Page images
PDF
EPUB

gion. Ce décret, on s'y était attendu, fit jeter les hauts cris à la noblesse et à la bourgeoisie aisée. C'était un illégalité monstrueuse, une flagrante violation de la loi, un attentat contre le pays! Dans quelques départements, le parti royaliste, qui relevait peu à peu la tête, essaya de profiter du mécontentement pour fomenter des troubles. Tant que la loi n'avait été violée qu'à l'égard des pauvres, tant que le gouvernement s'était borné à réviser les listes de conscription et à rappeler au tirage les prolétaires qui y avaient déjà satisfait en 1809, 1810 et en 1811, on avait feint d'ignorer cette illégalité, ou du moins de la considérer comme une nécessité absolue. Et le peuple, tout en jetant sur son indigent foyer un regard de tristesse et d'adieu, avait pris le fusil et s'était élancé vers la frontière, entonnant le chant du Salut de l'empire. Dès que la haute bourgeoisie et la noblesse furent atteintes elles-mêmes par la mesure, elles se sentirent prises tout à coup du plus vif amour pour la légalité et d'une grande compassion pour le peuple. C'est l'éternelle histoire de nos révolutions.

Tandis que d'anciens nobles poussaient à l'insurrection un des régiments de gardes d'honneur qui s'organisaient à Tours, des bandes de réfractaires apparaissaient en Vendée. Le ministère s'inquiéta de certaines démonstrations royalistes qui eurent lieu dans l'Ouest. Quelques centaines de mauvais sujets parcouraient les chemins, dépouillaient les voyageurs et pillaient les habitations isolées, montrant la cocarde blanche et se disant envoyés par le roi pour organiser une armée. Ils n'offraient pas cependant un grand danger, et l'énergie d'un colonel de gendarmerie suffit, en moins de trois semaines, pour faire disparaître toutes ces traces de chouannerie. Mais ces faits, si peu importants qu'ils fussent, n'en montraient pas moins l'action occulte d'un parti que rien ne décourageait, et qui semblait guetter le déclin de notre gloire, les jours prochains de nos revers, pour en faire les jours de son propre

triomphe. A Tours, les incitations des royalistes, finirent par provoquer une véritable insurrection parmi les jeunes conscrits. du régiment de gardes d'honneur. Quelques arrestations eurent lieu, entr'autres celle d'un nommé de Nétumières, qui avait tiré un coup de pistolet à bout portant sur son colonel, M. de Ségur. Une instruction ayant été commencée sur tous ces faits, l'opinion publique en fut d'abord quelque peu émue. Les événements de la guerre, en excitant bientôt l'attention de tous les esprits, firent oublier ces incidents; et, devant l'ennemi d'ailleurs toutes les mauvaises volontés disparurent; un sentiment commun de patriotisme enflamma les jeunes soldats, à quelque classes de la société qu'ils appartinssent: simples conscrits de la campagne, gardes d'honneur, tous rivalisèrent de zèle et de

courage.

Les soins immenses que les affaires du Nord réclamaient de Napoléon ne lui faisaient pas perdre de vue celles du Midi. L'Espagne le préoccupait. Depuis quelques mois la fortune de la France s'était relevée dans la Péninsule, après avoir essuyé de grands revers. Cependant il ne considérait pas sans inquiétude ce champ de bataille perpétuel, où les efforts de nos généraux et le sang de nos soldats s'épuisaient continuellement à la poursuite d'une pacification impossible. L'Angleterre était toujours là, alimentant l'insurrection avec ses subsides, l'aidant de ses troupes, et s'élançant à propos du Portugal qu'elle tenait tout entier depuis l'évacuation d'Alméida, pour recommencer une lutte que lui rendait facile le sombre et féroce patriotisme d'une population fanatisée. Pendant que Napoléon, ouvrant à la grande armée les larges frontières de la Russie, se plaçait entre Saint-Pétersbourg et Moscow, menaçant à la fois l'une et l'autre capitale, ses lieutenant éprouvaient un rude échec au-delà des Pyrénées, et son frère Joseph voyait le trône espagnol près de lui échapper. Battu à Salamanque, le roi Joseph avait été forcé de quitter Madrid, l'Andalousie avait été

évacuée, et le maréchal Soult levait à la hâte le siége de Cadix où s'était réfugiée la junte insurrectionnelle. Dans le mois d'octobre, l'armée française reprit l'offensive. Arrêté sous les murs de Burgos, Wellington ne profita point de ses succès. Quittant les montagnes du royaume de Murcie, le roi Joseph avait opéré sa jonction avec l'armée du Midi, commandée par le maréchal Soult, et forcé le passage du Tage le 1er novembre. Wellington repassa à la hâte les frontières du Portugal, craignant d'être coupé; on lui fit dans sa retraite près de cinq mille prisonniers. Le roi rentra dans Madrid. Ainsi, là guerre d'Espagne n'avait pas perdu son caractère étrange de continuelles alternatives, de grandes défaites et de grands succès. Au moment où Napoléon préparait, au sein de sa capitale, la prochaine campagne d'Allemagne, tout semblait fini au-delà des Pyrénées : le général Caffarelli tenait Burgos; le général Reille occupait Valladolid; Madrid était entouré par l'armée du Centre avec le général d'Erlon; Suchet était dans le royaume de Valence; les généraux Decaen et Lamarque gardaient l'Aragon et la Catalogne. Deux cent soixante-dix mille Français veillaient sur le trône du roi Joseph, et comprimaient l'explosion toujours menaçante de la nationalité espagnole.

Cette armée d'Espagne offrait des ressources à Napoléon pour la réorganisation de son armée du Nord; mais après avoir mûrement examiné la situation de la Péninsule, il reconnut que loin de pouvoir la diminuer, il devrait peut-être lui envoyer des renforts. L'Angleterre ne manquerait pas de tenter encore de ce côté une diversion, tandis qu'il marcherait sur l'Elbe. Ce fut alors que, tout en faisant venir d'Espagne les cent quarante cadres de bataillons dont nous avons parlé, il envoya trente mille conscrits au roi Joseph, ce qui porta l'armée à trois cent mille hommes. « La guerre d'Espagne et la guerre du Nord, » dit-il, seront menées de front. » Et il déclara publiquement que l'occupation du Portugal devrait être poursuivie avec la

plus grande activité, dès que le permettraient les circonstances. Tout était prêt pour commencer avec vigueur les hostilités; Napoléon pouvait aller se mettre à la tête de ses armées, rassuré sur la situation intérieure de l'empire et sur tous les objets étrangers à la guerre. Quel est cependant le but politique qu'il va porter devant la coalition? Modifiera-t-il, avec les circonstances, son système européen, ou se battra-t-il pour rétablir chaque chose en la place qu'elle occupait avant le désastre de Moscow? Parlera-t-il encore en maître qui ne plie point, à ces alliés de la veille, tièdes et hésitant déjà aujourd'hui, demain peut-être ses ennemis? Ou bien, usant du prestige que ses victoires passées lui ont donné, se hâtant de profiter de la crainte qu'on doit avoir à Berlin, à Vienne, à Saint-Pétersbourg, dans toute l'Allemagne, qu'il ne reprenne vigoureusement l'offensive et repasse l'Elbe et l'Oder à la tête de ses cinq cent mille hommes, essayera-t-il d'un traité de paix qui permette à la France épuisée de se refaire des pertes immenses qu'elle a éprouvées? La solution de cette question avait été l'objet des délibérations de son Conseil privé. Divers avis se produisaient dans ce Conseil, où Napoléon, quand il s'agissait de la grande politique, consultait surtout le prince archi-chancelier Cambacérès, le prince archi-trésorier Lebrun, Talleyrand, prince de Bénévent, Champagny, duc de Cadore, ancien ministre des relations extérieures, Maret, duc de Bassano, qui avait succédé, en 1811, à Champagny, Caulaincourt, duc de Vicence, Clarke, duc de Feltre, ministre de la guerre.

La question avait été définitivement résolue dans une séance à laquelle assistaient, avec tous les ministres, l'archi-chancelier, M. de Talleyrand, le président du sénat et plusieurs grands officiers de la maison impériale. On venait d'apprendre la défection du corps prussien. L'empereur, après avoir exposé luimême cet événement, et mis sous les yeux de ses conseillers toutes les pièces qui le concernaient, s'était résumé en ces ter

mes: «Dans cette conjoncture qui complique encore notre mau» vaise situation, me conseillez-vous de négocier pour la paix, » ou de faire de nouveaux efforts pour la guerre?

Cambacérès, consulté le premier, opina pour la paix. Napoléon, que cette opinion satisfaisait médiocrement, s'adressa au prince de Bénévent qu'il estimait assez peu, qu'il tenait en une certaine défiance, mais dont il était bon cependant de connaître l'avis, ne fût-ce que pour savoir ce qu'il ne pensait pas. Talleyrand se déclara pour une négociation. « Votre Majesté, » dit-il, a encore entre les mains des effets négociables; si elle >> attend davantage, et qu'elle vienne à les perdre, elle ne pourra >> plus les négocier. » L'empereur, frappé de ces paroles, pressa Talleyrand de s'expliquer sur ce qu'il entendait par ces valeurs négociables, et dans quelles limites il fallait les comprendre. Les valeurs négociables ne manquaient pas, en effet, entre les mains de Napoléon ; il avait l'Espagne, le royaume de Naples, les Etats du pape, le royaume d'Italie, les bords du Rhin, la Belgique et la Hollande, sans compter la confédération du Rhin, le royaume de Saxe et la Pologne, toute l'Europe napoléonienne enfin. Talleyrand voulait-il dire qu'il fallait sacrifier tout cela, de peur de perdre davantage? Et que pouvait perdre de plus la France, que le fruit de ses conquêtes? Les pensées de Talleyrand n'avaient pas l'habitude d'habiter un palais de verre, et quelques efforts que fit l'empereur pour avoir une explication complète, l'oracle du prince de la diplomatie demeura enveloppé de son obscurité. Napoléon, préférant l'avis brutal du soldat à ces finasseries et à ces demi-mots qui sentaient leur chancellerie, se tourna vers le duc de Feltre, ministre de la guerre. La réponse de celui-ci eut du moins le mérite de la netteté : « Je regarderais Votre Majesté comme » déshonorée, s'empressa-t-il de répondre, si elle consentait » à l'abandon d'un seul village réuni à l'empire français » par un sénatus-consulte. »

« PreviousContinue »