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soldat. » Évoquant le souvenir « des victimes spoliées d'une frénésie ambitieuse,» il rappelle que « grâce à la vapeur et au télégraphe, on trompa la province avec Paris et Paris avec la province. Paris est soumis, affichait-on, quand Paris était assassiné, mitraillé ! » Un geste impétueux donnait aux accents d'une indignation sincère, aux mouvements oratoires dont cette plaidoierie abondait une forcé qui remuait les esprits et les cœurs : « Écoutez, s'écria le défenseur de Delescluze, voilà dix-sept ans que vous êtes les maîtres absolus, discrétionnaires de la France. C'est votre mot. Eh bien, vous n'avez jamais osé dire: Nous célébrons, nous mettons au rang des solennités de la France le 2 décembre comme un anniversaire national! Et cependant tous les régimes qui se sont succédé dans le pays se sont honorés du jour qui les a vus naître; et il n'y a que deux anniversaires, LE 18 BRUMAIRE ET LE 2 DÉCEMBRE, qui n'ont jamais été mis au rang des solennités d'origine, parce que vous savez que, si vous osiez les mettre, la conscience universelle les repousserait. » Nouvelle protestation du substitut dont la voix est étouffée par celle de M. Gambetta qui, en terminant sa foudroyante harangue, lui jette fièrement ces mots : « Vous avez dit : nous aviserons! Nous ne redoutons ni vos menaces, ni vos dédains; vous pouvez frapper, vous ne pouvez ni nous déshonorer, ni nous abattre. >>

Quand Léon Gambetta eut cessé de parler, les prévenus l'embrassèrent; ses confrères le félicitaient et lui serraient les mains au milieu de vifs applaudissements que le président Vivien, un orléaniste, subjugué comme l'auditoire, fit à peine semblant de réprimer. Un tribun du Peuple venait de se produire; son éloquence était bien celle dont parlait Timon «cette éloquence sortant de l'âme comme une source, roulant ses flots avec une abondance qui pousse devant soi, qui accable de sa propre masse, qui renverse et qui engloutit ses adversaires. » M. Léon Gambetta ava

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raison de dire aux amis qui lui parlaient de sa lutte avec le ministère public: « Il a voulu me fermer la bouche, mais

is je l'ai submergé. » Le 13 novembre 1868, Gambetta conquit une popularité qui, de jour en jour, a grandi.

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Me Clément Laurier, défenseur de M. Challemel-Lacour, fit entendre aussi d'énergiques paroles : « Nous sommes coupables, pourquoi? Pour avoir voulu élever un monument à la loi. Car c'est la loi, c'est la République auguste qu'on a assassinée dans la personne de Baudin. Rappelezvous la scène sublime du grand tragique anglais, lady Macbeth s'écriant : « Cette main, l'eau de la mer y passerait sans en effacer le sang. » Eh bien, le 2 Décembre, l'eau de la mer non plus ne l'effacerait pas ! Le 2 Décembre sera châtié. »

Me Leblond flétrit éloquemment le Coup d'État : « L'autorité, ajouta-il, est pleine d'indulgence pour les spéculations les plus honteuses, pour des dépravations de toutes sortes; mais elle arrête, elle entrave les aspirations nobles, enthousiastes. » Me Hubbard, plaidant la question de droit, démontra que son client Peyrouton n'était point sorti des bornes de la légalité.

Le tribunal condamna Delescluze à six mois d'emprisonnement, à l'interdiction de ses droits civiques pendant le même temps et à 2,000 francs d'amende, - Peyrat, Challemel-Lacour et Quentin, chacun à 2,500 francs d'amende, Gaillard père en 500 francs d'amende, Gaillard fils et Peyrouton à 150 francs d'amende et à un mois de prison. Les retentissements de ces débats se prolongèrent dans tout l'empire et à l'étranger: ils y produisirent une sensation immense. Le second Empire auquel le ministère public avait rattaché le 2 Décembre était, disait-on partout, le véritable condamné. Il intenta un deuxième procès, pour manœuvres à l'intérieur, à MM. Peyrat, Delescluze, Hébrard, du Temps, Duret de la Tribune, et Weiss du Journal de Paris. Chacun d'eux fut condamé, le 29 novembre, à 1,000 francs d'amende.

Le lendemain, M. Berryer termina sa longue et brillant carrière. La France n'eut jamais un orateur plus grand, plus admiré, plus aimé. « Il était éloquent dans toute sa personne, » disait avec raison l'un de ses portraitistes. La nature avait prodigué à M. Berryer tous les dons enviables. C'était un de ces hommes d'élite qui font honneur à leur pays et qui sont la gloire de leur parti. On eût dit que, se sentant entraîné par ses aspirations libérales dans les voies de la Démocratie, il s'efforçait de résister à cet entraînement pour rester fidèle aux doctrines de la légitimité. Ses adversaires politiques se laissaient charmer par son caractère aimable et chevaleresque, par sa parole magnifique et loyale; ils rendaient hommage à l'honnêteté de ses convictions, et leurs regrets se mêlèrent à ceux des partisans de la cause vaincue au service de laquelle il consacra sa vie. Sa mémoire entourée de tous les respects fut insultée par un journaliste. Est-il besoin de nommer cet insulteur? Il ne pouvait s'en trouver qu'un pour baver sur cette tombe, un seul, ce zoile cagot que l'auteur des Châtiments a marqué au front d'une flétrissure éternelle.

Le 2 décembre, vers huit heures du matin, la garde de Paris se massait dans l'ancienne prison pour dettes de la rue de Clichy que six escadrons de cavalerie et un bataillon d'infanterie occupaient déjà. Des troupes avaient pris possession des hauteurs de Montmartre. Là, comme dans l'ancienne prison pour dettes, on avait établi des ambulances et rassemblé des approvisionnements de vivres pour cinq jours. Aux abords et autour de la tombe de Baudin, les agents de police fourmillaient; il y en avait quinze cents sur les boulevards extérieurs qu'ils parcouraient avec des commissaires et des officiers de paix. Toutes les troupes de Paris, de Versailles, de Compiègne et de Saint-Germain étaient consignées. A midi, le cimetière Montmartre fut fermé; on y arrêta une douzaine de jeunes gens qui portaient sur a tombe de Baudin des bouquets d'immortelles; les portes

dela nécropole ne s'ouvraient pas aux convois qui venaient, et les familles en deuil s'en retournaient tristement chez elles avec leurs morts. Des curieux qu'attirait ce spectacle étrange furent arrêtés. La journée s'écoula dans le plus grand calme. Un rire universel éclata. M. Pinard, l'ordonnateur de ces mesures inspirées par la peur, le vainqueur de chimériques émeutiers, fut ridiculisé par l'opinion publique et invité par Napoléon III à quitter le ministère de l'intérieur; le 17 décembre, M. Forcade de la Roquette y remplaça le protégé de l'impératrice Eugénie.

CHAPITRE XIII

1869

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Un scandale et une restitution. La session législative de 1869; M. Haussmann, les finances de la ville de Paris et le Crédit foncier; emprunts illégaux, commissions usuraires, fortunes subites; discussion générale du budget; la politique intéricure; la magistrature; fin de la législature de 1863. · Mort de M. Troplong. Mort de M. de Lamartine. La campagne électorale. M. Albert de Broglie et les candidatures officielles. M. Émile Ollivier au Châtelet; brutalités de la police. — Résultat des élections. Deuxième tour de scrutin. - Nouvel attentat de la police; Les blouses blanches. Affaire de la Ricamarie. Session extraordinaire; les candidatures officielles; les rastels; message de l'Empereur; nouvelles réformes. - Panique à la Bourse. Convocation des Chambres au 29 novembre. Projet de manifestation. La grève d'Aubin. L'Impératrice au Caire. Elections partielles. · Les assermentés et les inassermentés. Inauguration de la reprise de la session extraordinaire. — Démission des ministres. M. Émile Ollivier est chargé de la formation du nouveau cabinet. Le fils du proscrit et le proscripteur.

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Les favoris de la cour impériale se croyaient tout permis. Un scandale sur lequel la presse avait donné l'éveil faisait grand bruit depuis un mois. Disposant sans façon des richesses de nos musées, le surintendant des Beaux-Arts avait tapissé de nos plus beaux tableaux de l'école flamande les murs des vastes salons du Cercle impérial. On se demandait anxieusement si les complaisances d'une administration soustraite à tout contrôle s'étaient bornées là; on réclamait une enquête à laquelle une haute protection féminine

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