Page images
PDF
EPUB

gnis d'être sa dupe, mais dès ce moment, je me promis de n'avoir plus en lui aucune confiance et de le traiter désormais en ennemi acharné et déloyal. La fortune ne m'a pas permis d'en tirer une juste vengeance, nul de nous ne peut percer dans la profondeur des décrets de Dieu.

[ocr errors]

Cependant, par cette défection, par la retraite du prince de Schwartzenberg, qui fut une autre trahison encore déguisée, je demeurai dans l'impossibilité de me maintenir sur le Niémen. Mes troupes se replièrent d'abord sur la Vistule, puis sur l'Oder, et de l'Oder sur l'Elbe; enfin ce fut là seulement qu'elles purent tenir l'ennemi en respect, et de ce point que commença la fatale campagne de 1813, qui consomma mes revers, ceux de la France et ceux de la Pologne.

> En vous les présentant ce soir après souper, j'aurai achevé de vous raconter et de mettre sous vos yeux l'ensemble des calamités qui me mirent dans l'impossibilité d'accomplir ce que je ferai peut-être, si une autre fois je remonte sur le trône d'où je suis tombé.».

NOTA.

Pour compléter le tableau des malheurs de cette fatale retraite, je joins au récit tronqué de Napoléon l'esquisse suivante, où l'on trouvera réunies les misères de la marche forcée sur la Bérésina; et enfin, un récit fidèle du pas

sage de cette rivière, extrait de l'ouvrage, Victoires et Conquêtes, fameux à juste titre.

RELATION DU SIEUR RÉNÉ BOURGEOIS.

« A notre arrivée auprès de cette rivière (la Bérésina), que nos vœux appelaient avec tant de vivacité, généraux, officiers, soldats, tous étaient dans le même accoutrement et marchaient confondus; l'excès du malheur avait fait disparaître tous les rangs; cavalerie, artillerie, fantassins, tous étaient pêle-mêle.

» La plupart avaient sur leurs épaules une besace remplie de farine, et portaient, pendu à leur côté, un pot attaché avec une corde; d'autres traînaient par la bride des ombres de chevaux, sur lesquels étaient chargés l'attirail de la cuisine et les chétives provisions.

» Ces chevaux étaient d'autant plus eux-mêmes des provisions précieuses, qu'on n'était pas obligé de les transporter, et que lorsqu'ils succombaient, ils servaient de pâture à leurs maîtres; on n'attendait pas qu'ils eussent expiré pour les dépécer: dès qu'ils tombaient, on se jetait dessus pour en enlever toutes les parties charnues.....

» La plupart des corps de l'armée étaient dissous, il s'était formé de leurs débris une multitude de petites corporations, composées de huit ou dix individus qui s'étaient réunis pour mar

cher ensemble, et chez lesquels toutes les ressources étaient en commun.

» Plusieurs de ces cotteries avaient un cheval pour porter leur bagage, l'attirail de la cuisine et les provisions, ou chacun des membres était muni d'un bissac destiné à cet usage.

:

>> Ces petites communautés, entièrement séparées de la masse générale, avaient un mode d'existence isolé, et repoussaient tout ce qui ne faisait point partie d'elle-même. Tous les individus de la famille (du moment) marchaient serrés les uns contre les autres et prenaient le plus grand soin de ne pas se diviser au milieu de la foule. Malheur à celui qui avait perdu sa cotterie, il ne retrouvait plus personne qui prît à lui le moindre intérêt et qui lui donnât le plus léger secours; partout il était maltraité et poursuivi durement; on le chassait sans pitié de tous les feux auxquels il n'avait pas de droits, et de tous les endroits où il cherchait à se réfugier; il était assailli jusques au moment où il parvenait à rejoindre les siens. Napoléon vit passer devant ses yeux cette masse inconcevable de fugitifs et d'hommes désorganisés.

» Qu'on se figure, s'il est possible, soixante mille infortunés, les épaules chargées d'un bissac, et soutenus par de longs bâtons couverts des guenilles les plus sales et les plus grotesquement disposées, fourmillant de vermine et livrés à toutes

les horreurs de la faim; qu'à cet accoutrement, indice extérieur de la plus affreuse misère, on joigne des physionomies affaissées sous le poids de tant de maux; qu'on se représente ces hommes pâles, couverts de la terre des bivouacs, noircis par la fumée, les yeux caves et éteints, les cheveux en désordre, la barbe longue et dégoûtante et on n'aura qu'un faible aperçu du tableau que présentait l'armée.

» ..... Nous cheminions péniblement abandonnés à nous-mêmes au milieu des neiges, sur des routes à peines tracées, à travers des déserts et d'immenses forêts de sapins.

› Ici des malheureux, minés depuis long-temps par la maladie et la faim, succombaient sous le poids de leurs maux, expiraient au milieu des tourments et en proie au plus violent désespoir. Là, on se jetait avec fureur sur celui qu'on soupçonnait recéler des provisions, et on les lui arrachait malgré sa résistance enragée et ses jurements affreux.

» D'un côté, on entendait le bruit que faisait le broiement des os des cadavres, que les chevaux foulaient aux pieds, ou qu'écrasaient les roues des voitures roulantes; de l'autre, les cris et les gémissements des victimes auxquelles les forces avaient manqué, et qui, gisant sur les chemins et luttant avec effort contre la plus effrayante agonie, mouraient dix fois en attendant la mort.

>> Plus loin, des groupes réunis autour d'un cadavre de cheval, se battaient entr'eux pour s'en disputer les lambeaux; pendant que les uns coupaient les parties charnues extérieures, les autres s'enfonçaient jusques à la ceinture dans les flanes du cadavre, pour en arracher le foie et le cœur.

>>De toutes parts, des figures sinistres, effrayées, mutilées par la congélation; partout, en un mot, la douleur, la consternation, la famine et la mort.

» Pour surmonter les atteintes de ces calamités incessantes et qui pesaient si durement sur nos têtes, il fallait être doué d'une âme pleine d'énergie et d'un courage inébranlable; il était indispensable que la force morale s'accrût à mesure que les circonstances devenaient plus périlleuses. Se laisser affecter par la considération des scènes déplorables dont on était témoin, c'était se condamner soi-même à la mort, il fallait done fermer son cœur à tout sentiment de pitié.....

>> Ceux qui furent assez heureux pour trouver en eux-mêmes une force de réaction suffisante à tant de maux, développèrent la plus froide insensibilité et la fermeté la plus imperturbable.

» On les voyait calmes et intrépides au milieu des horreurs dont ils étaient environnés, supporter toutes les vicissitudes, braver tous les dangers, et à force de voir la mort se présenter à eux sous les formes les plus ridicules, s'accoutumer, pour ainsi dire, à l'envisager sans effroi.

« PreviousContinue »