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yeux; et c'est pourquoi, seul dans cette myriade de musiciens nés sous les pas de Rossini, il est appelé maître, et conservera ce titre encore long-temps. En vérité, une franchise pareille, quand elle se rencontre chez un artiste de ce talent, est bien digne d'être louée aujourd'hui surtout que des hommes sans mission envahissent nos salles et se font proclamer créateurs, parce qu'ils ont affublé quelques chants italiens d'une instrumentation épaisse et lourde, et couvert de leurs chapes de plomb de beaux archanges qui volaient. Les hommes de génie ne poussent pas en une nuit comme des champignons; Dieu en est plus avare, et ne les envoie ici-bas qu'à certaines distances. Or, ce serait pour l'humanité une douleur profonde, si, pendant ces intervalles qui durent quelquefois des siècles, elle n'entendait plus le concert harmonieux de ces voix qui soupirent, rappelant le passé, ou montent vers le ciel, annonçant l'avenir aux générations nouvelles. Entre le Mariage secret et Sémiramis il fallait Agnese, Camilla, la Griselda, anneaux précieux de la chaîne sonore qui lie entre eux ces deux chefs-d'œuvre. La Straniera, Anna Bolena, Faliero, trouvaient fatalement leur place entre Guillaume Tell et la partitition de l'artiste qui doit un jour succéder au grand maître de notre temps. Il n'est pas donné à tous de s'appeler Raphaël, Mozart ou Rossini; au-dessous de la sphère où planent ces trois noms lumineux, croissent encore de belles fleurs de gloire qui se laissent cueillir, pourvu qu'on soit Léopold Robert ou Donizetti.

Je le repète, Faliero est l'œuvre d'un homme d'un talent incontestable; l'instrumentation est faite avec soin, toujours nette et limpide, et d'une telle transparence, qu'on voit rouler la mélodie au fond. Les chants ne manquent ni de grace, ni de distinction, ni de véhémence, selon que la situation l'exige. Cependant on chercherait en vain dans Faliero de ces phrases mélancoliques, de ces motifs si ravissans de fraîcheur et de naïveté, que Donizetti a semés avec tant de profusion dans Anna Bolena, et je crois que c'est au sujet qu'il faut s'en prendre, bien plus encore qu'au musicien. En général, les poèmes héroïques me paraissent peu convenir à l'art musical, qui ne peut y trouver que de sèches inspirations. La musique vit d'amour comme les fleurs de rosée; il lui faut Juliette au balcon, Desdemona chantant le saule. De l'exaltation patriotique naît l'unisson des Puritains; de l'exaltation amoureuse, la grande scène d'Agathe dans Freyschutz: par les airs qu'elles donnent, jugez maintenant laquelle vaut le mieux de ces exaltations.

Le second acte est sans contredit le meilleur de l'ouvrage. Le chant d'Ivanoff, au commencement, est d'une mélodie heureuse et porte l'empreinte de cette tristesse qui s'exhale comme une vapeur des lagunes de

Venise. Ensuite vient la cavatine de Rubini, composition charmante dont l'andante vous ravit par une phrase simple et touchante et largement développée, que les violoncelles exécutent, et dont la fin vous entraine par sa cabelette vive, pétulante, emportée, l'une des plus originales qui se trouvent dans Donizetti. Jusqu'à présent nous avions regardé l'exécution de la cavatine de Niobé comme une telle merveille, qu'il nous semblait impossible, à Rubini lui-même, de jamais dépasser les limites qu'il s'était tracées. L'air de Faliero lui a donné l'occasion de s'élever plus haut encore, et désormais nous nous abstiendrons de toute prévision à l'égard de cet homme étonnant, car ce serait folie que de vouloir calculer les essors d'une si prodigieuse organisation. Rubini dit l'andante avec un sentiment profond, une mélancolie adorable; puis, quand toutes ses larmes ont coulé, sa haine se réveille, sa colère éclate. Alors il est grand, impétueux, terrible. C'est bien là le neveu de Faliero, insulté dans l'honneur de la femme du doge. C'est ainsi que devait bouillonner dans un cœur de vingt ans ce sang si chaud encore sous la peau d'un vieillard. Nous savions, nous, que Rubini était aujourd'hui le plus grand tragédien de notre temps, comme il en est le plus divin chanteur; à la représentation de Faliero, le public a confirmé notre jugement de la plus éclatante façon. L'expression de Rubini est toujours naturelle et profonde. Il ne fait aucun geste, lui; ses yeux ne roulent pas dans leur orbite, ses mains ne se tordent point en de folles convulsions, et pourtant il fait ce que nul autre que lui ne sait faire: il émeut et ravit, et les applaudissemens éclatent en vous bien avant que vos mains ne les lui transmettent. Fernando est blessé à mort, et vient expirer, comme dans la pièce française, sous les yeux de son oncle. Seulement ici, à la place des emphatiques déclamations de M. Delavigne, Donizetti a mis un chant simple et grandiose, dont Lablache s'empare, et qu'il jette dans la salle avec toute la puissance de sa voix magnifique.

Le troisième acte appartient tout entier à Giulia Grisi. L'air que chante Helena après la condamnation de son époux, est heureusement inventé; Donizetti a renoncé pour cette fois à ses formules ordinaires. Cet andante, d'une expression douloureuse et plaintive, enchassé entre deux phrases rapides et véhémentes, est du meilleur effet. Mule Grisi la chante avec un sentiment profond, une admirable expression dramatique, et cette voix qu'elle maîtrise avec tant d'art au premier acte, pendant son duo avec Rubini, donne là toutes ses vibrations, et vous émeut au'ant qu'elle vous ravissait tout-à-l'heure. Durant toute la dernière scène, elle s'est maintenue à la hauteur de ses plus belles inspirations; il faut dire aussi qu'elle était merveilleusement secondée par Lablache. Après la

chûte du rideau, toutes les voix de la salle ont demandé Donizetti, et quand il a paru, ont éclaté des applaudissemens auxquels toutes les loges prenaient part, car cette fois ils étaient mérités.

Il se passe aujourd'hui une chose étrange à laquelle nous étions loin de nous attendre. Le Conservatoire ouvre ses portes à M. Halévy. Ainsi le dernier sanctuaire de l'art est envahi. Voilà que le trio de la Juive entre tête haute sous la voûte sonore, tandis que depuis quatre ans le trio de Guillaume Tell et celui de Robert-le-Diable attendent sans être admis. Serait-ce que M. Halévy est déjà un plus grand maître que Rossini ou Meyerbeer; si vous le voulez, qu'il en soit ainsi, rien ne nous étonne plus. Cependant le répertoire de la Société des concerts est assez vaste et fécond pour qu'elle puisse s'abstenir de l'augmenter de la sorte. Qu'a donc à faire le trio de la Juive dans une salle où l'on va pour entendre de la musique et non pour voir des costumes ou des danses? En vérité, s'il y avait une lacune dans le programme, il fallait la combler avec un andante de symphonie, une sonate de Sébastien Bach, un chant de Weber, que sais-je? Mais le trio de la Juive entre une scène de Beethoven, chantée par Mile Falcon, et le roi des Aunes de Schubert! entourer de pareilles épines le bouquet de Mozart et de Beethoven! Maintenant vous tous, maîtres de l'art ancien, retirez-vous pour faire place. On ne veut plus de toi, Beethoven, reprends ton œuvre, et descends, comme un prêtre aboli, les degrés de ton temple; imite-le, Mozart, et suis dans l'exil celui que tu as précédé dans la gloire. Et toi, Schubert, pâle jeune homme, rassemble sur les pupitres les cahiers que Nourrit vient de déposer, et va en Allemagne continuer tes belles rêveries! Anges de Dieu, fuyez comme les femmes et les enfans d'une ville prise au bruit des trompettes rivales! Voici les chevaux, fuyez !

Maintenant que l'étude de la langue anglaise est presque universelle, les nouvelles productions littéraires de l'Angleterre ont pour nous un intérêt puissant. Le libraire Baudry, rue du Coq, près le Louvre, poursuit avec succès la réimpression des meilleurs ouvrages anglais, et quoique le prix en soit souvent beaucoup moindre, l'exécution typographique n'est pas au-dessous de ce que produit l'Angleterre.

Nous avons annoncé, à mesure qu'ils ont paru, les ouvrages de Washington Irving, qui ont obtenu un succès si mérité; un nouvel ouvrage du même auteur vient à peine de paraitre à Londres, que déjà il est réim

primé ici en anglais; il a pour titre Tour on the prairies. C'est un voyage fort curieux parmi les tribus sauvages que l'auteur a visitées autrefois. Cette relation est écrite avec l'élégance qui est personnelle à l'auteur. Le même libraire a donné récemment une édition en un volume in-8° des œuvres complètes du même écrivain. Ce volume, d'une fort belle exécution, se recommande par la correction du texte et la modicité du prix.

Sous le titre d'Elia's Essays, with other select pièces by Ch. Lamb, le même libraire va faire paraître le 87° volume de sa belle collection des Standard authors, que nous ne pouvons trop recommander aux personnes qui, en voulant se tenir au courant des nouveautés remarquables de l'Angleterre, désirent aussi des éditions correctes et à bon marché.

-Depuis long-temps, la presse avait signalé l'importance qu'aurait pour le commerce et pour l'industrie la publication périodique de tous les documens ministériels et des renseignemens de natures diverses que reçoit le gouvernement, et qui peuvent éclairer le commerçant et le fabricant sur la proportion des produits avec la consommation. C'était surtout un service important à rendre au commerce, qui a besoin d'instructions positives, de renseignemens nombreux et précis. Tel est le but que s'est proposé M. Henrichs, fondateur des Archives du Commerce; huit volumes ont déjà paru dans le cours des deux années qui viennent de s'écouler.Sous la rubrique : Documens officiels, le recueil dont nous parlons contient de nombreux traités commerciaux, réglemens et tarifs de douanes, qui le rendent nécessaire, non-seulement au commerce français, mais encore au commerce étranger. Une autre partie est consacrée aux arrêts de jurisprudence commerciale.

- Guiscriff, scènes de la Terreur dans une paroisse bretonne; tel est le titre d'un ouvrage fort distingué qui vient de paraître au Palais-Royal, chez Dentu. Nous en reparlerons dans notre prochaine livraison.

La première livraison de l'Eneide, traduite en vers français par M. Barthélemy, paraitra, dans les premiers jours de la semaine prochaine, chez le libraire Perrotin. Les autres livraisons paraîtront de mois en mois et renfermeront chacune un livre entier.

F. BULOZ.

TABLE

DES MATIÈRES DU PREMIER VOLUME.

(QUATRIÈME SÉRIE.)

GUSTAVE PLANCHE. - De la Critique française en 1855. UN VOYAGEUR.- Une Révolution dans la république Argentine.

EUGÈNE SUE. - Cornille Bart et le Renard de mer.

ALFRED DE MUSSET. - Une bonne Fortune.

A. S. Revue littéraire de l'Allemagne.

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20

25

41

66

-

- No I.

78

404

129

149

Musique des drames de Shakspeare.

462

172

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J. J. AMPÈRE. - Naufrage d'un bateau à vapeur.

HANS WERNER.

GEORGE SAND. Lettres d'un oncle. - No I.

UN MEMBRE DU PARLEMENT.

mission du prince de Talleyrand.

X. MARMIER. Histoire de France de M. Michelet.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.

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