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Cour de Cassation et de la jurisprudence française. Il faut cependant reconnaître que la pratique judiciaire a reculé devant quelques-unes des conséquences de ce système, et qu'elle s'est efforcée de les atténuer par divers tempéraments. C'est ainsi que la compétence des tribunaux locaux, pour juger les actions réelles, pétitoires ou possessoires, concernant les immeubles possédés par des États étrangers en France, est communément admise; on considère qu'en pareil cas, c'est l'immeuble plutôt que son propriétaire ou possesseur, qui est engagé dans le litige. Le tribunal de la situation, le forum rei sitae, a donc une compétence naturelle pour connaître de ce litige.

C'est ainsi encore qu'on ne fait aucune difficulté pour reconnaître au gouvernement étranger la faculté de renoncer à se prévaloir de l'incompétence des tribunaux français, et d'accepter, fût-ce d'avance et par une clause du contrat qu'il s'agit d'exécuter, la juridiction de ces tribunaux. Citons, entre autres décisions rendues en ce sens, un jugement du tribunal civil de la Seine, du 10 avril 18881. Et cette acceptation de la juridiction étrangère par l'État appelé en justice peut, suivant des décisions nombreuses, être cherchée dans les circonstances de la cause; elle peut être purement tacite. Il en est ainsi notamment lorsque l'État défendeur a négligé d'élever l'exception d'incompétence au début du procès dirigé contre lui; son silence vaut soumission de sa part à la juridiction saisie. On a encore vu une acceptation de ce genre, en ce qui concerne le jugement des demandes reconventionnelles formées contre un État étranger, dans le fait que c'est cet État qui avait lui-même saisi un tribunal français d'une action principale contre un de nos nationaux; et, en ce qui concerne le jugement de l'appel interjeté contre lui, dans la circonstance qu'il avait joué le rôle de demandeur en première instance. C'est également par une idée d'acceptation tacite que l'on peut expliquer la compétence que les tribunaux français ne manquent pas de revendiquer pour statuer sur les difficultés nées de l'exercice d'un commerce ou d'une industrie par un État étranger en France. En se faisant commerçant ou industriel hors de son territoire, l'État a par cela même affirmé l'intention de ne pas réclamer le bénéfice d'immunités que les autres commerçants ou industriels ne possèdent pas, et qui seraient incompatibles avec le jeu de la libre concurrence. Et c'est pour cela que nos tribunaux se déclarent en général compétents pour juger les procès dont l'exploitation des chemins de fer par un gouvernement étranger est l'occasion fréquente2. Il semble que la même règle devrait

1. Journal du droit international privé, 1888, p. 670.

2. Voir sur ce dernier point l'arrêt de la Cour de Cassation du 5 mai 1885 et la note dont M. le professeur Chavegrain l'a fait suivre dans le recueil de Sirey, 1886, I, 353.

être appliquée aux contestations qui s'élèvent en France à propos des emprunts émis par les gouvernements étrangers; mais, par une contradiction difficile à justifier, les tribunaux français se refusent obstinément à connaître de ces contestations; ils considèrent sans doute que les emprunts publics constituent des actes de souveraineté qui ne peuvent, en aucun cas et sous aucun prétexte, être déférés au contrôle d'une justice étrangère1.

Il ne faut pas méconnaître la valeur et l'utilité pratiques des atténuations apportées par la jurisprudence elle-même à la rigueur du système absolu de l'incompétence des tribunaux nationaux au regard des États étrangers; mais il n'est pas permis de se dissimuler leur caractère illogique et arbitraire. Si, dans les divers cas que nous venons d'analyser, le droit de juger des tribunaux français a pour base une acceptation tacite de leur juridiction par l'État défendeur, on ne voit pas pourquoi on ne découvrirait pas une acceptation de ce genre dans tout acte par lequel un gouvernement étranger s'est engagé envers un Français, par exemple sous forme d'un emprunt public émis sur notre territoire. Et puis, si l'incompétence des tribunaux a pour base, dans le cas qui nous occupe, le principe de l'indépendance respective des États, ainsi que la Cour de Cassation le proclame, comment admettre qu'il puisse dépendre de ces États d'y renoncer par un acte de leur volonté ? Un tel principe, fondement du droit international, peut-il donc être abandonné à la discrétion des États ? N'est-il pas supérieur à toutes leurs conventions, à toutes leurs abdications ? Dans le cas où l'État défendeur omettrait de s'en prévaloir, ce devrait être précisément le rôle du juge de suppléer d'office à sa négligence. En faisant de l'incompétence une simple arme, une simple faculté dont l'État assigné est libre de ne pas se servir, la jurisprudence amoindrit singulièrement l'idée de souveraineté à laquelle elle fait par ailleurs tant de sacrifices.

Toutes ces contradictions, permettent de mesurer la fragilité du système actuellement suivi par la pratique des tribunaux en France et dans quelques autres pays. Le principe de l'indépendance respective des États n'exige pas que les tribunaux nationaux se déclarent toujours incompétents pour juger les actions intentées contre un État étranger. Cette incompétence ne s'impose, mais alors elle s'impose d'une manière absolue, rigoureuse, sans que le juge puisse s'abstenir de la prononcer et sans que le gouvernement étranger puisse y renoncer, que lorsque le litige est né à l'occasion d'un acte politique, d'un acte qui, par sa nature même, ne se confond pas avec ceux que les particuliers accomplissent ou

1. Voir en ce sens Paris, 26 juin 1908, Journal du droit international privé. 1909, 144.

peuvent accomplir dans leur vie de chaque jour. Dans tous les autres cas, la souveraineté de l'État défendeur est hors de question et l'immunité qui a pour objet de la sanctionner et de la défendre disparaît tout naturellement, sans qu'il soit nécessaire de lui prêter la pensée plus ou moins conjecturale d'y renoncer. Cette thèse n'est pas purement théorique; elle a trouvé une formule très heureuse et très complète dans un remarquable arrêt de la Cour de Cassation de Belgique, en date du 11 juin 19031. Cet arrêt ainsi que les conclusions de M. le premier avocat général Terlinden, qui y sont jointes, offrent un grand intérêt. La même doctrine, la même distinction se retrouvent dans quelques décisions encore isolées de la justice allemande; citons l'arrêt rendu le 4 mars 1884 par le tribunal bavarois des conflits; et la jurisprudence italienne les a également consacrées à maintes reprises depuis 1886; bornonsnous à mentionner un remarquable arrêt de la Cour d'appel de Lucques du 2 avril de cette même année. Le tribunal fédéral suisse, de son côté, s'est prononcé en ce sens par son arrêt du 13 mars 1918 3.

Enfin, on peut consulter sur la question qui a été traitée ici le projet de règlement international sur la compétence des tribunaux dans les procès contre les États, souverains ou chefs d'État étrangers, adopté par l'Institut de droit international, dans sa session de Hambourg, en 1891, et qui se trouve reproduit à l'Annuaire de l'Instituta.

1. S. 1904. 4. 16; D. P. 1903, 2, 401.

2. Journal de droit international privé, 1887, p. 501. 3. Revue du droit international privé, 1919, p. 172. 4. Année 1889-1892, p. 436.

1923.

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TABLE DES MATIÈRES

Législation française.

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I

Article 14 du Code civil. Problème de
la compétence des juges nationaux au regard des chefs d'État étran-
gers. Un chef d'État peut-il être appelé devant la justice d'un pays
étranger? La fiction de l'exterritorialité. Opinions de M. John
Westlake et de M. Gabba. La personne du souverain est distincte
de celle de l'État. - S'il agit au nom de l'État, il n'est pas soumis à la
juridiction étrangère; s'il agit à titre privé, l'immunité de juridiction
ne peut en droit lui être accordée. Cas du président élu dont le
mandat est limité.

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Jurisprudence de la Cour d'appel de Paris se déclarant incompé-
tente lorsque le souverain agit comme chef d'État. - Jurisprudence
française et italienne faisant droit à des actions engagées contre des
souverains ayant agi à titre privé. Objections: difficultés pra-
tiques que soulève cette distinction; difficultés d'exécution. Ces
objections ne sont pas décisives .

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II

L'incompétence peut-elle être invoquée par l'État qui, lui-même,
a contracté l'obligation litigieuse. Différence entre le souverain et
P'État. L'État agit toujours comme personne publique. Juris-
prudence française. Il faut distinguer entre les Etats propre-
ment dits et de simples circonscriptions, administrations, provinces,
départements, villes, etc. Considérations sur la situation des
États confédérés par rapport à l'immunité de juridiction. Les
représentants de l'État. Cas des États révolutionnaires ou non
reconnus et de leurs gouvernements de fait. Les tribunaux fran-
çais sont-ils compétents pour connaître des actions intentées contre
un État étranger? Jurisprudence anglaise. - Opinion de Vattel.
La question ne peut être tranchée en termes absolus et doit être
résolue par une distinction. Actes accomplis par l'État jure imperii
et actes accomplis jure gestionis. Opinion de Fiore. Crité-
rium à adopter. C'est la nature des actes accomplis qui doit être con-
sidérée. Arrêt de la Cour de Cassation de France du 22 janvier
1849. Compétence du tribunal de situation pour les immeubles. -
Acceptation par l'État étranger de la juridiction nationale. Cas
des emprunts en France par les gouvernements étrangers.
tique de la jurisprudence française.

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Cri-

L'incompétence ne s'impose que lorsque le litige est né d'un acte
politique. Adoption de cette thèse par la jurisprudence de plusieurs
pays.

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536

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