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taille entre la Haie-Sainte et Mont-Saint-Jean. La division de grosse cavalerie de la garde, sous les ordres du général Guyot, qui était en deuxième ligne, derrière les cuirassiers Kellermann, suivait au grand trot et se portait sur le plateau, entraînée par un zèle imprudent: l'empereur s'en aperçut; il envoya le comte Bertrand pour la rappeler : c'était sa réservé; quand ce général arriva élle était déjà engagée, et tout mouvement rétrograde eût été dangereux. L'empereur se trouva ainsi privé de sa réserve de cavalerie, de cette réserve qui, bien employée, lui avait donné tant de fois la victoire. Cependant ces douze mille hommes de cavalerie d'élite firent des miracles; ils culbutèrent toute la cavalerie plus nombreuse de l'ennemi qui voulut s'opposer à eux, enfoncèrent plusieurs carrés d'infanterie, désorganisèrent, s'emparèrent de soixante bouches à feu, et prirent au milieu des carrés six drapeaux que trois chasseurs de la garde et trois cuirassiers présentèrent à l'empereur devant la Belle-Alliance.

L'ennemi, pour la seconde fois de la journée, crut la bataille perdue, et voyait avec effroi combien le mauvais champ de bataille qu'il avait choisí allait apporter de difficultés à sa retraite. Evictoire était gagnée; soixante-neuf mille Français avaient battu cent vingt m lle hommes. La joie était sur toutes les figures, et l'espoir dans tous les cœurs. Ce sentiment succédait à l'étonnement qu'on avait éprouvé pendant la durée de cette attaque de flanc, faite par une armée tout entière, et qui pendant une heure avait menacé la retraite même de l'armée. Dans ce moment on entendit distinctement la canonnade du maréchal Grouchy; elle avait dépassé Wavres dans le point le plus éloigné, et dans le point le plus près, elle était derrière Saint-Lambert.

Le maréchal Grouchy n'était parti qu'à dix heures du matin de son camp de Gembloux, se trouvant entre midi et une heure à mi-chemin de Wavres, à. Sart-à-Walin. Il entendit l'épouvantable canonnade de Waterloo. Aucun homme exercé ne pouvait s'y tromper; c'était plusieurs centaines de bouches à feù, et dès lors deux armées qui s'envoyaient réciproquement la mort. Le général Excelmans, qui commandait la cavalerie, en fut vivement ému; il serɛndit près du maréchal, et lui dit : « L'empereur est aux mains avec l'armée » anglaise; cela n'est pas douteux: un feu aussi terrible ne. peut pas être une >> rencontre. Monsieur le maréchal, il faut marcher sur le feu. Je suis un vieux » soldat de l'armée d'Italie ; j'ai cent fois entendu le général Bonaparte prêcher » ce principe. Si nous prenons à gauche nous serons dans deux heures sur le » champ de bataille. -- Je crois, lui dit le maréchal, que vous avez raison; mais » si Bücher débouche de Wavres sur moi, et me prend en flanc, je serai com» promis pour n'avoir point obéi à mon ordre, qui est de marcher contre Blu>> cher. » Le comte Gerard joignit dans ce moment le maréchal, et lui donna le même conseil que le général Excelmans.« Votre ordre porte, lui dit-il, d'être » hier à Wavres, et non aujourd'hui; le plus sûr est d'aller sur le champ de » bataille. Vous ne pouvez vous dissimuler que Blücher a gagné une marche » sur vous; il était hier à Wavres, et vous Gembloux; et qui sait maintenant » où il est? S'il est réuni à Wellington, nous le trouverons sur le champ de bataille, et dès lors votre ordre est exécuté à la litre; s'il n'y est pas, votre ar» rivée décidera de la bataille. Dans deux heures nous pouvons prendre part au » feu, et si nous avons détruit l'armée anglaise, que nous fait Blücher, déjà » battu? » Le maréchal parut convaincu, mais dans ce moment il reçut le rapport que sa cavalerie légère était arrivée à Wavres, et était aux mains avec les Prussiens, que toutes leurs forces y étaient réunies, et qu'elles consistaient au moias en quatre-vingt mille hommes. A cette nouvelle il continua son mouvement sur Wavres; il y arriva à quatre heures après midi: croyant avoir devant

lui toute l'armée prussienne, il mit deux heures pour se ranger en bataille et faire ses dispositions.

Le maréchal Blücher avait passé la nuit du 17 au 18 à Wavrés avec les quatre corps de son armée, formant soixante-quinze mille hommes. Instruit que le duc de Wellington était décidé à recevoir la bataille en avant de la forêt de Soignes s'il pouvait compter sur son concours, il détacha dans la matinée son quatrième corps, qui passa la Dyle à Limale et se réunit à Saint-Lambert. Ce corps était entier; c'était celui de Bulow, qui n'avait pas donné à Ligny. La cavalerie légère du maréchal Blücher, qui battait l'estrade à deux lieues de son camp de Wavres, n'avait encore aucune nouvelle du maréchal Grouchy; à sept heures du matin elle ne voyait que quelques piquets de coureurs. Blücher en conclut que toute l'armée était réunie devant Mont-Saint-Jean. Il n'avait pas deux partis à prendre. Il mit en mouvement son deuxième corps, commandé per le général Pirch, et marcha lui-même avec le premier corps, celui du général Zietien, laissant le général Thielman, avec le troisième corps, en position à Wavres.

Ces deux colonnes de B'ücher, fortes ensemble de trente et un mille hommes, ouvrirent la communication entre le genéral Bulow et les Anglais. Le premier, qui était en pleine retraite, s'arrêta; Wellington, qui était au désespoir et n'avait devant lui que la perspective d'une défaite assurée, vit son salut. Si le maréchal Grouchy eût couché devant Wavres, comme il le devait et en avait l'ordre, le soir du 17, le maréchal Blücher y fût resté en observation avec toutes ses forces, se croyant poursuivi par toute l'armée française. Si le maréchal Grouchy, comme il l'avait écrit à deux heures après minuit, de son camp de Gembloux, eût pris les armes à la pointe du jour, c'est-à-dire à quatre heures du matin, il ne fût pas arrivé à Wavres à temps pour empêcher le détachement du général Bulow, mais il eût arrêté les trois autres corps du maréchal Blücher. La victoire était encore certaine; mais le maréchal Grouchy n'arriva qu'à quatre heures et demie devant Wavres, et n'attaqua qu'à six heures; il n'était plus temps! L'armée française, forte de soixante-neuf mille hommes, qui à sept heures du soir était victorieuse d'une armée de cent vingt mille hommes, occupait la moitié du champ de bataille des Anglo-Hollandais, et avait repoussé le corps du général Bulow, se vit arracher la victoire par l'arrivée du maréchal Blücher avec trente mille hommes de troupes fraîches, renfort qui portait l'armée alliée en ligne à près de cent cinquante mille hommes, c'est-à-dire à deux et demi contre un.

Cependant l'armée française fit long-temps encore bonne contenance; elle croyait achever la victoire; mais elle éprouva de l'étonnement lorsqu'elle aperçut les colonnes du maréchal Blücher, Quelques régimens firent un mouvement en arrière. C'est alors qu'on dit avoir entendu le cri de sauve qui peut! La trouée faite, la ligne rompue, la cavalerie ennemie inonda le champ de bataille; le désordre devint épouvantable. L'empereur n'eut que le temps de se mettre sous la protection d'un des carrés de la garde. Si la division de cavalerie de réserve du général Guyot ne se fût engagée sans ordre à la suite des cuirassiers Kellermann, elle eût repoussé cette charge, empêché la cavalerie anglaise de pénétrer sur le champ de bataille, et la garde à pied eût alors pu contenir tous les efforts de l'ennemi. La nuit augmentait le désordre et s'opposait à tout : s'il eût fait jour, et que les troupes eussent pu voir l'empereur, elles se fussent ralliées; rien n'était possible dans l'obscurité. La garde se mit en retraite; le feu de l'ennemi était déjà à quatre cents toises sur les derrières, et les chaussées coupées. L'empereur, avec son état-major et quatre pièces de canon, resta long-temps sur un mamelon; enfin, il n'y avait plus un moment à perdre. L'empereur ne

put faire sa retraite qu'à travers champ : cavalerie, artillerie, infanterie, tout était pêle-mêle. L'état-major gagna la petite ville de Genape; il espérait pou · voir rallier un corps d'arrière-garde; mais le désordre était épouvantable; tous les efforts qu'on fit furent vains. Il était onze heures du soir.

Jamais l'armée française ne s'est mieux battue que dans cette journée; elle a fait des prodiges de valeur, et la supériorité des troupes françaises, infanterie, cavalerie, artillerie, était telle sur l'ennemi, que, sans l'arrivée des premier et deuxième corps prussiens, la victoire avait été remportée, et eût été complète contre l'armée anglo-hollandaise et le corps du général Bulow, c'est-à-dire un contre deux (soixante-neuf mille hommes contre cent vingt mille ).

La garde impériale a soutenu son ancienne réputation; mais elle s'est trouvée engagée dans de malheureuses circonstances.

La perte de l'armée anglo-hollandaise et celle du général Bulow furent, pendant la bataille, de beaucoup supérieures à celle des Français, et les pertes que les Français éprouvèrent dans la retraite, quoique très-considérables, puisqu'ils eurent six mille prisonniers, ne compensent pas encore les pertes des alliés dans ces quatre jours, perte qu'ils avouent être de soixante mille hommes, savoir, onze mille trois cents Anglais, trois mille cinq cents Hanovriens, huit mille Belges, Nassaus, Brunswickois; total, vingt-deux mille huit cents pour l'armée anglo-hollandaise; Prussiens, trente-huit mille, total général, soixante mille huit cents. Les pertes de l'armée française, même y compris celles éprouvées dans la déroute et jusqu'aux portes de Paris, ont été de quarante et un mille hommes.

Dans la même journée du 18, le maréchal Grouchy avait attaqué Wavres à six heures du soir. Le général Thielman opposa une vive résistance; mais il fut battu. Il attaqua à son tour le 19, et fut encore vivement repoussé. Le maréchal Grouchy ordonnait de poursuivre l'ennemi lorsqu'il reçut, avec la nouvelle de la perte de la bataille, l'ordre de l'empereur de faire sa retraite ; il ramena à l'armée à Laon, trente-deux mille hommes, dont six mille cinq cents de cavalerie, et cent huit pièces de canon.

La position de la France était critique après la bataille de Waterloo, mais non désespérée. Tout avait été préparé dans l'hypothèse qu'on échouâț dans l'attaque de la Belgique. Soixante-dix mille hommes étaient ralliés le 27 entre Paris et Laon; vingt-cinq à trente mille hommes, y compris les dépôts de la garde, étaient en marche de Paris et des dépôts. Le général Rapp, avec vingtcinq mille hommes de troupes d'élite, devait être arrivé dans les premiers jours de juillet sur la Marne; toutes les pertes du matériel de l'artillerie étaient réparées. Paris seul contenait cinq cents pièces de canon de campagne, et on n'en avait perdu que cent soixante-dix. Ainsi une armée de cent vingt mille hommes, égale à celle qui avait passé la Sambre le 15, ayant un train d'artillerie de trois cent cinquante bouches à feu, couvrirait Paris au 1er juillet. Cette capitale avait, indépendamment de cela pour sa défense, trente-six mille hommes de gardes nationales, trente mille tirailleurs, six mille canonniers, six cents bouches à feu en batterie, des retranchemens formidables sur la rive droite de la Seine, et en peu de jours ceux de la rive gauche eussent été entièrement terminés. Cependant les armées anglo-hollandaise et prusso-saxonne, affaiblies de plus de quatre-vingt mille hommes, n'étant plus que de cent quarante mille, ne pouvaient dépasser la Somme avec plus de quatre-vingt-dix mille hommes; elles y attendraient la coopération des armées autrichienne et russe, qui ne pouvaient être avant le 15 juillet sur la Marne. Paris avait donc vingt-cinq jours pour préparer sa défense, achever son armement, ses approvisionnemens, ses forti

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fications, et attirer des troupes de tous les points de la France. Au 15 juillet même il n'y aurait que trente ou quarante mille hommes arrivés sur le Rhin; la masse des armées russe et autrichienne ne pouvait entrer en action que plus tard. Ni les armes, ni les munitions, ni les officiers ne manquaient dans la capitale; on pouvait porter facilement les tirailleurs à quatre-vingt mille hommes, et augmenter l'artillerie de campagne jusqu'à six cents bouches à feu.

Le maréchal Suchet, réuni au général Lecourbe, aurait à la même époque plus de trente mille hommes devant Lyon, indépendamment de la garnison de cette ville, qui serait bien armée, bien approvisionnée et bien retranchée. La défense de toutes les places fortes était assurée ; elles étaient commandées par des officiers de choix, et gardées par des troupes fidèles. Tout pouvait se réparer; mais il fallait du caractère, de l'énergie, de la fermeté de la part des généraux, du gouvernement, des Chambres, de la nation tout entière; il fallait qu'elle fût animée par les sentimens de l'honneur, de la gloire, de l'indépendance nationale; qu'elle fixat les yeux sur Rome après la bataille de Cannes, et non sur Carthage après Zama!

Le 21 juin le maréchal Blucher et le duc de Wellington entrèrent en deux colonnes sur le territoire français. Ces deux généraux apprirent le 25 l'abdication de l'empereur, l'insurrection des Chambres, le découragement que ces circonstances jetèrent dans l'armée et les espérances qu'en concevaient les ennemis intérieurs; dès lors ils ne songèrent plus qu'à marcher sur la capitale, sous les murs de laquelle ils arrivèrent les derniers jours de juin, avec moins de quatre-vingt-dix mille hommes, démarche qui leur aurait été funeste, et eût entraîné leur ruine totale, s'ils l'eussent hasardée devant Napoléon. Mais ce prince avait abdiqué...

MÉMOIRE ADRESSÉ AU ROI

PAR CARNOT

EN JUILLET 1814.

Le mémoire adressé au roi par Carnot, en juillet 1814, est une des brochures les plus fameuses qui aient paru au moment de la première restauration. Nous consacrerons à la reproduire ce qui nous reste du quarantième volume. Il en a été publié un grand nombre d'éditions. Nous avons collationné un exemplaire de l'édition de Bruxelles, faite en 1814 par E. D., avec la cinquième édition d'Arnaud, Paris, 1815. Nous n'avons remarqué que des variantes sans aucune importance. Nous réimprimons le texte de celle de Bruxelles.

. L'état social, tel que nous le voyons, n'est, à proprement parler, qu'une lutte continuelle entre l'envie de dominer, et le désir de se soustraire à la domination.

Aux yeux des partisans de la liberté indéfinie, tout pouvoir, quelque restreint qu'il soit, est illegitime: aux yeux des partisans du pouvoir absolu, toute liberté, quelque bornée qu'elle soit, est un abus. Les premiers ne voient pas de quel droit on prétend les gouverner; les autres ne conçoivent pas de quel droit on prétend mettre des bornes à leur autorité : ceux-là soutiennent l'égalité parfaite entre tous les hommes; ceux-ci, la prérogative innée pour quelques-uns de commander aux autres.

C'est de ce conflit d'opinions et de prétentions que sont nées nos discordes civiles; et lorsque l'imagination en est encore effrayée, il est difficile de porter un jugement impartial dans une semblable discussion; chaque parti s'empresse de rejeter toutes les fautes commises sur le parti contraire. Ceux que l'état antérieur des choses avait placés au-dessus des autres imputent tous les malheurs au défaut de soumission des derniers ; ceux-ci les attribuent aux droits arbitraires que s'étaient arrogés les premiers, à leur obstination à défendre d'absurdes et ridicules priviléges.

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Pour être équitable en pareille matière, il faudrait pouvoir se dégager soimème de toute prévention; il faudrait se transporter en idée dans les siècles à

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