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dants en chef, toutes les fois que l'éloignement du quartier général les livrait à leurs propres inspirations; ensuite leur constante et sourde opposition à toutes les résolutions de l'empereur, leur mauvaise opinion d'une campagne qu'ils compromettaient d'avance eux-mêmes, en désespérant de ses résultats, lorsque l'entente commune pouvait la faire réussir, même en dépit du plan de Wilna et du terrible auxiliaire que les frimas allaient donner à Alexandre. Napoléon dira plus tard, en récapitulant les fautes qui lui ont fait perdre sa partie contre l'Europe: « C'est une chose curieuse, et que l'histoire ne connaîtra peut» être pas, et qui cependant est bien vraie : toutes les fautes » que j'ai faites, je les ai faites par lassitude des obsessions » dont j'étais l'objet de la part de mon entourage. C'est pour » avoir cédé à l'avis de mes maréchaux que j'ai perdu mon >> armée dans la retraite de Russie. Je voulais marcher de Mos>> cow sur Saint-Pétersbourg ou revenir par le sud ; je ne vou» lais, à aucun prix, reprendre la route de Smolensk et de » Wilna (*). » L'affaiblissement moral et physique de Napoléon n'a jamais existé, du moins à cette époque, que dans l'imagination de quelques écrivains romanesques; ils ont trouvé dans cette invention une heureuse excuse pour des généraux que la Restauration avait pris à son service, et un ressort dramatique, un incident pour l'ornement de leurs récits.

Le séjour de Moscow tint seulement à l'espoir d'un armistice, préliminaire de la paix. Du moment qu'il avait dû renoncer à marcher sur Saint-Pétersbourg ou à opérer un mouvement en arrière sur la Volhynie, Napoléon voulait tout épuiser pour amener un rapprochement avec l'empereur Alexandre.

Le terrain qui s'étendait entre Smolensk, Mohilow, Minsk et Witepsk avait été adopté, dans les conseils du Kremlin, pour

(*) Récit de la captivité de l'empereur Napoléon à Sainte-Hélène, par le général Montholon.

servir de cantonnement d'hiver. Des magasins nombreux s'y trouvaient établis contenant des approvisionne ments considérables; les corps du duc de Bellune et du prince de Schwartzenberg opéraient dans ces contrées ; et l'on pouvait s'appuyer à la fois et sur les provinces polonaises, où était le contingent autrichien, et sur l'armée du général Saint-Cyr qui tenait toujours en échec, du côté de la Dvina, le général Wittengstein, enfin sur la réserve laissée, dès le commencement de la campagne, entre Kowno et Wilna. Ce plan pouvait réussir, à la triple condition que nos troupes tourneraient heureusement celles de Kutusow qui nécessairement chercheraient à nous couper la route de Smolensk; que Bellune et Schwartzenberg nous conserveraient intacts nos positions et nos magasins de Minsk, et que, sur notre droite de retraite, Gouvion Saint-Cyr contiendrait Wittengstein et l'empêcherait de combiner ses mouvements avec ceux que ferait Kutusow pour nous envelopper. Des instructions furent données en conséquence à nos généraux. Dès le 5 octobre, toutes les dispositions sont prises pour qu'au premier signal les différentes divisions puissent se mettre en route: on évacue des convois de blessés; on remonte tant bien que mal plusieurs régiments de cavalerie. dont les chevaux ont péri en partie; les parcs d'artillerie se tiennent prêts, ainsi que les équipages de pont, si nécessaires dans ces pays coupés à chaque pas par des cours d'eau. Des notes importantes sont adressées au duc de Bassano, qui continue à Wilna ses fonctions de ministre des relations extérieures au milieu du corps diplomatique tout entier.

L'armée française était campée autour de Moscow, sur les routes de Twer, de Jaroslavetz, de Wladimir, de Riasan et de Kalougha. Elle semblait,cernée de tous côtés par les troupes de Kutusow, qui tenaient principalement sur la route neuve de Kalougha à Taroutino. Les deux avant-gardes observaient, comme nous l'avons dit, les termes tacites d'une sorte d'armistice,

et Napoléon, malgré les neiges qui commençaient à tomber, ne parlait point encore de donner le signal de la retraite, lorsqu'il apprend tout à coup que les avant-postes de Murat ont été attaqués. Le 18, à deux heures du matin, l'ennemi débouchant par Taroutino, fond sur la cavalerie du roi de Naples, et enlève plusieurs voitures de bagages et vingt pièces de canon à Sébastiani. Murat, qui s'est laissé surprendre, malgré les avis réitérés du quartier général, monte à cheval et rallie sa cavalerie qu'il avait envoyée aux fourrages sans observer toutes les précautions exigées par le voisinage des Russes. Il se jette tête baissée avec tout son état-major au milieu de l'action, et il met en fuite les Cosaques, qui abandonnent les pièces d'artillerie. Repoussés sur Winkowo, où campent les Polonais du prince Poniatowski, les Russes reçoivent des renforts : le combat devient général, et notre avant-garde supporte bientôt le poids d'une armée entière. Kutusow arrive lui-même au secours de Beningsen qui a commencé l'attaque. Mais notre avant-garde, se tirant avec honneur de cette situation critique, conserve toutes ses positions. Les Russes se retirent, laissant deux généraux sur le champ de bataille. Beningsen a été blessé d'un coup de feu. Nous avons perdu aussi deux généraux, Fischer et Dery, et deux mille hommes. A la veille d'une retraite, c'est beaucoup pour un combat inutile qu'un peu de prévoyance aurait pu éviter.

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Napoléon passait une revue au Kremlin lorsque ces faits lui parviennent il interrompt aussitôt la parade. Lauriston, de retour du camp de Kutusow, lui avait laissé peu d'espérances; il l'avait prévenu même d'une attaque, et c'est alors que la plus grande surveillance fut recommandée à Murat. Mais on ne s'attendait pas à une aussi brusque démonstration. Les derniers ordres de départ sont donnés pour le soir. Aussi bien un séjour plus long à Moscow est impossible. Le froid devient intense; la cavalerie s'épuise à chercher des fourrages à

plusieurs lieues dans la campagne; la pénurie des approvisionnements force les soldats à recourir à la maraude, et la discipline s'en ressent, ainsi que l'hygiène. La viande de boucherie est un objet de luxe, et la chair des chevaux la remplace presque partout. Il est vrai que celle-ci est très-abondante, par suite de la mortalité qui décime chaque jour nos escadrons.

Le 23 octobre, Napoléon évacue Moscow, ou plutôt les ruines encore chaudes de cette capitale, avec le premier, le troisième corps, et la vieille garde impériale. La jeune garde, commandée par le duc de Trévise, est laissée au Kremlin, avec l'ordre de ne le quitter que dans la nuit, et de mettre le feu aux mines qui ont été pratiquées sous ses épaisses murailles. C'est une représaille de l'acte barbare de Rostopchin, et un nouveau retard apporté à la marche de cette civilisation russe qui menace le midi de l'Europe. Tout le temps, tous les efforts, tout le génie que les sujets d'Alexandre emploieront à réparer les pertes que leur a causées l'invasion des Français, donneront autant d'avance aux autres peuples du centre et du midi pour conserver leur suprématie intellectuelle, morale et politique, qui seule oppose une barrière aux empiétements de la puissance des czars.

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Bizarre destinée que celle de ce merveilleux conquérant. Depuis quinze ans, soldat d'aventure, général, consul et empereur, son génie travaille dans un but unique l'abaissement de la puissance britannique. Un instant il est parvenu à coaliser toute l'Europe contre la politique du cabinet de Saint-James, et à isoler dans son île ce peuple de trafiquants qui marche au monopole du monde industriel sur la misère de ses millions de prolétaires affamés, jetés en pâture à la concurrence, comme un peuple guerrier marche aux conquêtes du champ de bataille sur le corps des soldats jetés en pâture au canon. Un instant, Napoléon, avec l'aide de la Prusse, de la Russie, de l'Italie et de l'Autriche, a pu se croire au bout de son œuvre. Et voilà qu'il vient de frapper d'un coup terrible l'un des auxiliaires

sur lesquels il comptait le plus pour terrasser la GrandeBretagne. Le grand destructeur de libertés, qui a étouffé en 1799 la révolution française expirante, le constructeur de l'édifice de notre gloire moderne, voit le cours de ses succès échouer précisément et ses armes se briser contre les efforts de la seule puissance qui pouvait, plus tard, lutter contre les idées révolutionnaires ressuscitées en France; mais, comme pour réparer le crime qu'il a commis en 1799, il enfonce en fuyant le javelot du Parthe dans le cœur même de la Russic.

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