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assembla à Smolensk un conseil de guerie dans lequel fut agitée la marche de l'armée sur Moskou. Le général Sarrazin, qui a écrit l'histoire de cette campagne, donne les détails suivans sur les délibérations qui furent prises dans ce conseil:

Bonaparte fit assembler chez lui ses principaux officiers, et après leur avoir exprimé, dans un discours, l'intention où il était de continuer la campagne et de marcher sur Moskou, il laissa parler Murat, dont l'avis abondait tellement dans son sens, que les autres généraux crurent qu'il était l'interprète de la volonté de Napoléon, et se hâtèrent d'appuyer son opinion.

Caulincourt, comme ancien ambassadeur à Pétersbourg, dit qu'il connaissait à fond la Russie; que les Français seraient reçus à Moskou et dans tout l'empire comme des libérateurs; qu'il fallait proclamer l'abolition de l'esclavage, que les paysans s'armeraient sur-le-champ et se réuniraient à l'armée française contre l'armée russe, etc., etc.

Ney avait entendu ce raisonnement avec un air d'indignation contre celui qui le tenait. Il dit à Bonaparte :

« Sire, la confiance dont vous nous ho«<norez nous impose l'obligation de vous « dire notre façon de penser sans le moin

« dre déguisement. La guerre que nous ve« nons de commencer me paraît d'une na«<ture extraordinaire : les Russes ne se sont

jamais battus avec autant d'intrépidité; << nous n'avons pas encore pu les déloger « de leur position; ils s'y sont maintenus <«< contre toute l'impétuosité de nos atta«ques, et ils ne s'en sont retirés qu'à la << faveur de la nuit. Nous avons déjà perdu <«< bien des braves gens, et parce que vous << avez vaincu le général russe par l'habi«<leté de vos manoeuvres, l'armée n'est « pas battue, elle est intacte; nous n'a<<vons pas encore réussi à rompre un << seul de leurs bataillons. Il y a près de . «cent lieues d'ici à Moskou; le pays est << couvert de vastes forêts, et offre très-peu « de villages: comment se procurera-t-on << les vivres nécessaires pour une armée de <«< cent cinquante mille hommes? Que de<< viendront nos blessés? car, d'après les << dernières affaires, nous devons nous at<< tendre à une vive résistance. La bataille « générale que nous aurons à livrer nous « réduira au tiers de notre force actuelle, « et si nous déduisons les troupes néces«saires pour maintenir nos communica«tions de Moskou jusqu'à Wilna, votre « armée, Sire, ne sera plus en état d'agir

« offensivement, et vous serez obligé de « vous replier sur le Niémen, sur-tout-si «<les paysans russes s'unissent avec les co«saques pour nous enlever nos convois, et <«<< harceler nos cantonnemens. D'ailleurs, « je dois vous dire que le soldat perd sa

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gaîté; en général les Français se décou«ragent facilement quand ils sont éloignés « de leur patrie; et l'expérience la plus, « réfléchie m'a convaincu qu'un revers leur « fait oublier tous les succès passés; et les jette dans le plus grand abattement. D'après ces données, je pense que l'armée « doit s'établir sur les bords de la Dwiną << et du Dniéper, occupant Smolensk et « les environs par une forte avant-garde. « Je suis aussi jaloux de contribuer à la gloire de Votre Majesté que M. le duc «< de Vicence; aussi ai-je pris la liberté de « vous parler avec la franchise d'un de « vos soldats les plus dévoués. M. le duc

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juge des paysans de la Russie par les « habitans de la capitale, ou par des rap«ports flatteurs qu'on croit avec empresse<< ment, quoiqu'ils ne soient bien souvent « dus qu'à l'appât du gain. J'arrive d'Es«<pagne; j'y ai appris tout ce que peut << faire d'étonnant une population animée « par le fanatisme, l'amour de la patrie

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« et l'attachement à son prince : le Russe « égale, surpasse même les Espagnols sous « ce triple rapport. La marche sur Moskou, aujourd'hui comme dans un an, me paraît << diamétralement opposée aux grands inté«rêts de Votre Majesté. Les Russes vien<< dront vous chercher dans la position que << vous aurez choisie et fortifiée; vous les << exterminerez comme à Austerlitz, et << vous serez le maître des destins de l'u<< nivers. »

Bonaparte avait écouté le discours de Ney avec beaucoup d'attention; mais on lisait le mécontentement sur sa figure, qui avait été rayonnante de joie pendant que Caulincourt avait parlé. Il resta quelque tems sans mot dire pour laisser parler quiconque aurait désiré émettre son opinion, et comme tout le monde observait le plus profond silence, il parla ainsi :

« Je sais très-bien, M. le duc d'Elchin«gen, que personne ne vous a jamais << surpassé en bravoure ni en dévouement « pour mon service: je rends aussi justice « à vos talens distingués; mais vous ne «< connaissez pas les Russes; ils ressem

blent aux Allemands, ils nous recevront « à bras ouverts; ils soupirent après nous comme les Juifs après le Messie. Quelle

« honte pour mes armes, jusqu'à ce jour «< sans tache, si je différais de rendre libres « les peuples civilisés par Pierre-le-Grand! « Je veux et je dois achever l'ouvrage de «< ce monarque, en donnant aux Russes le << Code Napoléon. Les observations de M. le « duc de Vicence sont très-exactes; elles «< cadrent parfaitement avec mon système « de guerre ; je m'en suis bien trouvé dans toutes mes entreprises, que je ne << vois pas de motif assez puissant pour « m'en écarter. Une guerre traînée en lon« gueur ne convient ni à mes goûts ni « au caractère bouillant de mes soldats. Pourquoi rester peut-être un an dans une mortelle indécision, lorsqu'il nous est possible de nous mesurer avec l'ennemi << dans peu de jours, et de jouir paisible

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<< ment et dans l'abondance du fruit de « nos exploits? Recevez, messieurs, mes << remercîmens pour votre zèle constant à « exécuter mes ordres et à maintenir la discipline parmi les troupes dont je vous <«< ai confié le commandement. J'espère, dans le commencement de septembre, << vous réitérer ma satisfaction dans mon quartier-général de Moskou. »

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Caulincourt, enchanté de ce que son avis avait prévalu, dit à Bonaparte : « Sire,

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