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lettres et d'artistes, qui compta parmi ses amis et ses nobles défenseurs Pélisson, La Fontaine, Ménage, Scarron, les Scudéry, et que MTM* de Sévigné appela jusqu'à la fin le cher et malheureux ami?

Sous la plume de M. Clément, le sort de Fouquet ne cesse pont d'inspirer aux nobles cœurs une miséricordieuse émotion. S'il peint les incroyables fatuités du surintendant en son temps prospère, il ne diminue rien de la fierté d'attitude que Fouquet garda dans le cours de son procès, et de la noble résignation chrétienne avec laquelle il supporta sa disgrâce et sa longue captivité. Ce n'est pas une des pièces les moins touchantes du livre de M. Clément que la traduction en vers français, par le prisonnier de Pignerol, du 118 Psaume de David. Cette rareté bibliographique, découverte par l'auteur en ces derniers jours, rappelle les admirables paraphrases des Psaumes qu'écrivait l'éloquent Savonarole en prison, et dans lesquelles il fut interrompu par la mort.

Si M. Clément flétrit avec justice ce qu'il y eut de despotique et de rusé dans l'arrestation de Fouquet, ce qu'il y eut d'illégal et de partial dans la commission qu'on lui donna pour juge, ce qu'il y eut d'ardent et d'extraordinaire dans la passion royale, qui intervint hautement dans la procédure pour faire condamner l'ancien ministre, et, après l'arrêt, pour l'aggraver, d'un autre côté l'auteur ne dissimule ni les irrégularités financières et les dilapidations du surintendant, ni les intrigues de ses amis pendant le procès, ni surtout l'audace de ses projets de rébellion prouvée par les propres papiers de l'accusé. A vrai dire, il y avait là un reste de conflit de l'autorité royale avec les résistances qui troublèrent les premières années du grand règne, et l'omnipotence de Louis XIV était déjà accoutumée à trancher violemment de telles difficultés.

La grande figure de Colbert est peinte avec bien plus de détails, avec un soin religieux, et cela était dù au grand ministre qui gouverna la fortune de la France pendant vingt-deux années avec l'ascendant d'un esprit ferme, intègre et laborieux. Jamais rien d'aussi complet n'a été dit sur Colbert; tout en profitant des travaux déjà publiés sur le plus grand ministre de Louis XIV par tant d'hommes éclairés, Forbonnais, de Monthyon, Lémontey, Villenave, Bailly, Blanqui, de Villeneuve-Bargemont, d'Audiffret, de Serviez, de nouvelles clartés sur l'administration de Colbert ne pouvaient manquer de naître après les soins assidus de M. Clément à fouiller tous les trésors cachés des manuscrits de la Bibliothèque royale et des Archives de la marine; aussi le plus grand jour est-il répandu sur la plupart des opérations de Colbert, à l'aide de lettres officielles, de dépêches authentiques et d'une prodigalité de documents irrécusables. La propre correspondance de Colbert, malgré ses regrettables lacunes, joue ici un rôle considérable. La partie grave des études sur Colbert n'a pas empêché M. Clément de poursuivre le glorieux ministre dans les secrets de son origine plébéienne, dans les détails de sa vie privée et anecdotique, dans l'orgueil et dans les faiblesses de son caractère. On voit Colbert pousser avec une adroite ardeur à la chute de Fouquet, puis trembler devant le sourcil royal à la menace éloignée de la moindre disgrâce, et se plier à devenir le confident complaisant des amours du maître. Une grande place est réservée à l'action de Colbert dans les derniers coups portés par la main royale à l'indépendance politique des Parlements et des provinces. Le roi et le mi

nistre s'accordent à merveille pour accabler les résistances qui éclatent encore à Bordeaux, en Bourgogne, en Bretagne. La corruption elle-même sert à réduire la magistrature. L'argent, les gratifications royales achètent les complaisances de la noblesse de robe, de même que les splendeurs et faveurs de cour ont raison de la noblesse d'épée.

Mais la partie capitale de la vie et de l'influence de Colbert, ce qui marquera vraiment sa trace dans la postérité, ce n'est pas seulement la protection éclairée par laquelle il fit converger autour du soleil royal les rayons brillants des arts et des lettres; ce n'est pas seulement l'ordre qu'il ramène dans les finances, jusqu'à ce que les longues et malheureuses guerres et l'influence de Louvois viennent neutraliser ses mesures et rendre douteuse sa prépondérance: c'est surtout l'appui qu'il donne sans relâche aux intérêts agricoles et manufacturiers ; c'est l'attention forte qu'il offre persévéramment au développement commercial et maritime de la France; c'est le concours qu'il prête aux améliorations de la législation générale, et spécialement des ordonnances de marine. On peut contester la justesse de quelques-unes de ses vues et surtout l'efficacité de ses moyens; on peut blâmer plusieurs de ses expédients financiers; on peut lui reprocher d'avoir encore beaucoup ignoré des lois du crédit, d'avoir méconnu les principes de la liberté commerciale dans ses idées sur les corporations des métiers et la vénalité des offices, dans ses tarifs et ses prohibitions de douanes, dans ses ordonnaces somptuaires, dans ses défenses d'exporter les blés ou les métaux précieux; on peut l'accuser enfin d'avoir tout sacrifié au système protecteur, et d'avoir échoué dans la formation des Compagnies des Indes orientales et occidentales. Tout cela est facile à dire, au point de vue de notre siècle et dans la situation actuelle de l'économie sociale; mais au temps de Colbert, c'était lui qui était en progrès. Plusieurs de ses institutions sont restées, plusieurs de ses lois nous gouvernent, et nous pourrions profiter encore de plusieurs de ses inspirations salutaires.

D'ailleurs les plus graves problèmes économiques ne sont pas si nettement tranchés aujourd'hui même qu'on doive s'étonner des hésitations ou des erreurs de Colbert. Plusieurs contestent à bon droit quelques-unes des prétentions orgueilleuses de la science nouvelle. Plus qu'aucune autre elle semble dépendre des faits et des temps, et il ne paraît pas encore qu'elle ait le droit de poser des principes absolus. Toujours est-il que les opérations financières et économiques du ministre du grand règne, qui a touché à toutes les questions qui nous émeuvent, à la réduction des rentes comme à toutes les théories de la richesse publique et du commerce intérieur et extérieur, offrent une profonde matière de réflexions et d'études à tous ceux que préoccupent les destinées de la science et du pays. C'est dire assez l'attrait que présente le livre de M. Clément, où rien n'est oublié sur Colbert, et dans lequel est jugé, sans adulation, mais sans injustice, le grand homme qui a vécu entouré d'envieux et d'ennemis, qui est mort chargé de la haine publique, mais qui a gardé pendant vingt-deux ans le pouvoir avec l'obstination d'un vrai talent et d'un fort caractère, et dont la probité n'a jamais été soupçonnée, bien qu'il ait laissé à ses héritiers 10 millions de fortune.

P. L.

LITTÉRATURE.

Examen critique de l'ouvrage intitulé des Variations du langage français depuis le XII siècle, par M. F. GUESSARD, ancien élève de l'Ecole des Chartes 1.

Les questions de grammaire et de philologie ne sont pas trop du ressort de ce Bulletin. Pour les comprendre seulement, à plus forte raison pour les juger, il faut nécessairement se jeter dans un détail technique, se dévouer à des recherches longues et minutieuses. Ce que nous devons à nos lecteurs, c'est de les avertir des événements littéraires qui intéressent leur esprit, et de mettre chacun sur la voie dans laquelle il pourra trouver un aliment ou un plaisir pour son intelligence, selon la diversité de ses goûts ou de ses habitudes.

Or, il est arrivé que M. F. Génin, homme d'esprit, de l'aveu de son adversaire lui-même, mais le plus léger et le plus hostile des voltairiens à l'endroit des choses religieuses, a écrit un livre sur les Variations du langage français depuis le XII° siècle. C'est ce livre que M. Guessard attaque avec l'aplomb d'un homme versé dans les études philologiques, et avec une spirituelle vivacité de formes qu'on doit remarquer dans un élève de l'Ecole des Chartes.

Je ne sache rien qui risque plus de tomber dans la fantaisie et dans la conjecture que les travaux sur les origines et la formation des langues, toutes les fois surtout qu'on prétend en déduire un système, une théorie. Autant il est facile sur ce sujet d'arriver à des aperçus ingénieux, à de fines remarques, autant il est mal aisé de parvenir à des règles générales et absolues. Aucune langue n'est pleinement philosophique, et la langue française encore moins peut-être que les autres. Aujourd'hui que notre langage est vieux et consacré, on ne le ramèneraît point, sans mille contraintes, à un caractère rationnel; que sera-ce donc de chercher ce caractère dans les obscurités originelles, dans les rudiments d'une langue imparfaite ? C'est pourtant ce qu'a essayé M. Génin, en voulant pénétrer dans les variations de prononciation et d'orthographe du vieux français.

Aussi M. Guessard nous paraît-il avoir renversé, avec la dextérité, avec la solidité d'un philologue tout autrement exercé que M. Génin lui-même, la plupart des résultats scientifiques que celui-ci se flattait d'avoir obtenus.

M. Guessard n'a point de peine à démontrer que l'usage est le grand maître des variations et de la formation du langage, et que d'inflexibles lois ne le gouvernent jamais, non pas même dans ses commencements. II prouve à merveille que M. Génin s'est trompé dans les règles absolues qu'il a posées, et que l'on pourrait souvent remplacer telle de ces règles par la règle diamétralement opposée, tant les exceptions et la règle sont peu distinctes! Et non-seulement M. Guessard établit la fausseté de la prétendue règle, qui devient fausse précisément parce qu'elle est absolue; il établit encore que les applications et les conséquences que M. Génin ́ conclut des règles qu'il pose n'ont d'ordinaire ni plus de justesse, ni plus

1 Paris, Firmin Didot frères, rue Jacob, 56.

de logique, ou bien elles n'ont aucun rapport avec le principe qui les précède; ce sont des observations justes en elles-mêmes, mais qui n'appartiennent pas à M. Génin, ou bien elles dérivent du système de l'auteur, et alors elles deviennent un peu plus neuves, mais elles sont complétement fausses.

Les vices de la manière de procéder de M. Génin deviendront sensibles pour tous si l'on réfléchit que, recherchant un type de la langue française dès le XIIe siècle, il s'attache au type parisien, sans même lui assigner ni circonscription, ni limites, comme si Paris, dont la suprématie nationale, politique et civile, si longtemps contestée, a tardé à être déclarée et reconnue jusque dans des siècles voisins du nôtre, a pu prétendre imposer la centralisation de son langage dans les âges éloignés. Bien plus, M. Génin n'a pas vu que la prononciation et l'orthographe françaises ont nécessairement varié, non-seulement de siècle à siècle, de province à province, de dialecte à dialecte, de l'Ouest à l'Est, du Nord au Midi, mais dans la même province, sur des territoires contigus, jusqu'à ce que de tout cet amalgame complexe se soit formé dans la série des âges ce qui a prévalu sous le nom de langue française. Le grand tort de M. Génin est de n'avoir pas assez distingué les langues diverses, ou, si l'on veut, les divers dialectes de nos aïeux, et de n'avoir pas tenu compte des nombreuses et profondes différences qui marquaient nécessairement la langue parlée ou écrite de l'Ile-de-France, de la Normandie, de la Lorraine, de la Picardie, de la Bourgogne et de vingt autres lieux, en faisant abstraction même des provinces plus centrales ou méridionales. Qui pourrait énumérer les événements, les accidents, les hasards qui ont décidé le triomphe de telle ou telle prononciation, de telle ou telle orthographe? La fortune ne pouvait-elle donner la prééminence à tel dialecte au lieu de faire prévaloir tel autre dialecte? Et, dans tous les cas, n'y a-t-il pas dans la formation des langues, plus encore que dans la formation des empires, mille nécessités de fusion que le philologue ou l'historien ne doivent ni ignorer, ni méconnaître ?

Que dirait-on aujourd'hui d'un publiciste qui, pour juger l'histoire de France et ses révolutions sociales, prendrait son point de départ dans la Déclaration des Droits ou dans la Charte constitutionnelle? Ce fut, je le sais, le mode vicieux pratiqué au XVIIIe siècle; et M. Génin est demeuré encore, en cela comme dans le reste, l'homme du XVIIIe siècle. Il sacrifie trop à l'idée absolue de l'unité française. En aspirant à ce type d'unité philosophique, on méconnaît entièrement les lois qui ont présidé à l'avénement des langues comme à celui des gouvernements humains. Un système social, comme un système de langage, ne règne et ne se réalise qu'en laissant bien des morts sur le champ de bataille. Mais les vaincus ne laissent pas que d'obliger les vainqueurs à de nombreuses concessions; en sorte que la langue ou la constitution triomphante est le plus souvent une transaction.

Mais, si c'est déjà un travail énorme, équivoque, que de surprendre, à travers les siècles, les traces de ces transformations, de ces mélanges des institutions civiles et politiques qui se marquent cependant au grand jour dans la mémoire des hommes par des monuments certains, par des faits historiques évidents, avérés, quelles prodigieuses difficultés n'y aura-t-il

pas, à plus forte raison, pour remonter à la succession latente, imperceptible, capricieuse, fortuite, des formes du langage; succession dont les phases sont tout autrement secrètes, les monuments tout autrement incertains, les variations tout autrement mystérieuses, les résultats tout autrement contestables? La critique et la philologie mourront à la peine, quelque méritoires et quelque pénétrants que puissent d'ailleurs être leurs efforts. Le pire encore, c'est que M. Guessard, dans la rude guerre qu'il fait à M. Génin, prouve clairement que les monuments écrits, invoqués par ce dernier à l'appui de son système absolu sur la prononciation et l'orthographe françaises, par exemple, le Livre des Rois et la Chanson de Roland, appartiennent précisément à des provinces, à des dialectes, qui n'écrivaient et ne prononçaient point comme l'Ile-de-France ou la France centrale, dont M. Génin veut faire prévaloir théoriquement la langue.

Le pire encore, c'est que M. Guessard contredit M. Génin jusque dans le sens qu'il donne aux autorités qu'il appelle à son aide. C'est ainsi que ce critique amène les moins éclairés à confesser que M. Génin a mal traduit et mal entendu un passage latin de Théodore de Bèze sur lequel il prétend s'appuyer.

Nous ferons grâce au lecteur de toutes ces guerres entre les voyelles et les consonnes, de toutes ces transformations, de toutes ces révolutions de lettres, de sons, de mots, bien que, sous la plume de gens d'esprit, ces discussions aient un certain charme capable de saisir les intelligences les plus ignorantes. Mais nous devons ajouter que l'élève de l'Ecole des Chartes, qui prépare lui-même un grand travail sur les matières abordées par le professeur de la Faculté des Lettres de Strasbourg, se montre prêt à suivre M. Génin dans toutes les sources citées ou consultées, et même à marquer malicieusement du doigt le lieu où l'auteur des Variations du langage français a emprunté ses meilleures et moins contestables remarques. Les hommes spéciaux sont terribles quand ils combattent les hommes spirituels, et nous doutons que M. Génin, quel que puisse être d'ailleurs son mérite, ait eu le temps de consacrer à la philologie, à l'archéologie des langues, à la science des manuscrits, d'aussi longues, d'aussi complètes, d'aussi fortes études que M. Guessard; et, pour comble de malheur pour M. Génin, M. Guessard, nous l'avons déjà dit, est aussi un homme d'esprit.

Le seul point sur lequel nous prendrions quelquefois volontiers le parti de M. Génin contre M. Guessard, c'est lorsque M. Génin regrette toutes les richesses de fonds et de forme dont notre langue a successivement été dépouillée par l'usage tyrannique ou par l'autocratie de l'Académie Française. Nous respectons fort l'autorité, mais nous aimons infiniment aussi la liberté, et nous craignons ici que la timidité respectueuse et positive de M. Guessard n'ait un peu trop, peut-être, sacrifié au droit acquis.

Dans une lutte avec un si puissant adversaire, M. Génin, poursuivi à la fois par la science, par la raison, par le ridicule, a reçu plus d'une grave blessure philologique; mais ce qui est plus grave encore, M. Génin s'est fâché. Nous sommes trop polis pour lui dire : Jupiter, tu te fûches, donc tu as tort. Nous disons seulement que se mettre en colère, même quand on a tort, contre une critique si amère et si victorieuse qu'elle soit, ce n'est pas se comporter en homme d'esprit. P. L.

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