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de leurs pas d'un chant de triomphe; c'est la critique écolière. Il n'y a pas aujourd'hui un inventeur de quelque réputation qui n'ait auprès de lui, à ses ordres, une douzaine de secrétaires, empressés à recueillir sa parole, à recevoir, comme la manne céleste, la moindre parcelle de pensée qui s'échappe de ses lèvres. La critique écolière n'a qu'une loi, mais une loi inexorable: proclamer à toute heure, en tout lieu, à tout venant, la beauté souveraine de l'œuvre du maître. Chaque phrase obscure est une phrase méconnue. Les rimes sonores et littérales jusqu'à la niaiserie sont autant de richesses mystérieuses que la foule devrait adorer à deux genoux. Y a-t-il dans une tragédie ou un roman du maître un personnage impossible, dont le type ne se retrouve nulle part, que la raison se refuse à comprendre, qui viole du même coup la réalité humaine et la réalité historique, la critique écolière commence par s'écrier Hosannah! Puis, si elle ne peut débaucher à son enthousiasme l'indifférence rétive, elle s'exalte peu à peu jusqu'à l'indignation. Le siècle ne mérite pas le génie du maître; publier de pareilles créations, les livrer à la multitude ignorante, c'est les profaner, c'est les souiller de gaieté de cœur. Pourquoi faut-il que son intelligence toute-puissante, qui vit avec Dieu dans une communion quotidienne, ne sache pas s'abstenir d'un vain désir de popularité? Pourquoi ne pas demeurer dans une sainte solitude qui seule est bonne et salutaire aux ames de cette trempe? Ce qui étonne et répugne au goût vulgaire, ce qui paraît aux salons blasés monstrueux et difforme, ce qu'ils accusent de fièvre et de folie, c'est tout simplement la divine idéalisation d'une fantaisie trop grande pour se réaliser sur la terre. Tout est beau, tout est sacré dans l'œuvre du maître; celui qui aperçoit une tache dans cet astre glorieux ne mérite pas les honneurs de la discussion; c'est un ennemi.

Un jour, le grand homme devient Dieu, le disciple monte au rang d'apôtre. Pour compléter l'apothéose, il faut abolir le polythéisme; pour assurer l'avénement de la religion nouvelle, il faut déclarer impies les autels qui sont encore debout. Tâche difficile et laborieuse! mais où serait la gloire de l'apostolat, si les épreuves manquaient au courage? où serait l'honneur de la prédication, si le troupeau du diocèse acceptait sans murmurer le nouvel évanTOME I. SUPPLÉMENT.

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gile? Envelopper le passé tout entier dans une nuit dédaigneuse, trier sévèrement dans l'histoire les noms amis et les noms hostiles, réunir dans un mosaïsme violent tout ce qui peut servir de préface à la venue du nouveau Christ, voilà l'ambition du disciple, voilà le devoir de l'apôtre.

Ne lui demandez pas s'il a étudié les origines de la langue, s'il a suivi, dans les migrations et les invasions successives, les transformations de l'idiome; s'il sait quelles singularités étrangères sont revenues avec les armées conquérantes; s'il connaît les apologues et les symboles ramenés à la suite des guerres d'Orient et d'Italie. Dans les ambages de cette érudition sincère l'apôtre se fourvoierait; il ne sait du passé que les parties acceptées du maître; pour le reste, la négation équivaut à l'étude.

Pour les auditeurs désintéressés, c'est vraiment une leçon curieuse. Dans les occasions solennelles, le chapitre s'assemble; il délibère sur les vérités bonnes à répandre, sur les hérésies qu'il importe de réfuter; il discute ligne par ligne la proclamation utile aux intérêts de la jeune religion, et, après de sérieux débats, il se résout à promulguer, sous forme d'ordonnance, ce que le maître veut bien amnistier dans le passé. C'est ainsi que tout recemment nous avons su la valeur comparée de Nicomède et de Cinna. Jusque-là le monde était dans l'attente; les studieux, dans leur sagacité indécise, ne savaient à quel parti se ranger. Car, les foudres lancés contre le style épique d'Athalie, et la réserve élégiaque de Britannicus, avaient épargné le vieux Corneille. Aujourd'hui la foi chancelante est rassurée; tous les doutes qui pouvaient rester au fond de nos consciences sont ramenés au giron de l'église.

Mais avec l'interprétation du passé, la tàche de l'apostolat n'est pas encore terminée. Il faut défendre contre les schismes envahissans l'orthodoxie qui a coûté tant de sueur et d'éloquence. II faut enceindre le dogme et la liturgie d'un rempart infranchissable; c'est-à-dire que la volonté du maître n'est pas plus clémente à l'avenir qu'au passé.-Je suis, dit-il à ses disciples, celui qui était et celui qui sera. Avant moi, la confusion régnait au sein de toutes choses. J'ai pensé : Que la poésie naisse, et la poésie est née; j'ai ordonné le domaine entier de l'imagination d'après des lois rigou

reuses et prévues dès long-temps. Tout est bien ainsi que je l'ai fait; malheur à qui dérangera une pierre de mon édifice, car il périra sous les ruines! Je n'ai voulu imiter personne, je n'ai consulté que moi-même pour révéler à mon siècle attentif les caprices de ma rêverie ; j'ai agi sagement, car, avant moi, il n'y avait rien qui pût me servir de modèle. Mais aujourd'hui je me propose en exemple, et chacune de mes œuvres est un enseignement; levez les yeux sur moi, contemplez les splendides rayons qui ruissellent de mes tempes; adorez et priez.

J'ai trouvé le moule divin où doivent se fondre et se modeler toutes les pensées possibles, que je ne baptiserai pas, mais que je prévois. Celui qui changera les lignes arrêtées par ma volonté verra le métal rebelle déborder et se perdre; il aura beau s'accroupir sur sa fournaise, la statue, en se figeant, raillera ses espérances, car elle sera toujours boîteuse, quoi qu'il fasse.

Ceci est tout simplement le décalogue poétique; chacun de ces versets sert à régler la conduite et la parole de la critique écolière. Toutes les bonnes ames enrôlées dans cette sainte armée sont désignées par le poète reconnaissant aux plus magnifiques destinées. Mals le jour où ils désertent, ils rentrent dans le néant. ·

Reste une dernière critique, sévère, vigilante, impartiale, personnelle dans sa volonté, mais non pas dans ses attaques, qui ne reconnaît d'autre loi que sa conscience, d'autre but que la vérité. Sans doute à l'origine des littératures, les poétiques ne viennent qu'après les poèmes; sans doute l'imagination ou la synthèse précède la réflexion ou l'analyse. Qui le nierait? Mais aujourd'hui la question n'est plus la même ; il peut arriver, et il arrive certainement que des esprits d'une même énergie, d'une sève également abondante, s'engagent dans des voies diverses, que les uns cheminent selon la méthode dialectique, tandis que les autres sc livrent tout entiers à l'invention. Or, quelle main, si hardie qu'elle soit, posera les limites assignées à ces deux formes de la pensée? Si l'invention est indéfinie, si le génie humain n'a pas de bornes prévues dans le cercle des idées et des faits, la réflexion serait-elle d'aventure déshéritée du même privilège? Si le navigateur peut tenter, au péril de sa vie, l'exploration des mers ir con

nues, sera-t-il défendu à l'astronome de tracer d'avance des con scils pour le courage des nouveaux Argonautes? Si rien n'arrête les lointaines excursions de Mungo-Park, sera-t-il donné à quelqu'un de parquer les investigations de Herschell? Il y a, qu'on y prenne garde, une invention dialectique, aussi hardie, aussi laborieuse, aussi individuelle que l'invention poétique. Mais comme les procédés ne sont pas les mêmes, il est simple et nécessaire que le dialecticien et le poète ne se rencontrent pas constamment. Souvent le premier prévoit ce que le second n'accomplit pas, souvent le second réalise ce que le premier n'avait pas prévu ; mais il y a dissidence et non pas contradiction; des deux parts c'est la même bonne foi et la même franchise. Quelques jours encore, et le dialecticien expliquera la création du poète, le poète réalisera les 'prévisions du dialecticien. Entre ces deux emplois de l'intelligence, il ne doit y avoir ni jalousie, ni haine, ni hostilité, mais bien une émulation fraternelle et paisible, un mutuel encouragement à de nouvelles tentatives. Dans cette lutte qui peut être glorieuse, le dédain et l'ironie sont de mauvaise guerre; mépriser celui qui demeure, railler celui qui marche, des deux parts c'est pareille folie.

Que les poètes n'accusent plus d'outrecuidance la critique libre et personnelle, qu'ils ne plissent pas la lèvre en signe de pitié, chaque fois qu'une intelligence réfléchie s'applique à les comprendre, à les interpréter. Dans aucun cas, la réflexion indépendante ne prétend se substituer à l'invention: car le poète agit, et le critique délibère. Si assuré qu'il soit de la vérité, dès-lors qu'il s'abstient de réaliser sa pensée sous forme d'œuvre, il ne dépasse pas les limites du doute savant. Cette distinction, si triviale en apparence, est loin d'être puérile. A Phidias, à Raphaël, à Cimarosa, à Palladio, les moyens d'exécution peuvent manquer. Sans Périclès, sans Léon X, qui sait si nous aurions les métopes du Parthénon et la Salle de la Signature? Mais à Goëthe, s'il veut se révéler, la parole ne refusera jamais d'obéir. La pauvreté, les passions impérieuses pourront sans doute retarder les loisirs et contrarier la volonté qui aspire à la gloire. Mais le temps et l'auditoire ne manquent jamais au poète.

C'est pourquoi celui qui sent en lui-même la force et l'espérance

d'être un jour grand à son tour ne doit pas s'irriter contre la méconnaissance, ni jeter à la foule indifférente l'accusation d'injustice et de frivolité. Marquez dans vos desseins, dans vos solitaires rêveries, le rang que vous prétendez; épiez, parmi les noms qui resplendissent autour de vous, une place inoccupée, une place veuve, et que la mort abandonne à votre ambition; mais ne vous plaignez pas si vous n'avez rien fait. Déterminez avec une sévérité inflexible les lois que vous suivrez pour atteindre le but envié; apprenez à modeler la parole comme une cire docile, étudiez patiemment toutes les ruses de la langue, empruntez à tous les âges de votre idiome les secrets les plus ignorés; et dans vos recueillemens laborieux façonnez-vous aux batailles victorieuses de la parole contre la pensée. Soyez capables, et applaudissez-vous dans votre sécurité, Mais tant que vous n'aurez pas affirmé votre puissance en la manifestant, contentez-vous de l'ombre silencieuse, et ne jalousez pas ceux qui ont mérité la lumière, et dont l'armure reluit au soleil.

Sincère, prévoyante, désintéressée, à quoi sert la critique? Peutelle aider aux progrès de la poésie? peut-elle agir sur l'inventeur et sur le public? Sans nul doute, l'imagination qui produit, parce que sa loi est de produire, s'abstient volontiers de consulter la critique : elle n'a en vue que sa volonté, lorsqu'elle se déploie.

Mais son égoïsme, si hautain qu'il soit, a pourtant des limites naturelles et nécessaires. Que le poète se complaise en lui-même, s'admire et se complimente, et qu'après avoir achevé son œuvre, il se dise résolument : J'ai eu raison. Je ne le nie pas, et je suis loin de le blâmer. Mais après ce contentement, il lui faut la gloire. Après le témoignage de sa conscience, il veut la popularité. Or, ici la critique intervient de droit et de fait. Prenez le roman le plus beau, la plus belle tragédie, Ivanhoe, Romeo et Juliette; appelez la foule, et demandez-lui son avis. Croyez-vous qu'elle se livrera naïvement à son admiration? Croyez-vous qu'elle osera se laisser émouvoir, et qu'elle ne rougira pas de ses larmes? Oui, si vous entendez parler de foule ignorante et grossière, laborieuse et illettrée, qui n'a pas eu le temps de désapprendre sa nature. Non, si vous parlez de la foule qui s'agite dans les salons et les comptoirs, corrompue et dépravée par une curiosité maladive. A cette fouledemi-savante qui remplit les loges de nos salles, et qui défraie

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