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voyais, seulement au loin, les blanches silhouettes de quelques jeunes paysannes qui se perdaient dans l'ombre; j'entendais encore leurs rires frais et moqueurs qui m'arrivaient par raffales. Cela dura quelques minutes, puis tout se tut.

Alors je demeurai perdu dans l'immense solitude qui m'entourait tout à coup. Je contemplais, avec une indicible rêverie, les toits aigus des manoirs qui pointaient dans la campagne; j'écoutais le son des conques des bergers, les tintemens des cloches des paroisses, un vieux air murmuré sur la montagne, et au milieu de toute cette nature confuse, ineffable, il me sembla que je me réveillais d'un songe. Je crus m'être endormi sur quelque livre de chevalerie, et avoir rêvé une histoire de la Table ronde : je cherchai autour de moi mes paladins, mes enchanteurs, mes prêtres et mes empereurs, tout ce vieux monde de croyances et de romanesques entreprises, de naïves amours et de surhumaines énergies!... Mes yeux, en se baissant, tombèrent sur le jarouche Jacques Riwal, qui, penché sur son bâton, me regardait. Cette vue me réveilla et m'émut, comme si la réalité s'était personnifiée devant moi et m'avait touché du doigt. En sortant du moyen âge, et encore debout sur le seuil du passé, je me trouvais face à face avec le présent : la république en sabot et en habit de toile, appuyée sur son rude pen-bas, et attendant!

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TOME I.

EMILE SOUVestre.

27

LES CIMETIÈRES

DE MADRID.

I.

LE CAMPO SANTO DE LA PORTE DE TOLÈDE.

J'étais sorti de Madrid par une belle matinée du mois d'avril 1851. Je traversai le pont de Tolède, et, continuant ma promenade en montant à gauche un étroit sentier, j'arrivai à la porte d'un cimetière. Elle était ouverte; j'entrai.

Je n'avais pas encore vu de cimetière en Espagne. Celui de la porte de Tolède est de construction moderne, comme tous ceux de Madrid, car il n'y a pas plus de trente ans qu'on a cessé d'enterrer dans les églises de cette capitale.

Ce cimetière n'est pas, ainsi que ceux de Paris, un jardin coquet, joyeusement coupé de berceaux et de charmilles, où serpentent des allées de sable jaune bordées de fleurs et de tombeaux; c'est un champ stérile et sans ombrage; c'est une vaste enceinte carrée, ayant une chapelle à l'entrée, une haute croix de pierre au milieu, et tout à l'entour des galeries ouvertes, protégées

par un toit revêtu de tuiles reposant sur des piliers de bois peint

en vert.

Les murs de clôture, fort épais, qui forment le fond de ces grossiers portiques, sont percés sur toute leur surface de trous profonds, régulièrement superposés les uns aux autres. C'est là qu'on introduit les cercueils comme des tiroirs dans leurs cases.

On dirait les nids d'un pigeonnier désert, ou plutôt les alvéoles d'une ruche abandonnée par les abeilles. Les corps sont demeurés; les ames se sont envolées.

Sur les pierres étroites qui ferment, au niveau du mur, ce casier des morts, point de ces épitaphes fastueuses dont on surcharge ailleurs les tombes! Point de ces douleurs d'héritiers écrites en or dans le marbre, comme pour témoigner avec plus d'éclat de leur mensonge! Les noms seulement et l'âge des défunts, le titre de la confrérie à laquelle ils ont appartenu, et parfois un verset des psaumes, voilà tout. Il semble que l'Espagnol, de son vivant si gonflé de ses vanités, ait voulu laisser au seuil de ce monde toutes les bouffissures de son naïf orgueil.

Je marchais depuis quelque temps sous les galeries du Campo Santo. J'y avisai bientôt un homme en veste qui, les mains croisées derrière le dos, prenait le soleil (1), l'épaule appuyée contre un des piliers.

A son air nonchalant et distrait, je jugeai d'abord que cet homme était chez lui, que c'était le maître du logis.

- Vous êtes le gardien du cimetière? lui demandai-je.

Si senor, pour vous servir,

fort courtoisement.

para servir a usted,

me dit-il

Il avait présumé sans doute que je venais me pourvoir d'une sépulture. Mes questions étaient au moins de nature à lui suggérer cette supposition.

-Combien se paient ces niches? dis-je, lui en montrant plusieurs qui étaient vides.

Cela dépend, répondit-il;

--

si c'est pour quatre ans seule

ment, cela vous coûtera cinq cents réaux, et six mille, si c'est pour toute la vie.

(1) Tomava el sol.

Pour toute la vie! dis-je, pour toute la vie de qui? Vous voulez dire pour toute la mort!

- Oui, pour toujours, continua-t-il en souriant. C'est un peu cher, n'est-ce pas? Mais il y a des tombes à meilleur marché pour toute la vie aussi. Tenez, celles que nous avons sous nos pieds, et qui sont numérotées, ne reviennent qu'à six cents réaux. On y est fort bien également.

Mais tout le monde ne peut pas mettre cinq cents réaux à une tombe. N'avez-vous pas à loger parfois quelques-uns de ces hôtes qui n'ont pas plus de réaux après leur mort qu'ils n'en ont eu pendant leur vie? Que faites-vous des corps de ceux-là?

-Oh! en effet, les pauvres ne manquent point; mais, grace à Dieu, la place ne leur manque pas non plus! Voyez, dit-il, me montrant le sol nu et découvert du cimetière, ce champ est grand! Este campo es largo!

En causant, nous étions sortis des galeries, et nous nous étions avancés dans l'enceinte, où nous nous promenions en long et en large, foulant aux pieds ces sépultures dont pas une pierre, pas une croix de bois, pas une touffe d'herbe ne signalait la place.

- Ainsi tout le peuple des morts est ici en pleine terre, dis-je au gardien. Votre cimetière ressemble au cirque de la place des Taureaux. Sous les galeries, les niches, ce sont les loges où se placent les grands et les riches; au-dessous, les tombes numérotées, -c'est l'amphithéâtre couvert où vont les fortunes moyennes. Au bas et à l'air libre, les fosses communes, c'est le tendido, le parterre, où se mêle et s'entasse la foule misérable et sans nom.

- C'est vrai, répondit-il. Il y a seulement une différence, c'est que le tendido, si tumultueux à la place des Taureaux, ne fait pas ici plus de bruit que les loges et l'amphithéâtre.

Nous avions laissé la chapelle à notre droite, et nous nous trouvions devant un large trou carré, qui expliquait de reste lui-même sa destination. Le gardien s'arrêta.

- Voici une fosse, dit-il, qui m'a dévoré bien des corps déjà ! Cependant elle n'est pas encore rassasiée, et je ne la fermerai guère avant un mois.

- Mais celle-là, qui a la gueule béante, qui semble être à jeun

et affamée aussi, dis-je à mon cicerone, lui en montrant du doigt une autre fraîchement creusée en arrière d'un petit massif d'alaternes rabougris; celle-là?

Il me regarda d'un air défiant et inquiet;

la loyauté de ma physionomie l'eût rassuré :

puis, comme si

— Celle-là, répondit-il, se rapprochant de moi, celle-là, c'est une fosse à part; c'est une fosse de réserve, c'est une fosse nouvelle pour les suppliciés. J'ai reçu avant-hier l'ordre de la tenir prête. Il y a maintenant dans les prisons de Madrid beaucoup de révolutionnaires menacés de la peine capitale; - c'est une mesure de précaution qu'on a prise.

Je tressaillis. Les cachots de la carcel de corte et de la carcel de villa étaient encombrés alors de patriotes qu'on y avait jetés comme suspects d'une soi-disant conspiration libérale contre le régime paternel restauré en Espagne, grace aux cent mille hommes du duc d'Angoulême. Tout Madrid frissonnait de terreur. Une première exécution politique avait eu lieu déjà, et l'on s'attendait à la voir suivie d'un grand nombre d'autres.

Je m'avançai jusqu'à cette fosse encore vide; penché au bord, j'y plongeai le regard.

- C'est bien, pensai-je; la sépulture est disposée d'avance. L'arrêt n'est pas encore prononcé, mais la tombe est déjà creusée. C'est bien, messieurs les alcades, c'est bien; condamnez! N'ayez nul souci. Les fossoyeurs vous ont donné l'exemple; ils ont fait leur besogne; à vous la vôtre. Condamnez; il y a de la place pour bien des sentences de mort, et bien des remords de juges. — La fosse est profonde.

- Mais où était la dernière fosse des suppliciés?-celle qui est pleine maintenant? demandai-je au gardien.

Là-bas, dit-il, à la gauche de la chapelle, à l'autre coin.

Je me dirigeai vers la place qu'il m'avait désignée du doigt. Il me suivit.

La terre, fraîchement remuée et non encore foulée dans la double longueur de deux cercueils, accusait elle-mème une double sépulture récente.

Il y avait eu une exécution à la place de la Cebada la semaine précédente. Il y en avait eu une seconde la veille.

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