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exagération que de dire qu'il y avait à Rome le système des castes, mais les patriciens romains ne se proclamaient-ils pas hautement « Tanquam è cælo demissi, » n'affectaient-ils pas le mépris le plus profond pour les plébéiens, ne leur avaient-ils pas refusé le connubium, ne proclamaient-ils pas hautement que toute union avec ces familles était une union monstrueuse, sacrilége, impure? Ne leur refusaient-ils pas toute participation au privilége des sacra, aux charges publiques? N'est-ce pas là l'histoire de Rome tout entière, et cette lutte n'a-t-elle pas duré des siècles?

Je suis parfaitement convaincu que ce sont les conquêtes de Rome qui ont fait naître cette classe plébéienne que nous trouvons si vivace, si tenace, si ferme dans son droit, et en même temps si adroite dans la manière de le faire valoir. C'est là, sans doute, un fait singulier, unique dans l'histoire. Mais qu'étaient les plébéiens romains? C'étaient les classes les plus avancées, les plus éclairées des peuples conquis du Latium, de l'Italie, transportées au commencement à Rome. C'était un moyen de subjuguer le pays, mais heureusement il préparait à Rome un foyer de résistance, il préparait à Rome une classe plébéienne assez forte, assez énergique pour que le patriciat fût renversé. Mais ce fut une lutte de plusieurs siècles.

Et quand on a dit Rome, qu'a-t-on dit? Ne nous faisons pas illusion, on a dit une ville avec une banlieue gouvernant tout à son gré, faisant la conquête du monde ; c'est la municipalité romaine qui a con

quis le monde. Et qu'étaient les provinces? Y avait-il égalité de droit entre le citoyen romain qui se rendait au Forum et le Silicien livré à Verrès, et les misérables provinces qui avaient pour toute garantie un magistrat revêtu du pouvoir civil et militaire.

Nous le savons tous, le jour est enfin arrivé après bien des luttes, après les guerres sociales, après les guerres d'esclaves de toute nature, ayant toutes leur principe dans l'absence de l'égalité devant la loi, le jour est enfin arrivé où l'on jetait au monde romain le droit de cité, l'égalité. Oui, quand ils n'avaient plus de valeur, quand le despotisme militaire s'était déjà assis sur le monde romain, quand ce n'était plus qu'un moyen de gouverner plus à l'aise, de tyranniser plus à son gré, quand la décadence frappait déjà à la porte du monde romain, et que désormais son histoire n'était plus celle d'un État vital et puissant.

Telle est la vérité des faits sur le monde ancien. Que manquait-il donc, encore une fois, à ces États? Je l'ai dit : la justice, le droit, l'égalité devant la loi. Et comment cela pouvait-il amener leur ruine, et comment cela peut-il nous amener à reconnaître quelles sont les conditions vitales de l'organisation sociale, c'est ce que nous verrons à la séance prochaine.

CINQUIÈME LEÇON

SOMMAIRE

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Le privilége était une des idées dominantes de l'antiquité et s'opposait à la formation d'une unité nationale forte et compacte. L'incorporation politique d'un pays était impossible même dans les États non despotiques, parce que les anciens ignoraient le système de représentation. - Notion de l'unité. Unité absolue, unité relative. Exemples d'unités relatives dans le monde physique et dans le monde moral. Nécessité de concilier dans les associations civiles l'activité propre de l'homme avec l'unité de l'État. Solutions illégitimes du problème dans le monde ancien; gouvernement de Sparte. Conditions internes et externes de l'unité nationale. Les conditions internes comprennent principalement la race, la langue, la religion et la civilisation. Difficultés que présente pour la formation de l'unité nationale la diversité soit des races, soit même des familles dans la même race. Même examen en ce qui touche la langue.

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MESSIEURS,

Un homme qui tient le premier rang parmi les plus éminents publicistes, Montesquieu, a dit : « Ce » qu'on appelle union dans un corps politique est » une chose très-équivoque; la vraie, est une union » d'harmonie qui fait que toutes les parties, quelque » opposées qu'elles nous paraissent, concourent au » bien général de la société, comme les dissonances, » dans la musique, concourent à l'accord total.....

>> Dans l'accord du despotisme asiatique il y a toujours une division réelle. Le laboureur, l'homme » de guerre, le négociant, le magistrat, le noble, ne » sont joints que parce que les uns oppriment les >> autres sans résistance, et si l'on y voit de l'union, >> ce ne sont pas des citoyens qui sont unis, mais des » corps morts ensevelis les uns auprès des autres'. »

Il y a une grande vérité, une vérité fondamentale pour ce qui concerne l'organisation des États dans ces paroles du grand publiciste français. Pour qu'il y ait une union vraie, une union sociale véritable, réelle, il ne suffit pas que cette union existe en apparence dans l'ensemble, il faut qu'elle existe entre les éléments divers qui constituent l'État. Ainsi, d'après les indications rapides que nous avons données dans la leçon précédente, quelle union pouvait-il y avoir dans les États de l'antiquité? Certes, ce n'était pas cette union vraie, cet accord dont parle Montesquieu, qu'on pouvait trouver dans les États où il y avait absence du véritable droit, du respect pour le droit de chacun, absence d'égalité civile. On ne pouvait la trouver dans les États où le principe dominant était, au fond, l'exploitation de l'homme par l'homme, l'asservissement des uns au profit exclusif des

autres.

Fixez votre attention sur l'organisation politique des États de l'antiquité, partout, en toutes choses, vous retrouvez le même fait général, l'asservissement des uns au profit des autres, le privilége d'un

↑ Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, chap. ix.

côté, la servitude de l'autre. Ici, vous voyez, l'histoire à la main, une caste qui opprime une autre caste, ailleurs c'est une ville qui opprime toutes les autres villes de l'État, ailleurs c'est une province qui exerce la tyrannie sur les autres provinces, ailleurs c'est un État qui devient oppresseur de tous les États qui ont le malheur de s'allier à lui. Athènes opprime les États confédérés, dès qu'elle se trouve nantie d'une force, d'une puissance suffisante. Le nom d'associé du peuple romain était devenu, à la fin, une sorte de dérision, d'insulte; les peuples associés du peuple romain étaient des peuples livrés à la merci de la municipalité de Rome qui les exploitait uniquement à son profit.

Et il ne faut pas s'en étonner. Ainsi que nous l'avons dit en parlant de l'esclavage, nul de nous ne voudrait, par les faits, justifier un abus. Mais chacun de nous reconnaîtra facilement que cet établissement général du privilége, que cet abus général de la force était inévitable, dès le moment que cela formait une des idées dominantes dans l'antiquité et un des principes qu'on puisait dans l'arrangement même de la famille. Quand la notion du droit se trouve pour ainsi dire empoisonnée à sa source même, quand l'esprit humain s'égare dès le commencement de sa course, il est inévitable qu'il s'égare de plus en plus. Il était donc tout simple que le principe de l'asservissement des uns par les autres se trouvât appliqué à tout, en toutes choses et en tout temps. Mais par cela même, la formation d'une véritable unité nationale, forte et compacte, devenait impossible en tout temps

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