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Il ne se trouva aucune disposition faite sur la route du pape. La grande- duchesse de Toscane ignorant à quoi cela se rapportait, fit continuer le voyage vers Turin. A son tour, le gouverneur du Piémont, aussi surpris et tout aussi peu informé, fit de son côté continuer le voyage, qui se prolongeait sans but fixe comme sans terme indiqué. Le pape séjourna à Grenoble, du 21 juillet au 1er août, jour de son départ pour Savone. Le temps écoulé depuis le 6 juillet, jour de l'enlèvement, jusqu'au 1er août, avait été assez long pour que la nouvelle parvint à Napoléon, et pour qu'il pût envoyer à Paris les ordres relatifs à la translation à Savone. Nulle part, depuis Rome jusqu'à Grenoble, on n'aperçut une ombre de préparatifs pour la réception d'un hôte aussi illustre. Il y en aurait eu, s'il eût existé, de la part de Napoléon, un ordre ou bien une préméditation. Il n'était pas homme à faire une faute telle que celle-là. Napoléon apprit à Schoenbrun, où il résidait alors, cet événement, et ce ne fut pas sans de violens mouvemens de colère contre des hommes qui, disait-il, gâtaient tout.

Au mois d'octobre 1809, Napoléon envoya

T. II.

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à Anvers le maréchal Bessières, pour relever le maréchal Bernadotte qui venait de défendre cette ville contre lord Chatam. Quel fut mon étonnement, lorsque ce brave et loyal militaire me fit le récit que je viens d'exposer, récit qui changeait complètement mes idées sur la nature et l'auteur de cet enlèvement! Le maréchal me peignit très-vivement le mécontentement éprouvé par Napoléon, et me rendit les paroles par lesquelles il l'exhalait contre les auteurs d'un acte dont il mesura dans l'instant les conséquences. Mais cet événement était trop grave, l'opinion contre Napoléon trop prononcée, d'après les apparences, pour que je ne dusse pas chercher de nouveaux éclaircissemens auprès des personnes qui, d'après la nature des fonctions. qu'elles exerçaient alors à Rome, ainsi que par la dignité de leur caractère personnel, étaient faitės pour fixer mon opinion. Je les ai trouvés parfaitement d'accord avec M. le maréchal Bessières, et cette concordance entre des hommes qui n'avaient eu aucun rapport entre eux, et dont le plus apparent n'existait plus à l'epoque où je me suis adressé à ces derniers, m'a paru un sûr garant de la vérité.

Le général Miollis, interpellé sur l'existence de l'ordre de Napoléon pour exécuter cet acte, s'est borné à répondre : Il ne m'a pas désavoué; genre de dénégation bien insuffisant aux yeux de quiconque considérera que jamais Napoléon n'a désavoué un seul de ses agens i les a molestés, mais jamais désavoués. Il aurait cru affaiblir par là son autorité, ainsi qu'en acceptant des démissions: il en a donné beaucoup, il n'en a jamais reçu. Mille personnes disent, comme le général Miollis: Il n'a pas désavoué, donc..... il a continué la captivité, donc..... Toutes ces manières d'argumenter sont bien pauvres, et bien à l'usage d'esprits vulgaires. Est-ce donc que ne pas désavouer, soit avoir fait ? N'a-t-on jamais vu tirer le fruit d'un acte fait par un autre? Est-ce que les hommes n'envisagent pas les choses sous des rapports différens ou contraires, suivant leurs caractères, leurs intérêts, leur pouvoir et leur position? Pour savoir au juste pourquoi Napoléon n'a pas désavoué ses agens, il faudrait être Napoléon lui-même ; et il y a beaucoup à parier que le motif qui l'a dirigé, est celui que l'on soupçonne le moins. Qui sait quelles idées nais

saient et se croisaient dans cette tête que chacun veut absolument juger d'après la sienne propre? Qui sait ce qu'il aurait fait, s'il eût été moins puissant? Mais, vainqueur de l'Autriche, était-il assez maître de lui pour ne pas profiter même de ce qui d'abord avait soulevé sa colère? Son second mouvement ne ressemblait presque jamais au premier : la nature faisait celui-ci, comme chez tous les hommes emportés; la calculante politique faisait le suivant. Désavouer l'enlèvement du pape, par une conséquence nécessaire, forçait de le ramener à Rome : il ne pouvait pas l'y remettre sur le trône, qu'il avait pris depuis six semaines, encore moins l'y remettre en prison; si le voyage ne devait avoir que ce résultat, encore mieux valait-il lui en éviter la peine on peut trouver des prisons partout. Avoir fait mal est souvent la cause de ne pouvoir plus bien faire, et ce dernier est le châtiment du premier. Napoléon se trouvait là dans un mauvais pas dont il ne savait comment sortir; à-peu-près aussi embarrassé qu'il le fut à Bayonne, par la résistance du prince des Asturies qu'il était loin d'avoir prévu, et auquel il ne supposait que la force nécessaire

pour changer la couronne d'Espagne contre celle d'Étrurie, qu'il était venu lui offrir.

Il est probable qu'il était tout aussi embarrassé avec le pape qu'il l'avait été à Bayonne, et qu'après avoir exhalé suffisamment sa colère, ne sachant par où sortir, il finit par le séjour de Savone, comme mezzo termine, et comme un lieu de dépôt en attendant un arrangement général des affaires de l'Église qui était son objet principal. L'exactitude de cette manière de juger dans cette occasion sera reconnue par tous ceux qui l'ont approché. Ils savent combien il entrait dans ses habitudes de couper court dans les plus grandes affaires, et de passer autre chose, en se bornant à établir un provisoire; alors il avait l'air de les rejeter, comme pour se débarrasser d'un fardeau et se donner le temps d'aller se délasser avec d'autres affaires. Beaucoup d'écrivains, et madame de Staël est du nombre, se sont figuré que Napoléon n'avait pas été un instant sans tendre vers un but déterminé ; que toutes ses actions ont été calculées, et préparées, comme les gestes et les intonations d'un acteur sur le théâtre. Rien n'est plus faux que cette manière de voir: jamais homme

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