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il menace l'industrie des papiers de tenture de ne pouvoir lutter au dehors avec la concurrence étrangère.

Disons également qu'un droit de navigation, qui promet 5 millions, nuira plus à la fortune publique en tarissant une de ses sources au profit de la navigation étrangère qu'il ne rapportera au fisc. Quant au droit sur les fabrications étrangères, il est la conséquence des tarifs proposés à l'importation des matières premières. Pour le rendre efficace, il faudra réviser tant de traités en exercice que des années s'écouleront avant qu'il puisse rien rapporter et devienne une mesure de quelque efficacité. Les droits de sortie n'auront également d'autre effet que de compenser les droits d'entrée établis sur les mêmes objets et de gêner la circulation de produits qui, n'étant pas de première nécessité, ne peuvent être attirés au dedans ou au dehors de nos frontières que par les intérêts du commerce et, conséquemment, de nuire à ces intérêts en les immobilisant ou en altérant leur circulation naturelle. C'est ainsi, par exemple, que les industriels de Cognac ont démontré qu'un droit de sortie trop élevé sur les eauxde-vie en bouteilles déciderait la sortie en fûts et diminuerait le produit total des taxes, au lieu de les augmenter, en forçant d'émigrer toute une branche d'industrie.

Toutes les prévisions de M. Pouyer-Quertier pour remplir le vide de son budget menacent donc de n'amener que des déceptions à l'expérience. Ce qui étonne, c'est qu'un homme qui ne peut ignorer aucune des objections que de pareilles mesures devaient soulever ait pu s'y arrêter un moment et se décider à les présenter au pays comme le seul remède possible à ses maux.

Qu'eût-il fallu dans la situation actuelle? Que M. Thiers à sa haute et lucide intelligence, à sa profonde science financière, à son expérience des affaires et des hommes, joignît le génie d'un Pitt ou d'un Robert Peel, pour savoir à propos appliquer à de grands maux de grands remèdes. Il devait profiter de l'occasion exceptionnelle que l'élan patriotique de la nation lui présentait pour oser lui demander des sacrifices, sans lui en dissimuler ni le poids, ni la grandeur, en un mot, pour sortir de l'ornière de la routine et demander des ressources à l'impôt direct. Il devait résister aux suggestions d'un ministre des finances trop exclusivement préoccupé des intérêts locaux de ses commettants rouennais, et confier, s'il le fallait, à quelque autre financier, moins exclusivement dominé par les doctrines protectionnistes, le soin d'étudier et d'établir un impôt quelconque sur le revenu, analogue à l'income-tax. C'est dans les grandes crises qu'il convient d'opérer les grandes réformes, parce qu'alors chacun en sent assez l'impérieuse nécessité pour contraindre au silence les opposants intéressés et pour que les

plaintes, les objections de quelques-uns soient étouffées sous les adhésions du grand nombre.

L'Angleterre a fait durant cinquante ans, à deux reprises, l'épreuve d'un impôt sur le revenu et s'en trouve bien, puisqu'elle le conserve. Etabli en 1798 par Pitt, comme taxe de guerre, il a duré, avec des modifications diverses, jusqu'en 1816. En 1842, Robert Peel l'a rétabli définitivement, comme un équivalent avantageux des taxes douanières abaissées ou supprimées. L'Angleterre, qui lui doit sa prospérité commerciale, en a retiré jusqu'à 401 millions en 1857, à un taux de 5.49 0/0, et 285 en 1858, au taux de 2.94 0/0. En 1870, il a produit 251 millions au taux de 2.10 0/0, sur 12 milliards de revenus imposables.

La Belgique, la Suisse, les État-Unis, de grandes villes telles. que Paris, peuvent fournir des exemples analogues d'expériences faites, soit de l'impôt sur le revenu, soit de l'impôt sur le capital. M. Thiers avait donc le choix entre un grand nombre de combinaisons fiscales, presque équivalentes, toutes aisément faciles à établir, ayant toutes subi en des pays divers l'épreuve de l'expérience.

En somme, quel était le problème à résoudre? En acceptant les prévisions du projet de loi de M. Pouyer-Quertier, quant à l'augmentation des droits d'enregistrement et de timbre, celles concernant les postes, les cartes, les tabacs, auxquels on pourrait sans inconvénient demander encore davantage, le projet d'impôt sur les allumettes, l'augmentation des droits sur les alcools, les vins, les cafés, il suffirait donc de trouver le moyen de remplacer le produit présumé de l'augmentation des taxes sur les sucres, sur les matières brutes, sur les fabrications étrangères, sur les droits de sortie et les droits de navigation, devant produire, selon ses prévisions, une somme de 243 millions; el de plus, le produit inconnu de l'impôt sur le papier, évalué à 16,000 fr., et de l'impôt sur la chicorée, dont il est impossible de présumer le rapport avec quelque certitude. C'est donc en tout 260 millions environ à trouver.

L'établissement immédiat d'un impôt sur le revenu analogue à l'income-tax a l'inconvénient de jeter le gouvernement dans l'inconnu. Que produira-t-il tout d'abord en France? Nul ne le saurait dire, surtout dans la première année où il faudra tout essayer, tout expérimenter.

L'Angleterre avait en 1870 un revenu imposable de 12 milliards, mais quel est le revenu de la France? On évalue à 3 milliards le revenu de la propriété foncière, lequel capitalisé à 3 0/0 porte sa valeur capitale à 100 milliards. On évalue à 25 milliards l'ensemble des valeurs négociées à la Bourse de Paris; mais ce serait faire une 3a SÉRIE, t. XXIII, 15 août 1871.

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grave erreur que de ne supputer dans une approximation générale du revenu de la France que les valeurs classées, capitalisées qui ne représentent jamais qu'une fraction minime de la richesse circulante réelle de la nation, c'est-à-dire de tout le capital engagé qui donne annuellement des revenus, sous forme de salaires ou de profits, car telles sont les larges bases de l'impôt sur le revenu que même l'homme y prend place comme un capital productif et conséquemment imposable. Si l'Angleterre, avec une population de 30 millions d'habitants, jouit d'un revenu imposable de 12 milliards, la France, avec 38 milliards, doit au moins présenter les mêmes ressources. Or 12 millions à 2 0/0 donnent 240 millions.

Il ne s'agit donc que de trouver les moyens efficaces, les formes et formules de l'impôt, le mode de répartition et de perception en rapport avec nos mœurs, nos préjugés, et pour cela il faudra du. temps et diverses expériences successives, avant qu'un tel impôt puisse donner tout ce qu'il peut et tout ce qu'il doit.

Mais, provisoirement, ne pourrait-on tenter quelque forme fiscale simple, directe, expéditive, destinée à durer seulement autant que les besoins extraordinaires d'une situation anormale et passagère, et ne nécessitant surtout la création d'aucune administration spéciale.

De 1803 à 1816, l'income-tax cessa d'être exigé en masse et directement de chaque contribuable, obligé de faire la déclaration de son revenu complet, système que l'on trouvait inquisitorial, peu productif et qui donnait trop de prise à la fraude. On divisa les contribuables en catégories, et chaque espèce de revenu fut imposée à sa source. On pourrait tenter quelque chose d'analogue.

L'Angleterre, pays aristocratique, n'a point reculé devant le principe de l'impôt progressif; une démocratie ne saurait en être effrayée. Mais, tandis que, dans un pays aristocratique, les hautes classes, seules privilégiées, scules à jouir des droits politiques, doivent seules payer, dans une démocratie fondée sur le suffrage universel, tout citoyen valide doit sa quote-part à l'impôt, quelque légère qu'elle soit.

La France compte 10 millions d'électeurs. En retranchant 2 millions pour les militaires, les infirmes et les vieillards au-dessus de 60 ans, il reste 8 millions d'hommes valides qui doivent contribuer et 8 millions de femmes qui, jouissant de tous les avantages sociaux, doivent en supporter les charges pour leur part. Ce sont donc 46 millions de contribuables qui tous doivent participer personnellement et directement au payement de la rançon de la France et savoir qu'ils y participent, afin que cette participation soit pour tous une leçon de patriotisme.

Sur ces 16 millions de contribuables, il en faut compter une moitié peut-être qui, formant la classe des prolétaires, de ceux qui vivent d'un salaire quotidien au-dessous de 5 fr., ne doivent payer qu'une quote-part minime, qu'on pourrait fixer à 1 fr., l'unité monétaire. De cette contribution seraient seuls exempts les militaires, les mineurs, les infirmes, les vieillards au-dessous de 60 ans, et ceux qui momentanément pour d'autres causes, sont inscrits au bureau de bienfaisance, tels que les veuves chargées de plus de 2 enfants et les femmes malades. Ces exemptions déduites, l'impôt donnerait bien encore 7 millions.

La catégorie des fermiers pourrait être taxée au prorata du chiffre de leurs baux, leurs profits étant généralement proportionnés à leurs fermages. Or, le revenu foncier de la France étant de 3 milliards, si une moitié des terres est affermée, un impôt de 1 0/0 sur le produit de cette moitié donnerait encore 15 millions, répartis sur une population qu'on peut évaluer à 3 millions d'individus des deux

sexes.

Au-dessus de la catégorie des prolétaires vivant de professions manuelles, donnant des salaires au-dessous de 5 fr., se place la catégorie des ouvriers et employés dont le salaire varie entre 5 et 10 fr. par jour, ou entre 1,800 et 3,600 fr. par an. On peut compter que cette catégorie renferme au moins 1 million d'individus qui, taxés à 20/0 de leur salaire annuel, donneraient à l'État chacun de 18 à 36 fr. par an; en moyenne 27 fr., c'est-à-dire environ une somme totale de 27 millions.

La catégorie des employés ou ouvriers vivant de salaires supérieurs ne peut guère renfermer plus de 100,000 individus; mais la taxe de 2 0/0 sur leur revenu annuel donnerait encore une somme qu'on ne pourrait évaluer au-dessous de 4 à 5 millions.

Les commerçants et industriels pourraient être taxés à 1 0/0 de leurs frais généraux, c'est-à-dire de leur dépense annuelle en loyers industriels, éclairage et chauffage au gaz, et du nombre de leurs employés ou ouvriers et de la quotité de leurs salaires, ces frais étant toujours en relation assez exacte avec leurs profits; le produit d'un tel impôt est difficilement évaluable par approximation; mais il ne donnerait certainement pas au-dessous de 1 million de taxes variables entre 10 et 1,000 fr. Prenant 50 fr. pour moyenne, ce serait un produit de 50 millions.

Les 25 milliards de valeurs cotées à la Bourse ne peuvent donner un revenu inférieur à 1 milliard 250 millions qui, taxé à 2 0/0 et atteint au moment où il se forme directement entre les mains de compagnies débitrices ou de l'État, produirait 25 millions.

Enfin, les propriétaires d'immeubles bâtis pourraient subir sur

le revenu de leurs loyers, les non-valeurs déduites, une taxe de 20/0 en sus de l'impôt foncier actuel et des taxes locales qu'ils supportent. L'État en retirerait au moins de 5 à 10 millions, la propriété bâtie en France ne pouvant être évaluée au-dessous de 250 millions et allant peut-être au double.

Quant aux biens fonciers, on sait que l'impôt dont ils sont grevés au bout d'un certain temps cesse de peser sur le propriétaire, qui ne les achète ou ne les reçoit dans le partage des successions que pour la valeur capitale qu'ils représentent, déduction faite de l'impôt qu'ils supportent. Leur revenu actuel peut donc toujours être atteint par une taxe spéciale, pourvu que cette taxe, étant passagère, momentanée, ne puisse avoir pour effet de diminuer la valeur du fonds. Après avoir atteint le profit du fermier par une taxe proportionnelle au fermage, on peut donc encore atteindre le revenu du propriétaire par une taxe de 20/0qui, sur un revenu de 2,500 millions, qu'il faut attribuer à la masse des propriétaires, supposant que les profits ou salaires des fermiers s'élèvent à 1/6 du revenu foncier total, donnerait 50 millions.

Ces divers impôts combinés offriraient une ressource totale de 189 millions au minimum. En portant de 2 à 3 0/0 certaines de ces taxes, notamment les quatre dernières, on obtiendrait 65 millions. de plus. Et il est de toute probabilité que le produit des taxes imposées aux commerçants et industriels, sous un régime de liberté. commerciale, dépasseraient assez les prévisions pour compléter la somme de 260 millions qui serait nécessaire pour équivaloir au produit présumé des taxes proposées par M. Pouyer-Quertier.

Un impôt établi sur de telles bases, durant trois années ou au moins pour tout le temps que doit durer la liquidation de notre guerre avec la Prusse, répondrait ainsi à toutes les nécessités du Trésor. De plus, il permettrait, pendant sa durée, d'étudier les bases d'un impôt unique destiné à le remplacer et pour lequel il fournirait les données statistiques les plus précieuses.

Peut-être son produit serait-il suffisant pour permettre la suppression prochaine de nos taxes indirectes les plus vexatoires et la diminution de certaines taxes douanières; préparant ainsi peu à peu la transformation plus complète de notre système fiscal, d'après les principes de l'équité et de la science, et l'établissement d'un impôt à base unique ou double sur le capital et sur le revenu, mais à catégories multiples, tel enfin que déjà j'ai eu occasion d'en exposer la théorie sous le nom de dime sociale (1).

(1) Théorie de l'impôt ou la dime sociale, par Clémence Royer; 2 vol. in-8. Paris, Guillaumin.

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