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Il y a aujourd'hui vingt-un jours que le maréchal duc de Trévise donna sa démission. On a cru généralement que cette démission avait été volon– taire, spontanée, et non point le résultat d'une intrigue. C'est une erreur. Le maréchal avait sans doute l'intention de se retirer des affaires; il ne pouvait les supporter; sa position d'homme d'honneur, de vieux militaire, lui imposait cette nécessité impérieuse; mais le maréchal, ami du roi, entrait complétement dans ses idées. Louis-Philippe voulait remanier son conseil dans la plénitude de sa prérogative, et il avait demandé au maréchal cle ne se retirer qu'à la fin de la session. Le duc de Trévise avait consenti a donner au roi cette marque de dévouement.

De leur côté, M. Thiers et M. Guizot surtout songeaient à empêcher la combinaison toute royale, combinaison dont ils n'étaient pas bien sûrs, et la démission immédiate du duc de Trévise leur était nécessaire. M. Thiers voulait être ministre des affaires étrangères; M. Guizot se contentait de l'intérieur, mais il eût voulu donner les relations extérieures avec la présidence à M. de Broglie, et M. Thiers refusait de se courber sous ce joug. Il demandait que M. de Broglie fût président sans portefeuille, sans penser qu'il en ferait ainsi une manière de roi, et qu'il annihilerait le véritable. Ce plan de campagne fut réellement arrêté entre M. Thiers et M. Guizot, avec ou sans complicité des autres ministres, et le Journal des Débats, qui a toujours la mission de mettre le feu aux poudres, se chargea d'annoncer, comme un bruit assez répandu, que M. le maréchal Mortier donnait enfin la demission qu'il tenait depuis si long-temps suspendue sur la tête de ses collègues.

Quelques heures après la publication de cette nouvelle par le Journal des Débats, on vit arriver au château le maréchal, qui apportait effectivement sa démission. Cette fois, le duc de Trévise était sorti de son calme ordinaire; il déclara qu'il ne resterait pas vingt-quatre heures assis au même banc que des hommes politiques qui agissaient avec une telle déloyauté. On savait, ajouta-t-il, qu'il n'avait accepté la présidence que par dévouement, qu'il avait obtenu du roi la faveur d'en être déchargé après la session; mais puisqu'on avait tant de hâte de le soulager de ce fardeau, il s'en débarrassait avec empressement. Il fut impossible de le faire changer de résolution et de langage.

M. de Rigny, qui avait été aussi désigné dans l'article, s'échauffa à la colère du maréchal, et son humeur, s'augmenta de la perspective d'une grande ambassade qu'il convoite; il se redressa à son tour. - Puisqu'on avait disposé de son portefeuille, il ne voyait pas pourquoi il resterait avec les faux amis qui l'entouraient. — Le roi montra, de son côté, un vif mécontentement de cette intrigue; l'humeur gagna de proche en proche, et

le ministère se trouva dissout. Tout cela eut lieu sans qu'une seule demission eût été donnée, à l'exception de celle du duc de Trévise; mais il y avait impossibilité de demeurer ensemble.

La place étant ainsi bien nette, les grandes intrigues ministérielles purent s'agiter à l'aise; il y a eu ici tant de coteries en jeu, qu'il est essentiel de les dessiner toutes, et de donner à chaque homme la part qu'il a eue dans le résultat. Le roi n'avait que deux idées fixes, que deux personnes sur lesquelles il comptait spécialement le maréchal Soult et M. Sebastiani. Quant à M. Molé, le roi, qui redoute ses principes arrêtés, voulait se servir de lui comme intermédiaire et comme instrument, pour s'assurer la majorité de la chambre, si elle le forçait à subir des conditions.

Il y a dans l'esprit du roi une certaine contradiction qu'on doit signaler, parce qu'elle explique bien des faits. Le roi a de la répugnance pour le personnel des doctrinaires, mais il aime leurs principes de gouvernement. Ainsi il ne peut souffrir M. de Broglie qu'il appelle S. M. de Broglie Ier; mais les théories répressives et sociales du parti doctrinaire plaisent à son esprit. Le roi a été opposé à l'amnistie aussi fortement que l'est M. Guizot: il veut refaire la société aristocratique et bourgeoise, telle que les doctrinaires la comprennent.

Par une autre contradiction qu'il est facile de s'expliquer, le roi a une grande affection pour le maréchal Gérard; mais jamais il n'adoptera les théories gouvernementales et indulgentes de la fraction d'opinion que représente le maréchal. Il les regarde comme un danger pour le trône, qu'il faut garantir de l'esprit factieux. On voit dans quelle position délicate se trouvait la couronne pendant ces derniers temps.

Quand le roi a mandé près de lui le maréchal Soult, il pensait que le maréchal était le seul homme qui pût réaliser ses doctrines de force et de souplesse tout à la fois; le roi comptait sur lui comme sur un caractère dévoué, prêt à entrer dans toutes les combinaisons, excepté dans un ministère doctrinaire; mais le maréchal, avec son vienx instinct des partis, a mieux compris sa position. Sachant toute la dépopularité dont on l'avait accablé, il a senti qu'il ne pouvait avoir une certaine force auprès du roi et dans le pays, qu'en s'associant à quelques noms parlementaires, et en se faisant le champion de l'amnistie et des idées libérales. Qu'on s'imagine donc l'étonnement du roi, lorsqu'au lieu de trouver cette obéissance à laquelle il était accoutumé dans le maréchal, il le vit lui opposer une volonté arrêtée, et vraiment nouvelle. Le maréchal posa comme première condition de son ministère, l'amnistie, et comme seconde condition non moins impérieuse, l'entrée au ministère, non-seulement de certains hommes du tiers-parti, mais même de M. Odilon Barrot, ce qui était un rapprochement complet

avec la gauche ! Le roi joignit les mains d'effroi, il en croyait a peine ses oreilles.

Le maréchal Soult eut avec M. Molé une conférence dans laquelle ses opinions se trouvèrent un peu modifiées; mais le fond resta le même.

Le maréchal Soult arrivait du fond de ses terres, avec un levain d'aigreur qui avait fermenté, depuis plusieurs mois, dans la solitude. Il l'exhalait sans ménagement contre M. Guizot et tous ses anciens collègues qui l'avaient, disaît-il, si indignement traité. Sa colère s'étendait jusqu'au noyau ministériel qui siége sur les bancs doctrinaires de la chambre, et auquel il avait à reprocher les plus mauvais procédés M. Molé, fidèle à ses opinions, lui démontra qu'il y avait autant de danger pour un ministère nouveau à se lancer dans les réactions contre-révolutionnaires qu'à se jeter au-devant de la gauche, et il lui démontra que ce système le mènerait infailliblement à une dissolution de la chambre, peutêtre mème à une réforme de la loi électorale. Alors le maréchal, un peu calmé, demanda qu'on voulût bien lui accorder quelque confiance en sa qualité de vieux stratégiste, et promit de ne s'appuyer sur la gauche de la chambre que le plus légèrement possible, et sans froisser les rangs du centre. Mais le maréchal insistait toujours pour l'admission dans le ministère de deux noms de la gauche, et il ne put tomber d'accord avec M. Molé. Pour ce qui est de l'amnistie, M. Molé, s'étant toujours montré l'homme politique le plus opposé au procès, en faisait la première condition de son entrée dans le cabinet. Il la voulait complète, sans retard, et par une ordonnance; le maréchal la mettait en question, en exigeant qu'une loi fût présentée à cet effet à la chambre. Ce fut un second motif de désaccord entre lui et M. Molé, et ils se séparèrent.

Au reste, le château consentait à l'amnistie. M. Molé voyait chaque jour le roi, et son esprit droit et loyal lui avait fait comprendre l'opportunité et le besoin de cette généreuse mesure.

Nous n'avons pas parlé de M. Sébastiani, qui était arrivé tout des premiers d'Angleterre pour jouer aussi son rôle de comparse dans cette burlesque comédie. C'est que M. Sébastiani n'était, en cette affaire, que l'ami de la maison, qu'on mandait pour venir augmenter le conseil de famille. On eût bien volontiers chargé M. Sébastiani d'un portefeuille et de la présidence, et la lettre qu'on lui adressa à Londres laissait percer cette intention; mais, comme nous le disions dans notre dernière chronique, M. Sébastiani avait répondu de Douvres, où le gros temps le retenait, qu'il n'accourait que par obéissance, ne se mêlerait en rien de la combinaison nouvelle, et ne souhaitait rien tant que de retourner à Londres. Il faut dire aussi qu'en voyant l'air dispos et la bonne mine de M. Sébastiani,

heureux fruits de ses derniers voyages, le roi perdit toute envie de lui donner la présidence. On avait compté sur un malade et un impotent.

M. Molé, qui prenait sincèrement part aux embarras du roi, lui dit alors que, puisqu'il était question d'amnistie, il était bien juste de songer à l'homme qui en avait eu la première pensée, qui l'avait toujours soutenue dans le conseil, et qui s'en était retiré faute de pouvoir la réaliser: au maréchal Gérard. Le roi accéda à la proposition de M. Molé; il vit le maréchal Gérard, l'engagea à essayer de former un cabinet, entendit sans déplaisir les noms de MM. Passy, Barante, Pelet de la Lozère; mais le maréchal Gérard tenait à conserver M. Humann comme ministre des finances, et le refus de M. Humann l'arrêta dès le premier pas.

Ce fut alors que le roi revint à M. Guizot et à M. de Broglie.

M. Guizot n'était pas aussi jaloux qu'on le pense de voir M. le duc de Broglie à la tête du conseil. M. Guizot connaît trop son cher Victor, ainsi qu'il le nomme, pour se dissimuler que cet esprit inflexible et cassant sera difficilement supporté par le roi et par ses propres collègues. M. Guizot sait mieux que personne que M. de Broglie apporte dans le conseil le poids d'une haute probité, une certaine expérience touchant un certain côté des affaires, un sentiment honorable de son devoir et le prestige d'une loyauté établie; mais M. Guizot se souvient de tout ce qui s'est passé pendant le dernier ministère de M. de Broglie; il frémit en songeant que le traité des vingt-cinq millions, ce pas difficile où M. de Broglie avait si lourdement trébuché, sera le premier degré qu'il aura à monter pour s'asseoir au banc des ministres. Son esprit prudent et méditatif a vu d'un coup d'œil tous ces dangers; mais M. Guizot est d'une congrégation où la hiérarchie commande: pour rester le second, il faut qu'il respecte le premier en rang, et il a fait révérencieusement place à M. de Broglie, ou plutôt il l'a mené par la main au poste qu'il occupe aujourd'hui.

A cet effet, M. Guizot se rendit chez le roi; il le trouva triste, abattu et exténué de toutes ces intrigues qui ne semblaient pas tant lui déplaire il y a peu de temps. Une circonstance encore plus nouvelle et plus singulière, c'est que la conversation fut courte; on ne s'attabla pas .Le roi resta froid, accepta, en peu de mots, la présidence de M. de Broglie, et parla d'amnistie. A ces paroles, M. Guizot se montra fort surpris, et parut étonné que sa majesté eût changé d'avis à cet égard. Le roi répondit qu'il avait toujours regardé l'amnistie comme une question d'opportunité, et que le moment lui semblait venu; il ajouta que M. Guizot avait été lui-même autrefois pour l'amnistie; mais, dit le roi en souriant, il fallait rendre cette justice à M. Guizot, que de tous les ministres, il était celui

qui avait abandonné le plus vite cette pensée. Le roi termina en disant qu'on ne l'accuserait plus du moins de ne pas s'abandonner à l'avis de son conseil, puisqu'il consentait à subir en cette circonstance les opinions de M. Guizot et de M. de Broglie. — C'est en ces termes qu'on se quitta. Le cabinet doctrinaire se trouvait constitué, il est vrai, mais il s'agissait de trouver un ministre de la guerre. La doctrine, qui a recruté des sujets dans l'université, dans le barreau, dans la diplomatie et dans les finances, n'a pas encore pénétré dans l'armée, et il n'est pas venu à notre connaissance qu'elle eût une seule épée à son service. Il est notoire qu'on ne put trouver dans les illustrations de l'armée un seul nom qui voulût se dévouer pour elle. C'est alors que M. Thiers ou M. Guizot, tous deux peut-être, avisèrent que Mme la maréchale Maison avait reçu, il y a peu de temps, une lettre de son mari, qu'elle montrait avec empressement. Dans cette lettre, le maréchal Maison autorisait la maréchale à déclarer partout qu'il n'accepterait à aucun prix le ministère de la guerre, et qu'il voulait rester étranger à toutes les combinaisons ministérielles qui pourraient se faire à Paris, attendu qu'il se regarde comme fort utile à Saint-Pétersbourg, et que d'ailleurs il se plait dans ce poste. Tout d'une voix, les ministres rentrans s'écrièrent que le ministre de la guerre était tout trouvé. On était sûr de gagner six semaines par la nomination et le refus du maréchal Maison; son nom fut immédiatement inscrit sur les nouvelles ordonnances. Voilà le ministère !

Dans cette affaire, M. Thiers avait joué tous les rôles, selon sa louable coutume. Il avait espéré qu'il ferait partie de la combinaison Soult, de la combinaison Gérard; au dernier acte, il a trouvé bon de se faire adresser de grotesques supplications, par la coterie Fulchiron, pour rester au ministère. Il n'a pas fallu de grandes instances. Il reste, mais à la queue de M. Guizot, mais présidé par M. de Broglie, dont, en lui-même, il récuse la supériorité. Le seul lien qui l'unisse réellement à M. Guizot, c'est la question d'amnistie, dont il est le plus violent adversaire. Le ministère de l'intérieur n'avait que six mois de travail arriéré quand M. Thiers se disposait à le quitter, il y a vingt jours; dans quelques mois, son successeur trouvera de la besogne à faire pour plus d'un an.

Toute l'habileté du roi, toutes ses résistances, toute l'éloquence répandue dans la brochure de M. Ræderer, tout ce système qui tend à user les hommes en réputation, placés autour du souverain, tout cela n'aurait donc abouti qu'à le placer sous le joug d'une petite faction, composée de deux ou trois hommes inflexibles et d'une vingtaine de jeunes gens, beaux discoureurs, et formés de bonne heure aux roueries politiques! Mais on peut s'en fier à l'esprit actif qu'ils cherchent à enlacer; il sera leur ennemi

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