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ils avaient le plus d'envie. — C'étaient, disaient-ils, des os incomplets, en mauvais état et sans valeur.

Le fossoyeur n'y mettait pas d'amour-propre. Il cherchait dans ses tas ce qu'il avait de mieux, et quand il avait trouvé des pièces intactes, il les vantait naïvement et exaltait sa marchandise.

-Voyez quelles côtes, s'écriait-il, ce sont des côtes des Français tués en 1808! quelles belles têtes! - Que hermosas calaveras! comme elles sont blanches!

-Est-ce que cette petite tête, qui est là dans le coin, n'est pas une tête de femme? dit une jeune manola aux lèvres fraîches, aux joues brunes et roses, qui écoutait curieusement, ses beaux yeux noirs ouverts tout grands.

—Que ce soit une tête d'homme ou une tête de femme, répondit le fossoyeur en ricanant, ma fille, - hija, — elle n'en parle pas davantage maintenant!

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Il était nuit. En sortant du Campo Santo, je jetai quelques cuartos sur un drap noir aux quatre coins duquel brûlaient quatre cierges. On l'avait étendu là pour recevoir les aumônes destinées aux pauvres enterrés dans le cimetière, afin de faire dire des messes au profit de leurs amcs.

LORD FEELING (1).

(1) Un de nos collaborateurs, qui a publié dans la Revue divers morceaux sur l'Espagne qu'il a visitée à plusieurs reprises, va faire paraitre, chez le libraire Charpentier, deux volumes intitulés : Voyages et Aventures en Espagne, que nous recommanderions vivement d'avance, si leur propre valeur et l'intérêt qu'ils empruntent des circonstances ne leur assuraient des chances de succès suffisantes. Le fragment qu'on vient de lire appartient à cet ouvrage.

(N. du D.)

CHATTERTON

DE M. ALFRED DE VIGNY.

Dieu merci, je ne suis pas de ceux qui placent dans l'érudition la loi suprême de la poésie; il ne m'arrivera jamais de contrôler, au nom d'une chronique oubliée, la libre fantaisie d'un inventeur : pourvu que la beauté humaine, la beauté de tous les temps, domine et supplée la beauté relative et locale, je fermerai volontiers les yeux sur l'ignorance ou l'omission. Je ne prêche pas le dédain de l'étude; car la création divine, obscure à l'origine de toutes les génèses, est, dans le domaine poétique, une tentative insensée. Quoi qu'il fasse, le plus hardi génie a toujours besoin du souvenir personnel ou de la lecture attentive, pour imaginer dans les conditions de la vraisemblance ou de la vérité. Mais j'admire la crucifixion de Rembrandt, malgré les brandebourgs de PoncePilate, comme le Coriolan de Shakspeare, comme le Britannicus de Racine, malgré l'évidente violation de la vérité romaine dans ces trois ouvrages immortels.

Je ne songerais donc pas à chicaner M. de Vigny sur la réalite de son Chatterton, si deux essais, déjà célèbres dans l'histoire lit

téraire, ne se rattachaient au sujet qu'il a choisi. Goëthe et OElenschlæger ont voulu mettre au théâtre le caractère d'un artiste méconnu. Malgré le mérite incontestable du Tasso et du Corregio, je crois pouvoir affirmer que ces deux poèmes dramatiques ne conviennent pas à la scène. Il n'est donc pas hors de propos de feuilleter la biographie de Chatterton, et de voir si par hasard il s'y rencontre des élémens scéniques. Comme thèse générale, je maintiens l'inopportunité des poètes au théâtre. Si la biographie de Chatterton réfute mon opinion, je m'avouerai vaincu dans un cas particulier. —

Or, il n'est pas vrai, comme on le répète vulgairement, que l'auteur d'ŒElla soit mort victime de l'ingratitude et de la misère. Il s'est tué à dix-huit ans. Oui; mais ni la gloire, ni la fortune ne lui manquaient. C'est l'orgueil qui a mis le poison sur ses lèvres.

Ses premières années se passèrent dans une obscurité paisible. Placé à l'âge de quinze ans chez un homme de loi, il profita des loisirs que son maître lui laissait pour déchiffrer ou inventer de vieilles poésies. Quelques vers publiés dans un journal de Bristol, sans signature, mais dont l'honneur tout entier lui fut attribué par d'habiles indiscrétions, l'encouragèrent à continuer son travail d'archéologue ou de poète, peu importe. En essayant de concilier les révélations souvent contradictoires publiées par ses amis, on arrive à penser que le pseudonyme Rowley n'est pas un pur mensonge. Une partie des œuvres de Chatterton appartient vraiment à l'éditeur. Mais le jeune clerc de Bristol a eu entre les mains des matériaux nombreux dont l'authenticité semble hors de doute.

Jusqu'au jour où son nom se répéta de bouche en bouche, il se trouvait à l'étroit dans sa famille. Dès que la renommée fut venue à lui, son parti fut pris de quitter ses parens pour une fortune incertaine, et qu'il attendait de la seule gloire. Il arrive à Londres, il porte ses lettres de recommandation, il travaille pour les libraires, pour les revues, les journaux, il entre en relation avec les écrivains à la mode, il fréquente les clubs et les cafés. Tout allait bien jusque-là, mais il s'avise d'envoyer à Horace Walpole, à l'auteur du Château d'Otrante, l'un des plus savans antiquaires de son temps, les poésies de Rowley. L'illustre bibliophile, se défiant de ses propres lumières, consulte Mason, poète érudit et familier aux monu

mens littéraires anglo-saxons et anglo-normands. Mason, aussi difficile à tromper que Sharon Turner ou Augustin Thierry, signale, dans les poèmes de Rowley, de nombreux anachronismes de langage. Walpole écrit à Chatterton une lettre polie, mais sans lui renvoyer ses manuscrits. Il part pour la France, et trouve à son retour une lettre de Chatterton, pleine de colère et d'invectives. Il dédaigne les accusations de plagiat dirigées contre lui, et se contente de renvoyer les poèmes de Rowley.

Trompé dans son espérance, au lieu de prendre une résolution courageuse, et de s'avouer tout simplement l'auteur d'OElla et de Godwin, Chatterton s'aigrit, et entreprend de ridiculiser les grands qui lui refusent leur protection. Il écrit des pamphlets pour la cour et le ministère; ses pamphlets ne sont pas lus; il passe à l'opposition. Lord Beckford, maire de Londres, combat le ministère: Chatterton écrit pour lord Beckford; mais il ne gagne à cette apostasie que le mépris des deux partis. Il a pris soin de nous expliquer lui-même, dans une lettre adressée à sa sœur, pourquoi les pamphlets ministériels étaient plus lucratifs que les pamphlets de l'opposition. Les grands seigneurs, comme il le dit très bien, sont si pauvres en mérite, qu'ils ne lésinent pas pour récompenser leurs panégyristes. Il faut payer de ses deniers l'impression de l'éloge, mais on est dédommagé. Écrire pour l'opposition, c'est une chance de popularité, mais il n'y a pas un shilling à gagner de cc côté.

Voilà pourtant ce que Chatterton écrivait à sa sœur. Et l'on accuse son siècle de l'avoir méconnu ! Dégoûté de la polémique, où il trouvait si peu de profit, il veut partir, sur un navire de l'état, comme chirurgien. Il a besoin d'un certificat de capacité, il s'adresse à M. Barrett, sous lequel il a étudié, pendant six mois tout au plus, les premiers élémens de la chirurgie. Par un mouvement de probité bien facile à concevoir, M. Barrett refuse de répondre pour lui. Trop fier pour se remettre au travail, et pour attendre des jours meilleurs et plus glorieux, au milieu d'études obscures, mais lucratives; compromis trop maladroitement pour solliciter sans honte les secours du ministère ou de l'opposition, Chatterton se résout à mourir. Le pain ne lui manquait pas. Il avait des engagemens avantageux avec la plupart des publications périodiques.

L'histoire, la critique', la philologie, s'ouvraient à lui, et lui promettaient une vie, sinon éclatante, au moins paisible; il pouvait prétendre au laurier du poète, mais franchement, sans ruse enfantine, sans ridicule supercherie. Il n'avait qu'à mettre sous son nom ce qu'il avait prêté à Rowley, à William Canyuge, et livrer sa pensée sous le voile transparent de la langue contemporaine, sans recourir au prestige de l'archaïsme, déjà fort usé avant lui.

Le dédain et la colère le séparaient de ceux qui pouvaient le secourir. Il ne trouvait pas de fortune à sa taille. Le suicide lui paraissait la seule vengeance digne de lui. Il avala une dissolution d'arsenic. Il est dit, dans l'enquête du coroner, qu'il avait, dans une de ses poches, un flacon d'opium, et, parmi ses papiers, le calcul de ce qu'il avait gagné à la mort du lord-maire. Il avait évalué la vente d'une brochure composée sous le patronage de lord Beckford. Cette brochure demeura inédite. Une élégie sur sa mort se vendit assez bien, et Chatterton, en comparant le gain présumé de la brochure au gain de l'élégie, décide que son profit net est de trois livres sterling. Il ajoute en note: « Je me réjouis donc de la mort de lord Beckford pour trois livres sterling. ›

Où sont dans cette biographie les élémens d'un poème dramatique? Le mérite incontestable d'OElla, de Godwin et de la ballade de charité n'a rien à faire avec l'intérêt scénique. C'est l'homme qu'il faut prendre, et non pas le poète; car le genie de Chatterton, lors même qu'il eût été méconnu, et il ne l'a pas été, ne serait pas un moyen d'émotion. Et dans cet homme qu'y a-t-il ? Le patriotisme? mais il a prostitué sa plume. L'amour? mais à l'exception d'une correspondauce assez courte avec miss Maria Rumley, entamée d'après le conseil de mistriss Newton, sœur du poète, et médiocrement animée, rien dans la vie de Chatterton ne révèle une passion sérieuse pour aucune femme. Miss Rumley n'était qu'une fantaisie, un amour de tête, et rien de plus. Toute la vie de Chatterton se résume dans un seul mot: l'orgueil. S'il y a un drame à construire avec son nom, c'est l'orgueil qui posera les fondemens de l'édifice.

Loin de moi la pensée de tracer le programme d'une tragédie en quelques lignes. Mais j'imagine que Schiller ou Shakspeare, résolus à dramatiser Chatterton, se seraient proposé, pour tâche unique,

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