés à toutes ces œuvres qui, les unes accomplies, les autres en voie d'accomplissement, étendent les limites et augmentent la puissance de la civilisation moderne: Le développement de la civilisation, telle était la pensée constante de M. Michel Chevalier. Depuis sa plus tendre jeunesse, cette idée directrice s'empara de son esprit et elle ne l'a pas abandonné jusqu'à la mort. Quoique étendu depuis bien des semaines sur un lit de douleur, Ja veille même du jour où il rendit le dernier soupir, il dictait encore une lettre pour la Société du tunnel sous-marin entre la France et l'Angleterre, dont il était le président. Ceux-là seuls qui l'ont connu de près savent quelle indomptable ténacité de volonté, quel dédain des obstacles, quel entier désintéressement il apportait au service de toutes les grandes causes qui avaient séduit son brillant esprit.

II

M. Michel Chevalier était né à Limoges le 13 janvier 1806; il fit ses études au lycée de cette ville dont il ne sortit que pour entrer à l'Ecole polytechnique, le premier de sa promotion, à l'âge de dix-sept ans. Il fut reçu ensuite dans le corps des mines et placé par le gouvernement comme ingénieur dans le département du Nord. On sait quelle attraction exerçaient alors les doctrines du réformateur Saint-Simon sur les jeunes gens d'un esprit cultivé et d'une âme ardente. M. Michel Chevalier, comme beaucoup d'autres hommes d'élite qui ont marqué depuis dans l'histoire de notre siècle, se laissa entraîner par ses théories pleines de séduction. Il n'hésita pas à sacrifier à ses convictions sa carrière administrative qui s'était ouverte sous des auspices si éclatants. Il fut un des apôtres de la doctrine saint-simonienne. Pendant ces années d'enthousiasme funeste, il collabora au journal l'Organisateur, le premier organe de l'Ecole, et il devint ensuite le directeur du Globe, qu'il rédigea presque à lui seul avec une étonnante activité. C'est dans cette feuille qu'il fit paraître, quelques semaines après la révolution de 1830, un article intitulé la Marseillaise du travail, qui fit une profonde sensation. Dans un temps où n'existait pas la liberté d'association et cù l'esprit du gros public était aussi timoré que l'esprit du public d'élite était ardent, les polémiques du Globe conduisirent M. Michel Chevalier devant le jury de la Seine qui le condamna à un an de prison. Quelles que fussent les erreurs de

l'école saint-simonienne, les rares qualités du jeune ingénieur et publiciste (il n'avait alors que vingt-six ans) ne pouvaient échapper aux juges perspicaces. Le gouvernement, qui comptait M. Thiers parmi ses membres, abrégea de moitié la peine que subissait M. Michel Chevalier pour des questions de doctrine, et il lui confia une mission aux Etats-Unis pour l'étude des voies de communication. De ce moment date la nouvelle direction d'esprit de M. Michel Chevalier; il se forma pendant un séjour de deux ans dans le nouveau monde; il étudia avec amour les Etats-Unis; il envoya au Journal des Débats une série de lettres, depuis réunies en volume et objet de plusieurs rééditions, où il décrivait, dans un style vif et imagé, la situation sociale et le développement matériel de la grande Union méricaine. L'essor rapide de l'Amérique du Nord, le brillant avenir qui était réservé à cette contrée, la concurrence qu'elle pourrait faire un jour à l'Europe, les leçons que le vieux monde devait en tirer, rien de cela n'avait échappé à la sagacité de M. Michel Chevalier. Quarante-cinq ans ont passé sur ses Lettres sur les Etats-Unis et ont confirmé l'exactitude de ses vues. Son livre, que le grand Humboldt appelait « un traité de la civilisation en Occident, » reste encore la meilleure histoire de l'adolescence de la puissante société transatlantique. Plusieurs des descriptions qu'il contenait sont devenues en quelque sorte classiques, celle des manufactures de Lowel, par exemple. Le jeune écrivain ne perdait cependant pas de vue l'objet particulier de sa mission, et il réunissait des documents pour un grand ouvrage, l'Histoire des voies de communication. Ce sujet lui tenait au cœur; toute sa vie il s'en est occupé, en théoricien et en praticien à la fois; l'année même de sa mort il lisait encore à l'Académie des sciences morales et politiques un important Rapport sur un concours relatif à cette question. On peut dire que M. Michel Chevalier a consacré sa vie active à deux grandes causes la liberté commerciale et le perfectionnement des voies de transport.

M. Michel Chevalier avait trop complètement réussi dans son exploration et sa description de l'Amérique du Nord pour que le gouvernement, à son retour, ne lui donnât pas une autre mission. Il le chargea de nouvelles études en Angleterre. Mettant à profit les observations qu'il avait recueillies dans ses voyages, M. Michel Chevalier publia en 1838 un livre dont le succès fut attesté par plusieurs réimpressions: Des intérêts matériels en France, travaux publics, routes, canaux, chemins de fer. C'était tout un programme au moment où le gouvernement hésitait devant les grandes entreprises. Honoré de l'amitié de M. le comte Molé, M. Michel Chevalier devint successivement, sous le gouvernement de juillet,

maître des requêtes au Conseil d'Etat, puis conseiller d'Etat en service extraordinaire, membre du Conseil supérieur du commerce, ingénieur en chef des mines; en 1845 il fut nommé député par le département de l'Aveyron. Un peu auparavant il avait succédé au célèbre Rossi dans la chaire d'économie politique au Collège de France. Son enseignement y avait beaucoup d'éclat; ses leçons d'ouverture étaient des solennités brillantes; il aimait à y traiter les questions d'un intérêt actuel, suivant en cela la pente naturelle de son esprit qui ne séparait jamais la science de l'application.

Pendant toutes les dernières années du gouvernement de juillet, M. Michel Chevalier fit une propagande active en faveur de la liberté commerciale. C'était le temps où le chef du cabinet, M. Guizot, disait aux libre-échangistes: « Soyez forts et nous vous soutiendrons ». Avec Blanqui l'économiste, Léon Faucher, Wolowski, Bastiat, Joseph Garnier, d'autres encore, M. Michel Chevalier fonda la Ligue pour le libre-échange, la Société d'économie politique de Paris et d'autres institutions destinées à faire prévaloir la liberté du commerce. Les intérêts particuliers étaient trop puissants dans les Chambres d'alors, la politique pure y tenait aussi une place trop exclusive pour que cette agitation pût promptement réussir.

Quand éclata la Révolution de 1848, M. Michel Chevalier prit à cœur de combattre les idés communistes de M. Louis Blanc sur l'organisation du travail. Il publia dans le Journal des Débats une série de lettres remarquablement instructives et judicieuses sur l'Organisation du travail et la question des travailleurs. On y trouve la réfutation la plus complète des doctrines fallacieuses de M. Louis Blanc et on y rencontre des aperçus ingénieux sur les moyens d'améliorer le sort de la population ouvrière.

De tels travaux étaient alors une œuvre de courage. Par une rancune bien peu digne d'hommes d'Etat, le gouvernement provisoire dépouilla M. Michel Chevalier de sa chaire d'économie politique au Collège de France, laquelle lui fut restituée quelques mois après par un vote de l'Assemblée nationale.

M. Michel Chevalier avait joué un grand rôle dans toutes les expositions; il prenait un intérêt à tout ce qui pouvait perfectionner l'industrie et rapprocher les peuples; lors de l'Exposition de 1849, il insista vainement pour qu'elle fût internationale, au lieu d'être seulement française. Les préjugés du gouvernement et de l'Assemblée étaient alors si puissants qu'il ne put réussir dans sa demande. Il faut se reporter à ces temps si proches de nous et si pleins de restrictions de toute sorte pour comprendre combien étaient grands les obstacles qui s'opposaient aux progrès de la

liberté commerciale, et dont M. Michel Chevalier sut cependant triompher.

III

Sous le régime impérial, M. Michel Chevalier fut successivement conseiller d'Etat jusqu'en 1860, et sénateur à partir de cette date. Il resta pendant dix-huit ans président du conseil général de l'Hérault. Son œuvre administrative pendant toute cette période est immense. Elle se trouve dispersée dans une multitude de rapports et d'enquêtes. Il jouissait alors d'une influence qui ne tenait pas seulement à ses fonctions, mais beaucoup plus encore à sa personne; il convertit pleinement à ses idées économiques Napoléon III. A quelque opinion politique que l'on appartienne, on ne peut nier que l'œuvre économique du second Empire n'ait été considérable et que la législation n'ait, pendant cette période, été dirigée par des idées beaucoup plus progressives que sous tous les régimes antérieurs. La tâche que s'était donnée M. Michel Chevalier était de combattre tout ce qui lui apparaissait comme un monopole; dans cette lutte il n'eut aucune défaillance. Nous ne mentionnerons parmi ses travaux de cette époque que la grande enquête sur les chemins de fer dont il fut rapporteur, son rapport général sur l'Exposition de 1867, et enfin le traité de commerce de 1860. Le Rapport que fit M. Michel Chevalier sur l'enquête relative aux chemins de fer donnerait encore aujourd'hui bien des enseignements utiles à nos députés qui sont si inexpérimentés en ces questions. Quant à l'Introduction aux rapports du Jury international de 1867, c'est un des plus beaux livres qui aient été écrits dans ce temps; il fallait toute la variété de mérites de M. Michel Chevalier pour réussir dans une œuvre aussi encyclopédique le savoir de l'ingénieur, la science de l'économiste, l'habileté de l'écrivain se réunissaient pour présenter au public, sous une forme limpide, dans quelques centaines de pages, l'état de l'industrie humaine, et, pour ainsi dire, de la civilisation tout entière dans la seconde moitié du XIXe siècle. On a eu beaucoup de grandes expositions depuis 1866 chacune d'elles a eu de l'éclat, mais aucune n'a produit un livre qui approchât, même de fort loin, de l'Introduction aux rapports du Jury international de 1867.

L'œuvre la plus considérable de M. Michel Chevalier est, néanmoins, le traité de commerce de 1860 entre la France et l'Angleterre, point de départ d'une politique commerciale où toute l'Europe s'est successivement engagée et à laquelle elle ne renoncera pas, quels que soient depuis dix ans les efforts du protectionnisme. La conception du traité de 1860 est absolument propre à M. Michel

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