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RÉFUTATION DE LA PRÉTENDUE INCAPACITÉ

Pourquoi faut-il que le même rapport ait fait un si grand abus des mots de « tutelle » et de « minorité des communes »? Pourquoi faut-il qu'il ait même essayé de justifier ces termes par l'affirmation d'une prétendue incapacité naturelle des communes? « Cette <<< minorité des communes n'est point, dit-il 1, une fiction légale, << puisqu'il n'y a pas de corporation d'habitants qui ne renferme « des habitants au-dessous de la majorité, et que les mineurs <<< membres de la communauté ont dans le patrimoine commun « un droit égal à celui des majeurs ». Cet essai malheureux se trouve dans un écrit de 1822 d'Henrion de Pansey, répété en 1823 par Dupin3, qui se garda bien d'en défendre la doctrine à la séance de la Chambre des députés du 6 mai 1833, qu'il présidait [n°334]. Au lieu de se l'approprier, le savant rapporteur de 1882 eût mieux fait de l'y laisser, avec les citations de droit romain et de

sitions de loi municipale, par M. de Marcère; annexe au procès-verbal de la séance de la Chambre des députés du 19 décembre 1882, no 1547, p. 16. 1 Idem, page 11.

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« Cette minorité n'est rien moins qu'une fiction, puisqu'il n'y a pas de « corporation d'habitants qui ne renferme des individus au-dessous de la majorité, et que ces mineurs, membres de la famille, ont dans le patrimoine commun un droit égal à celui des majeurs. Cette observation est du docteur Balde. Universitas, dit ce jurisconsulte, restituitur a in integrum, propter minores et pupillos qui in ea sunt (Henrion de Pansey, Des biens communaux et de la police rurale et forestière; 1 édition ; 1822; livre 2, chap. ix, pages 282 et 283) ».

« Les communes sont réputées mineures. Ces derniers mots se trouvent littéralement écrits dans le préambule de la Déclaration de 1652. Et ce n'est pas une pure fiction. Car il n'y a pas de communauté d'habitants où il n'y ait des femmes et des enfants mineurs, qui ont dans le patrimoine commun un droit égal à celui des majeurs. Or, dans ce mélange d'individus majeurs et mineurs, la qualité de ceux-ci doit prédominer, en raison même de leur faiblesse. Quod minimum est sequimur. Et les majeurs n'ont pas à s'en plaindre, puisque si la capacité commune se trouve ainsi diminuée, les sûretés de tous contre les actes qui contiendraient une lésion des intérêts communs, se trouvent simultanément accrues et garanties par l'avantage qu'ont les mineurs de communiquer leur privilège aux majeurs avec lesquels ils possèdent des droits indivis. Ce point de vue de minorité, sous lequel les communes sont ordinairement considérées, et qui est justifié d'ailleurs par l'impossibilité où est une communauté de se conduire avec la même intelligence et la même liberté qu'un seul homme, offre l'explication naturelle de la haute surveillance que l'administration supérieure exerce sur leurs actes les plus importants, lors par exemple qu'il s'agit pour elle de vendre, d'acheter, d'échanger, d'emprunter, de plaider ou de transiger (Dupiu, Lois des communes, t. 1; Introduction; pages 10 et 11; 1823) ».

NATURELLE DES COMMUNES

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vieux auteurs, qui vraiment ont peu d'autorité sur les questions relatives au droit public issu de la Révolution française. Un autre orateur s'en armait bientôt, et retournait, contre les conclusions utiles du rapporteur, la théorie inexacte et dangereuse, qu'il avait eu le tort de ramasser dans les obscurités lointaines du passé.

Cette invraisemblable thèse d'une incapacité naturelle des communes, parce qu'il y a des mineurs dans leur sein, et des femmes aussi, comme le dit M. Dupin, est d'une erreur manifeste. La suite même des développements de ce dernier auteur, que nous reproduisons à dessein, le prouve avec éclat. Il n'eût pas osé la soutenir après 1830. C'est en effet un principe de droit public certain que, dans toute société, les mineurs sont représentés, au point de vue du droit électoral, par les majeurs. C'est le mouvement rationnel et normal des générations successives. Les femmes privées du droit de suffrage sont aussi légalement représentées par les électeurs appartenant au sexe masculin. D'ailleurs, si la commune était mineure, parce qu'il y a des mineurs et des femmes dans les familles formant l'association communale, il faudrait à ce compte en dire autant de la nation elle-même, et se håter de lui chercher un tuteur! Cette théorie mène loin. Si l'on peut comprendre qu'en 1822 et en 1823 l'on ait pu s'y tromper, il est plus difficile d'admettre qu'elle puisse sérieusement être produite au temps où nous vivons. Elle est inconciliable avec le suffrage universel, avec le régime démocratique, avec la République parlementaire.

L'ironie est violente.

Le Sénat français est « le grand conseil des communes de France ». Les électeurs qui choisissent les conseillers municipaux sont les mêmes qui choisissent les membres de la Chambre des députés. Les sénateurs et les députés élisent le président de la République. Tels sont les pouvoirs publics en France. Les

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1 Tutelle des communes, cela a pour corollaire cette idée : minorité

des communes. Tutelle des communes, minorité des communes, c'é<< taient des mots déjà qui paraissaient injurieux à Royer-Collard et qu'il considérait comme attentatoires à la liberté (M. Goblet; séance de « la Chambre des députés du 8 février 1883) ».

LE SUFFRAGE UNIVERSEL INCONCILIABLE AVEC

388 36,170 communes de France en sont la base fondamentale; et elles seraient mineures « en raison de leur nature même »>! Car il n'y a pas à s'y tromper: d'après la théorie que nous réfutons, c'est dans l'agglomération des habitants que serait l'incapacité naturelle, puisque là sont les mineurs et les femmes; mais là aussi se trouve le suffrage universel. Étrange mineur que celui qui choisit ses représentants dans l'État même, comme dans la commune. Ce sophisme n'était même pas admissible au temps du paradoxe constitutionnel de Sieyès que «< la << confiance devait venir d'en bas et le pouvoir d'en haut ». Même alors que les préfets nommaient les conseils municipaux, la liste communale d'éligibilité dressée en vertu de l'article 7 de la Constitution du 22 frimaire de l'an VIII limitait leur choix, et c'étaient les citoyens qui dressaient eux-mêmes cette liste de confiance contenant le dixième d'entre eux.

Le droit de suffrage était mutilé; mais cette mutilation ellemême était encore la négation de la prétendue incapacité naturelle des communes.

Si l'on se place à d'autres points de vue, la fausseté de la théorie n'apparaît pas avec moins d'évidence. Plus une commune est populeuse, riche, importante, et plus les intérêts généraux s'y trouvent mêlés aux intérêts locaux. Nous le verrons au degré supérieur en ce qui concerne la ville de Paris [nos 389 à 411]. La véritable base de l'autorisation administrative et des autres prérogatives de l'État étant la défense nécessaire des intérêts géné raux, c'est dans ces communes que ces prérogatives sont le plus indispensables. Cependant, en même temps que ces communes sont les plus considérables, ce sont aussi les plus éclairées. Il faudrait donc choisir : ou dire, contre toute vérité, que chez elles la prétendue incapacité naturelle endémique est plus intense que dans les communes moins populeuses, moins riches, moins importantes, puisque la prétendue tutelle doit y être plus grande; ou décentraliser toute l'administration du département de la Seine et de la ville de Paris, puisque les lumières n'y manquent pas. Le dilemme est inévitable.

Comment alors ne pas voir que la fausseté du motif indiqué

LA PRÉTENDUE MINORITÉ DES COMMUNES

389 d'une prétendue minorité naturelle des communes, son caractère inacceptable et blessant, traduits par ce mot détestable de << tutelle des communes », sont propres à irriter et à égarer l'esprit public sur la nature et la véritable raison d'être des institutions.

334. Il y a longtemps que ces vérités ont été dites avec une autorité supérieure. Dans la séance du 6 mai 1833, on discutait à la Chambre des députés le projet de loi sur les attributions communales qui est devenu la loi du 18 juillet 1837. La commission proposait la division des communes en deux catégories. Un savant illustre, M. Jouffroy, s'exprimait de la manière suivante : « Je profite de cette occasion pour faire acte de << mon opinion par devant la Chambre. Je dirai que je suis pour «< l'émancipation non seulement des grandes, mais des petites «< communes, parce que je ne comprends pas les arguments sur « lesquels on fonde la tutelle du gouvernement sur les communes « et la minorité des communes, des petites comme des grandes. » M. Dupin présidait. M. de Gérando était commissaire du roi. M. Thiers, alors ministre du commerce et des travaux publics, prononça les paroles suivantes : « Il y a une manière convenue

1 Moniteur universel du 8 mai 1833, page 1275. Ce discours du célèbre homme d'Etat est reproduit dans les Discours parlementaires de M. Thiers, publiés par M. Calmon, t. II. pp. 55 à 59. (Discours sur la décentralisation, projet de loi sur les attributions municipales, prononcé le 6 mai 1833 à la Chambre des députés). Nous en donnons en note un passage plus étendu d'après cette publication :

« Il y a dépendance légitime de la part des petites portions du corps social à l'égard du corps social tout entier, dépendance exprimée dans la loi, qui n'a rien de déshonorant, rien de fâcheux, rien qui ressemble à un sacrifice. Discutons donc sur la limite de cette dépendance, sur sa nature, sur son objet, mais ne disons pas que le gouvernement est, à l'égard des communes, un tuteur, avide et dur, qui veut prolonger la minorité de sa pupille pour jouir de ses biens, tandis que vous voulez, vous, la faire rentrer dans toute la plénitude de ses droits. Ces expressions de tutelle et de minorité sont donc fausses, Messieurs; et c'est avec des expressions fausses qu'on répand dans le pays des erreurs dommageables. Je suis obligé de lutter ici contre un torrent d'opinions qui est très fort. Je le reconnais. Mais il faut avoir le courage de dire la vérité, dans l'intérêt du pays, et c'est un courage que la Chambre me permettra d'avoir aujourd'hui (approbation dans plusieurs parties de la salle). Si la dépendance dans laquelle on les place tenait à leur incapacité supposée; s'il était vrai de dire d'elles, comme des mineurs, qu'elles ne peuvent pas gérer leurs affaires, qu'un jour elles seront plus éclairées, et que, ce jour venu, il

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DISCOURS DE M. THIERS

« de s'exprimer sur cette question. On parle toujours de la << tutelle du gouvernement et de la minorité des communes. « Cette manière de s'exprimer n'est peut-être ni moins vieille, ni << moins routinière que les opinions qu'on nous reproche. Ce titre << de tuteur des communes, donné au ministre du commerce et « des travaux publics, me flatterait beaucoup sans doute, mais <«< il faut laisser les choses dans leur état naturel et vrai. Le gou<< vernement n'est pas le tuteur des communes et les communes << ne sont pas mineures. Ces expressions de tutelle et de mino«rité sont donc fausses, Messieurs; et c'est avec des expressions

faudra leur rendre la liberté, alors il serait juste de dire qu'elles sont mineures et que le gouvernement est leur tuteur; que les plus éclairées doivent être émancipées, et que celles qui le sont moins ne peuvent pas l'être. Si cela était vrai, M. Prunelle (rapporteur) aurait raison; ceux qui veulent la division des communes eu deux classes auraient raison. Il est clair qu'une commune, celle de Paris, par exemple, qui est aussi éclairée que le gouvernement lui-même, car elle est en partie composée des mêmes hommes; que les communes de Lyon, de Marseille, de Bordeaux, qui sont composées des citoyens les plus capables; puisqu'ils siègent en grand nombre dans cette Chambre: que ces communes auraient des droits incontestables à une émancipation, s'il y avait réellement tutelle d'un côté et minorité de l'autre, pour cause d'insuffisance de lumières. La question ne doit pas être ainsi posée; et ici je vous prie de croire que ce n'est pas notre triste pouvoir ministériel que nous défendons. Il n'y a rien de plus pénible, de plus ingrat, que cette prétendue tutelle qu'on attribue a l'administration. Ce n'est pas dans notre intérêt ministériel que je vais parler, c'est dans l'intérêt général, c'est dans l'intérêt du pays, dans l'inté rêt de l'unité du gouvernement. La position des communes vis-à-vis de l'Etat n'est autre chose que la dépendance naturelle de tous les citoyens à l'égard de la loi c'est une hiérarchie. Est-ce qu'un tribunal de première instance se dit en minorité vis-à-vis de la cour d'appel? Est-ce qu'une cour d'appel se dit en minorité vis-à-vis de la Cour de cassation? Non, sans doute; on dit qu'il y a hiérarchie, et voilà tout. M. Jouffroy va voir que je ne veux pas jouer sur les mots; je vais m'expliquer très franchement. Sur quoi est fondée cette dépendance. Sur ce qu'on ne peut pas accorder aux communes la faculté d'exister à part dans l'Etat, d'exercer pleinement et entièrement leur volonté, sans aucun souverain au-dessus d'elles. Ce serait là non pas de l'émancipation et de l'affranchissement, mais de l'anarchie; car il y aurait dans l'Etat 37,000 petits Etats qui auraient tous les caractères d'un Etat indépendant; qui auraient la faculté de disposer à volonté de leurs propriétés, de dépenser autant qu'il leur plairait, de s'imposer comme il leur plairait, de se faire leurs propres législateurs; ce seraient de petits gouvernements à part, qui pourraient plaider à volonté, qui pourraient s'endetter, se ruiner, sans que l'État pût intervenir. Il y aurait non pas émancipation et pleine souveraineté; il y aurait création de 37,000 petits Etats, placés dans le grand État, et qui se conduiraient comme parfaitement indépendants de celui-ci. »

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