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Dès que l'esclave a passé la mer, il devient libre; la servitude n'a pas en Angleterre d'atmosphère qui lui soit propre. Dès que la poitrine esclave aspire l'air britannique, dès que le pied esclave touche le sol, ce pied est libre, cette poitrine est libre! >

<< Bonheur domestique! de tous les biens que l'homme possédait avant sa chute, le seul qui ait survécu à son désastre, qu'il est rare de te goûter dans toute ta pureté ou de te conserver long-temps! Dans tà coupe de cristal, combien de gouttes amères la négligence, l'oubli et la faiblesse humaine laissent tomber! Les imprudens qui ne savent pas te conserver intact oublient que la famille est la nourrice de la vertu; c'est elle qui la soutient, jeune encore et chancelante, elle qui la console dans les jours de peine. Cette félicité est inconnue dans les lieux où la volupté a son trône et son temple, où cette déesse à la robe flottante, à l'œil enivré, s'appuie sur la mode capricieuse. Le bonheur domestique est pur, constant et doux ; il déteste le changement; il lui faut des affections long-temps éprouvées, des joies calmes et profondes que ne valent pas les ardens transports du plaisir. »

Pour moi, comme un daim blessé qui fuit la société de ses pareils, il y a long-temps que je me suis retiré, les flancs tout saignans encore des nombreuses flèches qui m'avaient frappé. Haletant, j'ai cherché au loin un lieu paisible, un ombrage protecteur pour y mourir sans être troublé. Là, je rencontrai un autre être que plusieurs blessures avaient frappé aussi. Son flanc saignait, son cœur était blessé; il comprit ma souffrance, et d'une main amie, il retira une à une la pointe acérée de ses dards: je fus guéri, je vécus. Depuis ce temps, j'habite avec un petit nombre d'amis des lieux écartés et solitaires, des bois reculés, bien loin des anciens compagnons de ma vie, loin du théâtre animé de ce monde que j'ai fui; mon cercle est borné, je ne désire rien de plus. C'est là que je médite; là, mes vues ont changé. Je n'aperçois plus le monde sous le même aspect qu'autrefois, et l'avenir m'apparaît sous d'autres couleurs. Je les vois ces hommes qui s'égarent dans un océan d'illusions; chacun d'eux poursuit sa chimère, et ce bonheur qui les séduit, ne cesse pas de leur échapper. Un rêve succède à un rêve; et chaque rêve nouveau leur laisse croire qu'ils

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seront plus heureux qu'auparavant; fracas d'espérances déçues, qui forme cette grande clameur confuse qu'on appelle le bruit du monde. Prenez la moitié du genre humain, ajoutez-y les deux tiers de l'autre moitié, et demandez-leur si le total de leurs espérances et de leurs craintes n'est pas : - Rêves! Rêves! Rêves! La foule tourbillonne dans le rayon de soleil, gaie, insouciante, imprévoyante, comme ces insectes qui voltigent un moment (c'est leur vie), et qui disparaissent à jamais. Les rèves de ceux-ci sont folatres; il y a d'autres rêves graves et sérieux. L'un vous parle de ses découvertes importantes, et l'autre de son histoire en prose; celui-ci fait un roman et se plaît à créer un héros dont personne n'entendit jamais parler; il dit que ce sont des Annales. Tel homme va chercher dans les catacombes du passé un nom obscur qu'il déterre; il vous dit les mœurs secrètes du personnage, ses traits, son attitude, son costume. Vous diricz qu'il l'a connu long-temps avant sa naissance: tel autre s'amuse à dévider le vieil écheveau de la politique et de l'histoire. Il vous apprendra ce que tous les ministres d'autrefois ont voulu faire, leurs intentions secrètes, leurs secrets desseins. -Rêves! - Rêves! - Rêves!

J'ai fait tort à Cowper en le traduisant; l'émotion, le rhythme, la couleur, le sentiment, tout se flétrit et s'effeuille dans une prose étrangère. Quoi qu'il en soit, la révolution de la littérature anglaise date de lui. Crabbe, Wordsworth, Coleridge, se rappor tent à son école; toute la poésie anglaise a changé de face depuis la publication de ses œuvres, et la sévérité superstitieuse de sa doctrine n'a pas affaibli la puissance de son talent.

Malgré cette sévérité, c'est un écrivain plein de charme; on le plaint de trembler si douloureusement sous l'idée de la vengeance divine; on s'associe à ses peines; on reçoit de lui de précieuses consolations. L'écrivain qui console est rare; à peine en citerez-vous cinq ou six dont la parole puisse soutenir l'homme aux jours de la douleur. Et remarquez que ces consolateurs furent pour la plupart des misanthropes et des hypocondriaques. Lorsque votre cicl est sombre et que les nuées s'abaissent; quand l'horizon se ferme et se rétrécit devant vous, autour de vous; que les voix amies se taisent, et que les voix ennemies deviennent menaçantes; ouvrez

alors les écrivains les plus renommés par leur verve ardente, ou ceux dont les pages scintillent de chapitre en chapitre, ou ceux dont l'invention turbulente se précipite sur un lit de rochers, ou ceux dont la tendresse efféminée creuse la plaie des passions au lieu de la guérir. Vous ne trouverez que sécheresse et aridité chez ces auteurs. Alors Voltaire afflige, Diderot fatigue, Tasse ennuie, Dante irrite. Alors on sent le prix et la valeur intime de ces solitaires, qui ont écouté leur ame et qui parlent à la vôtre; ils descendent doucement dans les profondeurs de votre souffrance; le baume qu'ils y répandent n'éveille aucune passion, ne fait vibrer aucune corde douloureuse. Les remèdes qu'ils indiquent sont presque toujours simples, faciles et d'un usage presque vulgaire. Lorsque je vivais dans une société étrangère, que mon pays n'existait plus pour moi; que ces mœurs nouvelles m'oppressaient en m'environnant, que je déplorais amèrement la bizarrerie de mon sort, et le néant obscur de mon avenir; dans ces jours de deuil que personne ne daigne comprendre, et qui nous pèseraient bien plus encore, si le monde en devinait le secret; combien de fois m'est-il arrivé d'emporter avec moi l'écrivain ami, le volume consolateur; le premier poète anglais auquel je me sois associé intimement, et qui m'ait révélé ce grand secret inconnu, la fraternité des pensées humaines, sous les mille variétés de la forme et du style: William Couper! Qu'il soit béni, William Cowper! Les gens de Londres possédaient encore à cette époque (et je ne sais si leur réforme n'a pas détruit ce lieu charmant), ils possédaient encore, auprès de leur ville gigantesque, une forêt solitaire, peuplée de daims, qu'on laissait vivre et se multiplier en paix, avec un gazon bien haut et bien touffu, et de grands chênes semés sans ordre, d'un âge vénérable, de ces chênes anglais, dont la verdure est foncée et la végétation capricieuse. Entre la ville et ce lieu de retraite, se trouvait le vaste terrain du Hyde-Parck, si bien que l'on entendait au loin, comme le murmure sourd d'une forge éloignée, le retentissement de la Babel de l'industrie, l'écho affaibli de la vie prosaïque, le bruissement des intérêts et des passions en conflit éternel. C'était là qu'il fallait lire Cowper, ce poète simple; c'était là qu'il se faisait entendre au cœur. C'est là

que s'est établie entre lui et moi une de ces fraternités de pensée qui ne se brisent qu'avec la vie. Parmi les événemens de l'existence, il y en a un qui se répète deux ou trois fois, et que l'on oublie de noter, tout absorbé que l'on est par la brutale puissance des faits je veux parler du bonheur imprévu causé par certains écrivains. Ils rajeunissent la pensée; ils en renouvellent la source intérieure. Qui pourrait oublier cela?

PHILARÈTE CHASLES.

LETTRE POLITIQUE.

II.

RÉCLAMATIONS DES ÉTATS-UNIS.

Londres, 26 janvier 1835.

J'assistais le 1er avril 4834 à une séance de votre chambre des députés, débats solennels dont j'ai gardé mémoire. M. de Broglie descendait de la tribune dans un état d'agitation qui se manifestait sur sa figure pâle et convulsive; M. Guizot lui pressa la main, et les deux ministres échangerent un regard maladif. M. de Broglie, interpellé par M. Berryer sur l'existence d'un traité avec l'Espagne acquittant huit millions de la créance américaine, avait balbutié une réponse vague. Vainement M. Sébastiani parla de la probité ministérielle, de la triste accusation que ferait peser sur le cabinet le rejet du traité américain; la chambre paraissait inquiète, mal disposée, et quand le moment du scrutin arriva, M. Dupin, avec une malicieuse gravité, déclara que le projet de loi sur la créance des ÉtatsUnis était rejeté à la majorité de huit voix.

J'avoue qu'en sortant de cette séance, je crus à la retraite de tout le ministère; habitué aux formes constitutionnelles de l'Angleterre, je ne

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