Page images
PDF
EPUB

six, et s'excusait sur la rareté des homines de guerre dans sa province. Si pareille réquisition lui venait de Santafé qu'il craignait davantage, il en envoyait douze, et promettait le reste sous le plus bref délai. Donnant ainsi des deux côtés, il avait fini par vivre en paisible intelligence avec ces incommodes voisins.

Il me parla d'abord de Napoléon; puis le style de la proclamation qu'il venait d'entendre le conduisit naturellement à exprimer son avis sur les étrangers qui arrivaient sans cesse dans le pays. Don Geronimo voyait dans cette affluence la perdition de la république Le pays est bon, me dit-il, mais il n'est plus à nous, il est aux étrangers. (J'étais le seul à la Bajada.) Les étrangers sont les sauterelles qui dévorent la substance de la patrie; avant que les hérétiques vinssent enlever nos cuirs et notre bétail, un boeuf valait une demi-piastre : aujourd'hui il vaut sept piastres, et qui sait où cela s'arrêtera? ›

Le ministre des relations extérieures et le père Las Piedras approuvèrent d'un signe de tête cette réflexion d'économie politique. Une crainte bien autrement vive les préoccupait tous trois. L'apparition future de la fameuse comète de 1852 leur était connue, ainsi que la fin du monde qu'elle devait amener à sa suite. Cette prédiction, née, je crois, en Allemagne, d'almanachs en almanachs, avait fini par arriver dans les journaux de Buenos-Ayres, et de là dans tous les recoins de la république, où elle a causé des angoisses inexprimables. J'en ai entendu parler avec terreur dans des hameaux perdus de l'intérieur, dont les géographes ne soupçonnent pas même l'existence, et j'ai cherché vainement à les rassurer. Les astronomes allemands ne se doutent pas des malheureux qu'ils font avec leurs prédictions biscornues.

L'heure de la sieste était venue depuis long-temps. Don Geronimo, qui sentait sa langue s'empâter, prit la lettre sale qui était sur la table, la mit dans sa poche et se leva pour aller dormir dans sa maison. Le ministre des relations extérieures et le père Las Piedras en firent autant de leur côté. J'avais compté intérieurement sur une invitation de leur part, suivant l'usage hospitalier du pays. Trompé dans mon attente, et resté seul, sans asile, je fus m'installer sous un arbre, à côté de quelques gauchos étendus à terre, et ronflant dans leurs ponchos. La sieste passée, je trouvai, non sans

peine, une petite chambre, donnant sur la place, pour quelques réaux par semaine.

J'eus bientôt à ma disposition, suivant l'expression du pays, toutes les maisons de la Bajada, et il me fut loisible de mettre ma tête à toutes les fenêtres et d'entrer par toutes les portes avec la certitude d'être accueilli de confianza, c'est-à-dire sans cérémonie, en ami. Il n'est pas hors de propos de dire ici la marche à suivre pour se rendre l'ami de tout le monde dans les petites villes de la République Argentine : elle est simple et d'un usage facile. Vous commencez, je suppose, par l'extrémité d'une rue, et vous vous arrêtez devant une maison qui ne donne aucun signe de vie; alors vous criez, en grossissant votre voix : Ave Maria purissima! — sin pecado concebida! Pase Vmd adelante (1), répond une voix de l'intérieur; la porte s'ouvre, et une créature humaine paraît sur le seuil ; vous entrez, et comme le temps n'a pas l'ombre d'une valeur quelconque pour les habitans de la maison, vous restez quatre heures avec eux à fumer, à bavarder, et à manger des pastèques, si la saison le permet. Voilà déjà une maison à votre disposition. A la suivante, vous apercevez à la fenêtre une jeune fille qui regarde voler les mouches dans la rue. -Peut-on entrer, précieuse jeune fille (style espagnol)? - Y porque no, senor? pourquoi non, seigneur? -Heureuse simplicité de l'âge d'or! En effet, pourquoi pas? Quel motif peut-il y avoir de refuser la porte à un homme qui a envie d'entrer? Dans le cours de la conversation, faites-lui unc de ces propositions hasardées qu'ailleurs on entoure de circonlocutions sans fin. Pourquoi pas, seigneur? répondra-t-elle encore. Vous continuez ainsi jusqu'à l'autre bout de la rue; puis vous passez une autre et si vous mettez quelque zèle dans votre tournée, il est probable que vous l'aurez terminée en moins de deux jours.

[ocr errors]

Certes, j'avais en apparence toutes les garanties désirables de repos dans ce paisible village, sur lequel une influence soporifique semblait s'être étendue; mais il était écrit que les révolutions m'y poursuivraient encore. La sage politique de don Geronimo avait en vain conjuré les orages qui se formaient au loin; il en devait naître et éclater à ses côtés.

[merged small][ocr errors][merged small]

Parmi ses administrés se trouvait momentanément un mauvais garnement de Buenos-Ayres, dont le désordre paraissait être l'élément naturel, et qui avait pris part à tous les troubles politiques des derniers temps. Sa famille, assez influente, l'avait vingt fois tiré des mauvais pas où il se mettait sans cesse et avait fini par l'abandonner. La police, pour n'avoir plus à veiller sur lui, l'avait prié d'aller habiter la Bajada jusqu'à nouvel ordre, en le recommandant particulièrement au gouverneur.

Aguirre s'ennuyait sur un théâtre trop étroit pour ses talens, et ne cherchait que l'occasion de mal faire. Je lui avais parlé deux ou trois fois à Buenos-Ayres, et le hasard ou plutôt l'étroitesse de la Bajada fit que je le rencontrai le soir même de mon arrivée, en me rendant à mon cabaret pour dîner. Du plus loin qu'il m'aperçut, il accourut à moi, et m'étreignant dans ses bras, la tête passée derrière mon épaule, et me frappant à coups redoublés dans le dos : -Amigo! enfin voici un chrétien à qui on peut adresser la parole! quelles nouvelles dans le Gran Pueblo?

[ocr errors]

-Mais, lui dis-je hors d'haleine, et rajustant ma cravate, la république vient de gagner une bataille contre les Brésiliens.

- Viva! les Fidalgos ont été rossés d'importance, n'est-ce pas? Combien y avait-il d'hommes à la bataille?

-Quinze cents d'un côté, et deux mille de l'autre.

Diable! l'affaire a dû être chaude... et combien de morts? -Dix chez les Fidalgos, et trois blessés parmi les troupes de la patrie; toute la ville était dans les fêtes à mon départ.

[blocks in formation]

-Magnifique; mais je ne me rappelle que les inscriptions dont on avait décoré les côtés de l'autel de la patrie. Sur l'un il y avait : < Rentrez dans l'oubli, batailles de Marengo et d'Austerlitz; un seul jour des fils de la liberté a mis vos noms au néant ; › sur l'autre: Europe, tu es fière de tes siècles de civilisation, et tu te dis la reine du monde ; mais, ô Amérique, tu l'emportes sur l'Europe autant que les sommets éternels des Andes l'emportent sur les humbles cimes des monts de l'Helvétie. Je vous demande la permission d'aller diner.

[ocr errors]
[ocr errors]

-Je ne vous quitte pas; je dine avec vous, de confianza, heim? Entre amis on ne fait pas tant de façons.

Aguirre dina donc avec moi ce jour-là; le lendemain je le vis reparaître à déjeuner : le soir du même jour, il amena un ami, le surlendemain deux autres, de sorte que je courais le risque de voir mon bill s'accroître dans une progression arithmétique indéfinie, lorsqu'une nouvelle folie de sa part me délivra de sa personne.

Ce soir-là il y avait un bal auquel assistaient don Geronimo et sa femme, encore jeune et passable; bal de confianza, cela va sans dire. La salle était vaste et remplie; pour toute toilette, les hommes avaient fait leur barbe, quoiqu'on ne fût qu'au milieu de la semaine, et fumaient en faisant tapisserie. Les femmes, pour la plupart jeunes et jolies, avaient acheté des souliers français neufs et des bas bien propres qu'elles chaussaient dans une pièce voisine d'où elles sortaient par petits groupes pour prendre place dans la salle du bal. Aux portes et aux fenêtres se pressaient toutes les personnes non invitées qui jouissaient du droit, sanctionné par l'usage, de regarder ce qui se passait dans l'intérieur. De temps en temps, la maîtresse de la maison, voulant faire honneur à l'une d'elles, se levait et l'invitait à entrer, non sans des peines inouies pour la dégager de la foule. L'orchestre se composait d'un vieux nègre blotti dans un coin, sous une table, et raclant avec une fureur tout africaine les cordes d'une guitare que les femmes accompagnaient en chantant des cielitos et en battant la mesure des mains. Plusieurs menuets avaient déjà été dansés aux murmures flatteurs de l'assemblée; un nouveau couple se présentait, et le vieux nègre allait préluder, quand Aguirre, qui jusque-là n'avait dit mot, lui prit son instrument, et s'avança au milieu de la salle.

-En avant la joie! vaya de broma! voici une chanson nouvelle qui a obtenu les suffrages du président de la république : écoutez bien; et fixant des regards effrontés sur la femme du gouverneur, il chanta :

Para una noche sola,
Me pediste cuatro reales.
Ay! que noche tan cara,

Poniendo los materiales !

En toute autre circonstance, ce couplet licencieux eût obtenu un succès d'enthousiasme; mais la présence de don Geronimo, et l'application insolente faite de ce quatrain à sa femme, provoqué

rent un mouvement d'indignation général. Seul contre tous, Aguirre fut pris après une brillante résistance, et fut coucher en prison.

Le lendemain je déjeunai seul. Deux jours après, je partis pour me rendre sur les bords de l'Uruguay, et la première personne que je vis à mon retour fut encore Aguirre. Cette fois il se contenta de s'informer de ma santé sans me prendre à la gorge.

Je viens vous demander une faveur, me dit-il en s'étendant de son long dans mon hamac. Que faites-vous ce matin? -Je reste chez moi, j'ai des lettres à écrire.

- C'est que je m'occupe en ce moment d'une révolution. - D'une révolution! m'écriai-je avec effroi.

-Oui, ce matin même, et si vous n'aviez rien de mieux à faire, vous m'obligeriez infiniment de me donner un coup de main. En pareille occasion vous pouvez compter....

- Et à qui en avez vous? Don Geronimo est la meilleure pâte de gouverneur qui soit dans toute la république.

-Je ne dis pas le contraire; mais il y a je ne sais combien de temps qu'il est à son poste, et il ne parle pas de faire place à un autre ; si on lui en laisse prendre l'habitude, le jour du jugement dernier l'y trouvera encore ; c'est un scandale intolérable dont je veux délivrer ces bonnes gens qui n'entendent rien au gouvernement représentatif. Je vais leur donner une représentation d'une pièce qui se joue tous les six mois à Buenos-Ayres, avec le plus grand succès: mon futur gouverneur est tout prêt, voulez-vous être des nôtres? Voyons.

Cela m'est impossible; je suis étranger.

- En ce cas, donnez-moi un cigare, et adieu!

Je me mis à écrire en maudissant toutes les républiques de l'Amérique. - Vers midi, j'entendis sur la place des cris de viva la patria! à bas le gouverneur! vive la liberté! Je courus à ma fenêtre, et j'aperçus Aguirre débouchant sur la place un grand sabre à la main, et se dirigeant sur le cabildo à la tête d'une quinzaine de coquins, qui marchaient sans ordre à sa suite. A ce bruit, une douzaine de curieux comme moi se montrèrent sur les portes, aux fenêtres et aux coins des rues donnant sur la place. Arrivé à quinze pas du cabildo, Aguirre fit faire halte à sa

« PreviousContinue »