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» Le 5 décembre, le quartier-général était à Smorgoni. A peine étions-nous arrivés en ce lieu, que le roi de Naples, le vice-roi d'Italie, les maréchaux, le duc de Bassano, le duc de Caulaincourt, le prince Berthier, et nombre d'autres fonctionnaires, vinrent à moi, et se jetant à mes pieds (ceci sans figure), me conjurèrent de partir soudainement. A les entendre, ma présence ne pouvait plus servir dans l'armée, et ailleurs elle était urgente. Il y avait à craindre, me dirent-ils, que l'Autriche, la Prusse et d'autres États de l'Allemagne, ne profitassent de mes malheurs pour me déclarer la guerre. Qu'arriverait-il si, par un soulèvement de toute la Germanie, on me retenait en Pologne, si on m'empêchait de revenir en France, si même on parvenait à me faire prisonnier...; tandis que, prévenant les complots, les menées coupables, et pendant que l'on me croirait avec l'armée, je pourrais traverser rapidement la Pologne, la Prusse, le reste de l'Allemagne, et arriver à Paris. Là, ma seule présence ranimerait l'élan national, presserait les levées des conscrits indispensables, activerait les réquisitions, les armements, les approvisionnements en tous genres, et ferait trembler encore l'Europe, lorsque les princes de celle-ci me verraient enfin indépendant et tout à fait hors de la portée de leurs

trames.

» Bien, certes, que toutes ces choses eussent

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leur bon côté, je ne me serais pas déterminé encore à suivre ce conseil unanime, si en même temps je n'eusse reçu la nouvelle de la conspiration incroyable du général Mallet; je ressentis une terreur inexplicable à la connaissance de ce qui s'était passé. Quoi! si un militaire seul, le général Doucet, n'eût opposé de la résistance, en un jour et quelques heures j'aurais perdu mon trône; quoi! les droits de mon fils et ceux de mes frères étaient si bien mis à l'écart, qu'aucun de ceux à qui Mallet s'était adressé n'avait songé à stipuler pour eux. Cet abandon complet de tous les miens en des circonstances tellement critiques fut ce qui me détermina à me séparer momentanément de l'armée. Je compris que la France, aussi bien que la troupe, avait un besoin extrême d'être remis de sa faiblesse, et que cela ne pourrait avoir lieu qu'à Paris.

>> Toutes les chances de l'avenir ayant été soumises à une forte et vive discussion, je me rendis à l'accord général, et bien que mon âme restât attérée, je partis de Smorgoni le 5 décembre, après avoir remis, et à contre-cœur assurément, le commandement suprême à mon beau-frère le roi de Naples, Joachim Murat. Cette nuit, le froid atteignit le vingt-septième degré au dessous de glace, et la température ne diminua plus pendant toute la durée de l'hiver.

» Mon départ acheva de tout brouiller; le roi

Murat perdit la tête et la plupart des autres en firent autant. Il n'y eut plus d'armée, mais des fuyards sans retenue. On en vint au point que n'ayant plus à faire qu'une lieue pour atteindre Wilna, on abandonna dans la campagne tous les bagages, tout le matériel et six millions d'or ou d'argent; enfin Kutusow, dans cette ville, dont il s'empara, fit prisonnier sept généraux, deux cent quarante officiers, neuf mille cinq cent dixsept sous-officiers, et cinq mille cent trente-neuf soldats, tous blessés, tous à l'hôpital militaire ou ayant leurs membres gelés.

>> Mais nos malheurs n'étaient pas encore à leur comble la trahison du roi de Prusse acheva de consommer la perte de mon armée. Par les ordres de ce monarque, le général Yorck, qui commandait la majeure partie de ses troupes, tourna soudainement le dos, et passa avec toute l'armée prussienne du côté des Russes. Cette défection honteuse fut repoussée cauteleusement par le monarque, qui sous main l'avait ordonnée, et qui plus tard la récompensa, comme si la perfidie peut être jamais de la fidélité.

J'étais encore à craindre; aussi Frédéric-Guillaume, se maintenant dans son rôle de dissimulation, m'envoya une ambassade solennelle pour protester contre la conduite de son général en chef, de ses officiers et de ses soldats; il m'écrivit, il me conjura de croire à sa sincérité. Je fei

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