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et au conseil, et ayant presqu'en même temps reçu votre message et celui des Pairs, nous allons nous rendre dans le sein de la Chambre.

» Nous avons l'honneur d'offrir à V. Exc. l'expression de notre haute considération. Signė GARNOT, CAULAINCOURT, le duc D'OTRANTE, le prince D'ECKMUHL. »

Le prince Lucien et les ministres sont introduits.

Le prince Lucien. « Messieurs les représentans, nommé commissaire extraordinaire de S. M. I. pour me rendre dans votre sein afin de concerter avec vous des mesures de prudence, je dépose sur le bureau le message de S. M., et je demande que vous veuillez bien vous former en comité secret pour entendre les ministres. » Sur l'ordre de M. le président, les spectateurs sont invités à se retirer. Les tribunes sont évacuées.

COMITÉ SECRET. Le prince Lucien donne lecture du message contenant un exposé rapide des désastres déjà connus de l'armée. L'empereur « invitait les représentans à s'unir avec le chef de l'état pour préserver la patrie du malheur de retourner sous le joug des Bourbons, ou de devenir, comme les Polonais, la proie des étrangers. Il proposait que les deux Chambres nommassent respectivement une commission de cinq membres pour se concerter avec les ministres sur les mesures de salut public, et sur les moyens de traiter de la paix avec les coalisés. »

Les interpellations aux ministres se succèdent, se croisent, se confondent, se perdent dans le bruit et le tumulte. Le besoin du silence se fait enfin sentir, et ces paroles sont entendues distinctement.

Henri Lacoste, du Gard. « Le voile est donc déchiré! Nos malheurs sont connus ! Quelque affreux que soient nos désastres, peut-être ne nous les a-t-on point encore entièrement révélés.” Je ne discuterai point les communications qui nous ont été faites: le moment n'est point venù de demander compte au chef de l'état du sang de nos braves et de la perte de l'honneur national; mais je lui demanderai, au nom du salut public, de nous dévoiler le secret de ses pensées, de sa politique, de nous apprendre le moyen de fermer l'abîme entr'ouvert sous nos pas! Vous nous parlez d'indépendance nationale, vous nous parlez de paix, ministres de Napoléon ! Mais quelle nouvelle base donnerez-vous à vos négociations? Quels nouveaux moyens de communication avez-vous en votre pouvoir? Vous le savez comme nous, c'est à Napoléon seul que l'Europe a déclaré la guerre! Séparerez-vous désormais la nation de Napoléon? Pour moi, je le déclare, je ne vois qu'un homme entre la paix et nous. Qu'il parle, et la patrie sera sauvée! »

Le prince Lucien. « Hé quoi! aurions-nous la faiblesse de croire encore au langage de nos ennemis ? Lorsque, pour la première fois, la victoire nous fut infidèle, ne nous jurèrent-ils pas, en présence de Dieu et des hommes, qu'ils respecteraient notre indépendance et nos lois ? Ne donnons point une seconde fois dans le piége qu'ils tendent à notre confiance, à notre crédulité! Leur but, en cherchant å isoler la nation de l'empereur, est de nous désunir pour nous vaincre, et nous replonger plus facilement dans l'abaissement et l'esclavage, dont son retour nous a délivrés. Je vous en conjure, citoyens, au nom sacré de la patrie, ralliez-vous tous autour du chef qué la nation vient de replacer si solenneljement à sa tête! Songez que notre salut dépend de notre union, et que vous ne pourriez-vous séparer de l'empereur, et l'abandonner à ses ennemis, sans perdre l'état, sans manquer à vos sermens, sans flétrir à jamais l'honneur na tional! >>

Le général La Fayette. Vous nous accusez de manquer à nos devoirs envers l'honneur et envers Napoléon! Avez-vous oublié tout ce que nous avons fait pour

lui? Avez-vous oublié que les ossemens de nos enfans, de nos frères altestent partout notre fidélité, dans les sables de l'Afrique, sur les bords du Guadalquivir et du Tage, sur les rives de la Vistule et dans les déserts glacés de la Moskovie? Depuis plus de dix ans trois millions de Français ont péri pour un homme qui veut lutter encore aujourd'hui contre toute l'Europe! Nous avons assez fait pour lui; maintenant notre devoir est de sauver la patrie. »

Napoléon est encore véhémentement accusé par quelques membres, faiblement défendu par d'autres; mais le bruit a recommencé, et domine toutes les

voix.

Cependant les ministres parviennent à donner, chacun dans son département, des explications satisfaisantes: ils prouvent qu'une armée formidable peut encore être ralliée, et que la marche de l'ennemi n'est pas aussi rapide que le proclame la malveillance: ils démontrent la fausseté de ces bruits, injurieux pour l'empereur, d'après lesquels le gouvernement aurait voulu attenter à l'indépendance de la Chambre: enfin, les grandes ressources qui restent encore, le dévouement des citoyens, la force de l'opinion, leur paraissent assurer le salut de la chose publique si la confiance et l'union subsistent entre les pouvoirs.

Les esprits se calment. On convient, selon l'invitation faite dans le message, qu'une commission sera nommée pour se concerter immédiatement avec les ministres. (1)

A huit heures, la séance est rendue publique.

Le président. « Il a été fait au comité deux propositions. Une de ces propositions a obtenu la priorité : je vais la rappeler et la mettre aux voix. En voici la rédaction:

La Chambre arrête qu'il sera nommé, séance tenante, une commission de cinq membres, qui se concertera avec la commission de la Chambre des Pairs, s'il en est nommé une, et le conseil des ministres de S. M., pour, sans délai, recueillir tous les renseignemens sur l'état de la France, et proposer tout moyen de salut public. »

Cette délibération est prise à l'unanimité.

Garnier de Saintes, « Messieurs, vous venez de prendre une grande mesure : il faut la réaliser promptement. »

Une foule de voix. « La commission, la commission. »

Le président.« M. le ministre de la guerre demande à être entendu. »

Le prince d'Eckmühl, ministre de la guerre. « Messieurs, j'apprends que des malveillans font courir le bruit que j'ai fait avancer des troupes pour cerner l'assemblée. Ce bruit est injurieux à l'empereur et à son ministre, qui est un bon Français. Cela vient de la même source que le bruit qu'on avait fait circuler de l'arrivée du général Travot à Paris... » (On applaudit, )

Garnier de Saintes. « Il faut organiser votre commission le plus tôt possible; je demande que vous invitiez M. le président et les quatre vice-présidens... Un membre. « Je demande que la commission soit composée du président et des vice-présidents... »

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Valentin. En vous constituant, vous avez donné une preuve signalée de votre confiance à votre président et à vos quatre vice-présidens. Vous avez fait en les nommant les meilleurs choix possibles. Certes, ils n'ont pas démérité de votre confiance; je demande que vous arrêtiez, à l'instant, qu'ils formeront la commission. » Cette proposition est très-vivement appuyée.

Sauzey. Cela est impossible, cela est contraire au réglement : le réglement

(4) La narration de cette séance secrète est extraite de Lallement. (N. des auteurs.)

prescrit le mode de formation des commissions....» Une très-vive agitation serépand dans l'assemblée. »>

M. Sauzey parle long-temps dans le tumulte.

Sauzey.« Et s'il faut vous réunir cette nuit, pendant que otre commission sera assemblée, qui vous présidera? »

Plusieurs voix. « Un secrétaire. »

Le général Grenier. « Cette observation est juste; au moment où vous serez appelés à délibérer, vous pouvez n'avoir ni président, ni vice-présidens. Certainement ils sont très-honorés de la nouvelle confiance que vous voulez leur donner; mais je dois observer que votre président, ou l'un des vice-présidens, seront rapporteurs de votre commission, et que discuter et présider est impossible...

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Dupin. « Vous êtes en permanence; vous pouvez donc vous ajourner ou ne pas vous ajourner. Si vous avez une séance, vous n'avez ni président no viceprésidens.... >>

On demande de toutes parts à aller aux voix. L'assemblée arrête, à une grande majorité, que la commission sera formée du président et des quatre viceprésidens de la Chambre.

Le président. « On demande que communication de cette délibération soit faite à la Chambre des Pairs par un message. » Cette proposition est adoptée. Le président. « La séance est levée et indiquée à demain huit heures du matin. »

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Les Pairs ont été convoqués extraordinairement. Leur maintien annonce en général une profonde affliction. Quelque-suns, trop agités par la crainte, d'autres, adroitement vieillis dans les révolutions, et toujours avides de popularité, se font remarquer par une turbulence tribunitienne; mais la grande majorité, encore sans projets politiques, sans calculs personnels, suivra l'impulsion que lui donnera la Chambre des Représentans..

Le ministre de l'intérieur, Carnot, présente un exposé succinct des nouvelles de l'armée. (C'est la note que Reguault lisait dans le même moment aux représentans.) Cette communication est reçue dans le silence.

Un messager d'état apporte la résolution de la Chambre des Représentans qui déclare que l'indépendance de la nation est menacée, etc., etc.

A la lecture de cette pièce on voit se peindre sur les visages l'étonnement, l'hésitation; quelques instans s'écoulent sans qu'aucun membre prenne la parole. Le comte Thibaudeau. « La Chambre, dans le danger imminent qui menace la patrie, ne peut demeurer indifférente à la communication qui vient de lui être faite. La Chambre des Représentans nous a donné un bel exemple; nous devons nous empresser de partager ses sentimens, et de les manifester. Je demande que la Chambre se forme en comité secret pour examiner quelle suite elle doit donner à ce message. »

Le comte de Latour-Maubourg. « Pourquoi un comité secret? Il faut que notre délibération soit publique, afin que nos sentimens pour la patrie soient connus de la nation entière. »

Le président consulte l'assemblée, qui décide que la délibération aura lieu en séance publique.

Le comte de Pontécoulant. « Je désirerais savoir à quelle heure la résolution de la Chambre des Représentans qui vient de vous être lue a été prise..? — (On répond qu'il y a environ une heure.) — Ce n'est point une vaine curiosité qui m'a fait hasarder cette question. L'empereur n'est-il pas de retour? le gouver

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nement est-il absent, pour que les députés mandent ainsi les ministres afin d'entendre le compte de leur gestion? Je verrais donc une grande inconvenance à mander les ministres dans cette Chambre.

» Ce serait encore une question de savoir si, lors même que l'empereur serait absent, il n'y aurait pas de l'inconvenance dans cette démarche. Cette partie de la résolution des représentans ne me paraît pas devoir être admise. J'appuie le surplus du message. Mais, dans des circonstances aussi graves et aussi impérieuses, des propositions de cette importance doivent être renvoyées à une commission, conformément au réglement. »

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Le comte Boissy-d'Anglas. Il me semble qu'en cet instant le réglement ne `saurait être invoqué. Lorsque la patrie est en danger, que l'indépendance nationale est menacée, il he s'agit pas en un tel moment de s'arrêter à des formes qui ne peuvent être applicables qu'aux temps ordinaires. Je demande que le message soit pris de suite en considération. » ( Pontécoulant retire sa proposition. Valence la reproduit. Boissy reprend :) « Est il besoin, messieurs, d'une commission pour manifester nos sentimens, et faire des déclarations semblables à celles contenues au message de la Chambre des Représentans? Exigent-elles des délibérations prolongées? Doit-on s'arrêter à des formes non prévues dans le réglement, parce qu'en l'arrêtant on ne pouvait prévoir les circonstances extraordinaires sous l'empire desquelles nous sommes aujourd'hui ? Vous déclarerez que l'indépendance de la nation est menacée ; vous déclarerez que vous êtes en permanence, et que quiconque tenterait de dissoudre la Chambre serait traître à la patrie; vous déclarerez que les troupes de ligne et les gardes nationales `ont bien mérité de la patrie. Il me semble que pour ces déclarations l'intervention d'une commission est parfaitement inutile.

Dans les malheurs de la patrie nous devons déployer un grand caractère, et montrer toute notre énergie. C'est une déclaration que nous faisons. Quand nous aurons reçu les communications que l'empereur doit nous faire parvenir, nous concourrons aux mesures qui nous seront proposées d'une manière régulière. »

Le comte de Valence. « Ce n'est pas une simple déclaration, mais une résolution qui a le véritable caractère d'une loi. Je suis de l'avis d'adopter les articles du message qui ne contiennent qu'une simple déclaration; mais pour l'article qui contient une véritable loi, une loi pénale, je dois insister pour qu'il soit nommé une commission. Il y a un temps suffisant pour délibérer dans les formes sages et lentes que le réglement nous prescrit avec tant de raison. J'insiste donc de nouveau pour la nomination d'une commission qui vous présentera une rédaction des articles.. »

Le comte de Montesquiou soutient la même opinion.

Le baron Quinette. « Gardons-nous, messieurs, d'exposer par nos lenteurs la représentation nationale à se diviser en deux partis! Quoi! la Chambre des Pairs resterait oisive, tandis que celle des Représentans montre une noble activité? Quelle raison s'oppose à ce que nous adoptions sa résolution? Il s'agit de déclarer que l'indépendance de la nation est menacée lorsque l'ennemi est à nos portes; il s'agit de nous constituer en permanence dans une circonstance aussi critique, et de déclarer traître à la patrie quiconque fenterait de dissoudre la représentation nationale. Cette proposition ne peut pas souffrir de difficulté. Quant à déclarer que nos armées ont bien mérité de la patrie, qui ne se ferait un devoir d'applaudir à une pareille résolution? Je demande que, sans nommer une commission, nous procédions de suite à l'adoption d'une résolution semblable à celle qui a été prise par la Chambre des Représentans. »

La Chambre décide qu'il ne sera point nommé de commission; elle prend en considération le message, et l'adopte quant au fond; il sera mis aux voix article par article. Thibaudeau propose une rédaction qui est admise; elle consiste à transformer la résolution des représentans en une déclaration particulièr de la Chambre des Pairs.

Les articles 1 et 3 ont été adoptés sans opposition. La disposition tendante à mander les ministres, combattue par Pontécoulant, a été rejetée à la presque unanimité. Une longue discussion s'est élevée sur l'article 2,

Le comte Doulcet de Pontécoulant. « Je ne combats pas l'article; mais il exige une sorte de discussion qui établisse bien que ces mesures dérogent à l'acte constitutionnel. Qui, messieurs, c'est une dérogation positive à cet acte que le péril imminent de la patrie peut seul excuser. J'ai entendu dire à l'un de nous, dans un rapport qu'il nous a soumis comme ministre, c'est un des passages qui m'a le plus frappé, « qu'il serait prêt à déclarer par quels motifs il aurait ex> cédé les bornes de son pouvoir dans les actes de son ministère envers les ci» toyens, s'exposant à toutes les chances de la responsabilité ministérielle plutôt » que de compromettre le salut de l'état. »

» Et moi aussi je veux encourir la même responsabilité, et m'y soumettrai avec dévouement!

» La permanence des Chambres est la seule ancre de salut dans la tempête dont nous sommes battus depuis si peu d'instans, et d'une manière si terrible! » J'adopte donc les articles tels qu'ils sont, et, sachant bien qu'ils sont une dérogation formelle à l'acte constitutionnel, je déclare que je les adopte sciemment. » J'ai dû faire sentir à la Chambre à quel point la résolution qu'elle allait prendre était contraire à la Constitution; et nous tous, messieurs, nous devons en convenir hautement, afin que chacun de nous réfléchisse à toute l'importance d'une semblable résolution. Quelles que soient les lois établies, le salut du peuple est la suprême loi; et aujourd'hui l'existence de la France, peut-être même le salut de toute l'Europe, est attaché à la permanence de la représentation na · tionale. »>

Le comte de Valence. « J'adopte volontiers la permanence; mais, messieurs, considérez que la résolution a tous les caractères d'une loi. Tous ceux qui se rendraient coupables d'une tentative pour dissoudre la Chambre seraient jugės... Voilà une loi pénale. Il faut se défendre de toute précipitation, de cet enthousiasme que les circonstances peuvent faire naître. On peut adopter le premier et le troisième article, et renvoyer le surplus du second à l'examen d'une commission, après avoir déclaré la permanence. »

Le comte de Montesquiou. « Oui, sans doute, toute résolution qui impose des peines a le caractère d'une loi. Gardes-nous de prendre une délibération pórtant des dispositions législatives, et qui ne peut être licitement adoptée que par le concours des deux chambres et du gouvernement. »

Le comte Thibaudeau. « C'est rentrer dans la discussion d'une proposition rejetée. Quant à celle de suivre le réglement, comment pourrait-on y donner quelque suite? Un réglement est fait pour des circonstances ordinaires ; mais, dans celles aussi extraordinaires qui nous pressent, est-il possible de s'y astreindre ?

» Au reste, la marche proposée par M. de Valence ne serait pas plus régulière que celle d'adopter sur-le-champ la résolution, puisqu'on ne pourrait pas suivre la forme des trois lectures, et observer des délais.

» Lorsqu'on ne savait pas, il y a quelques heures, où était l'empereur quand la capitale est menacée, faudra-t-il se traîner péniblement sur les formes ?

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