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CORRESPONDANCE

LE CULTE DE LA FORCE ENTRE NATIONS ET DANS LA QUESTION SOCIALE. PROTESTATIONS DE L'OPINION EN ANGLETERRE.

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Nous sommes autorisés à publier la correspondance suivante, échangée, dans le cours du mois dernier, entre notre confrère M. Frédéric Passy, secrétaire de la Ligue de la Paix (1), et le Rév. Henry Richard, membre du Parlement anglais et secrétaire de la Société de la Paix de Londres. Peut-être, en mettant sous les yeux de nos lecteurs ces réflexions énergiques contre le culte de la force, convient-il de rappeler que ce n'est pas d'aujourd'hui que les signataires de ces deux lettres, et ceux qui pensent comme eux, tiennent le même langage. Nous avons, ici même, en 1870, inséré l'adresse de la Société de la Paix de Londres au sujet de la guerre ; et cette adresse commençait par ces mots : « Ce que nous n'avons cessé de prédire est arrivé. » M. F. Passy avait, de son côté, dès le 15 juillet 1870, dans le trop petit nombre de journaux qui n'étaient pas absolument fermés à toute réclamation contre le fait RÉSOLU, formulé des protestations dans lesquelles il annonçait en termes exprès, et sans réticence aucune, la chute infaillible et prochaine du gouvernement agresseur, la révolution, l'épidémie, la misère et « l'anarchie sociale, » avec tout son cortège de violences et d'horreurs. Nous ne pouvons rien contre le passé; l'avenir seul nous reste, et un avenir bien lourdement chargé par les fautes du passé. Il n'est que juste, et il ne serait que raisonnable peut-être, lorsqu'il s'agit d'atténuer ces charges et d'écarter ces dangers, de se souvenir des avertissements alors inécoutés de ceux qui avaient vu venir le mal et de prendre en conséquence un peu plus conseil de leurs avis pour en éviter le retour.

I. LETTRE DE FRÉDÉRIC PASSY A HENRY RICHARD

Cher ami, j'ai donné ordre de vous adresser quelques exemplaires d'une brochure sur la Colonne qui, je l'espère, obtiendra votre approbation. Je serai heureux de savoir qu'elle vous est parvenue et d'avoir votre avis. Je me ferai un plaisir d'en tenir à votre disposition un plus grand nombre d'exemplaires si vous le désirez.

(1) Ne pas confondre avec l'association formée depuis sous le nom de LIGUE DE LA PAIX ET DE LA LIBERTÉ.

Je serais bien aise aussi de savoir, par vous, ou par l'excellent M. Tallack, quelle est, en Angleterre, l'opinion des gens sages et bien informés, tant sur la situation actuelle de notre pauvre pays, que sur la dernière insurrection de Paris et sur la répression dont elle a été suivie. Sans avoir, bien s'en faut, « pactisé » en quoi que ce soit avec la Commune ni avec ceux qui ont pu exciter ce redoutable soulèvement, j'ai pensé, au début, que la conduite de l'Assemblée et du gouvernement pouvait ne pas avoir été sans influence sur le rapide développement de l'insurrection. J'ai pensé, plus tard, que la répression avait, à plus d'un égard, été aveugle et excessive, et j'ai notamment condamné l'attitude, à mon avis honteuse et véritablement sauvage, de la population versaillaise. L'insulte aux vaincus, les cris: à mort! proférés au hasard et parfois contre des innocents, ces représailles impitoyables et dans lesquelles se montre surtout la férocité de la peur, tout cela est à mes yeux non-seulement un manque de pitié et de justice, mais un manque de prudence. Car le sang appelle le sang, la haine sème la haine, et ceux qui se vengent doivent s'attendre à ce qu'on se venge d'euxquelque jour. Ce que j'ai pu insinuer en ce sens m'a été amèrement reproché par les gens mêmes que j'aime le plus, par des parents, par des amis; et il semble qu'on ne puisse plus comprendre de milieu entre l'extirpation absolue du mal (comme si elle était possible!) et la complicité avec les crimes ou tout au moins avec les théories et les aspirations des insurgés!

D'autre part, j'ai éprouvé pour ces crimes, et pour les idées insensées de destruction et de liquidation sociale dont ces crimes n'étaient que le moyen, une horreur que je n'ai pas besoin de vous exprimer (car elle est de vieille date), et que je n'ai du reste pas cachée. J'ai flétri hautement ces incendies, non-seulement d'édifices publics et de positions stratégiques, mais de maisons particulières; ces massacres d'otages, cette guerre d'extermination déclarée à la richesse, à l'intelligence, aux monuments, à tout ce que le passé a élevé. J'y ai vu, ou j'y ai cru voir, les indices d'une haine et d'une envie qu'ont pu motiver dans une certaine mesure sans doute les abus existants et les inepties des riches et des gouvernements antérieurs, mais qui n'en sont pas pour cela meilleurs. J'y ai vu surtout, et je pense que vous êtes de mon avis, le fruit naturel, inévitable, et dès longtemps annoncé par nous, des surexcitations violentes par lesquelles nous a fait passer la guerre : le mépris de la vie humaine, le besoin de combattre, l'ardeur de détruire, qui font fatalement partie de ce qu'on appelle l'esprit militaire; le dernier degré de la politique de la force, en un mot, empruntée par les ambitieux d'en bas aux ambitieux d'en haut. Mais quant aux faits en eux-mêmes, ils ne m'ont paru que trop certains, hélas! et je sais, par des témoignages incontestables, comment, dans bien des cas, les choses se sont passées. J'ai des amis qui ont été menacés, expulsés, maltraités, qui ont vu brû

ler leur habitation sous leurs yeux et ont dû fuir en chemise ou peu s'en faut. D'ailleurs les insurgés se font gloire de tout cela et se déclarent prêts à faire bien pis. Cependant je vois par des journaux étrangers, par des journaux anglais notamment, et aussi par des correspondances privées, émanant parfois d'hommes sincèrement dévoués à la justice et à la paix, que ces crimes sont ou niés ou attribués mème à l'armée de Versailles, qui les aurait, dit-on, imputés calomnieusement aux insurgés. Est-ce une tactique de Bonaparte, complice évident de la Commune; est-ce un mot d'ordre de l'Internationale, qui se prépare à de nouvelles tentatives plus sérieuses? Et dans quelle mesure l'opinion, la véritable opinion, celle des gens de bien et des gens de bon sens, estelle favorable ou contraire à ces allégations? Voilà, cher ami, ce que j'aimerais à savoir, et sur quoi je vous saurais gré de me faire donner quelques renseignements.

II. RÉPONSE DE HENRY RICHARD A FRÉDÉRIC PASSY.

Vous me demandez quelle est l'opinion des hommes sérieux et éclairés (sober) de notre pays au sujet des derniers malheurs de Paris. Il faut bien vous le dire, il y a une partie, une faible partie seulement, je le crois, de nos ouvriers, dont toutes les sympathies sont pour la Commune. Le comité de l'Internationale de Londres a même publié en sa faveur une brochure fort habile et fort spécieuse dans laquelle, non content de défendre sa cause, il va presque jusqu'à justifier ses actes les plus odieux. Mais cette attitude a excité le mécontentement et le dégoût d'un bon nombre des membres de cette association elle-même, qui ont tenu à répudier avec indignation toute complicité avec de pareilles idées, et ont fait en conséquence rayer leurs noms de la liste des membres.

Quant au reste de nos concitoyens, je crois ne pouvoir mieux vous exprimer leurs sentiments qu'en reprenant les termes dont vous vous êtes servi vous-même dans votre lettre, pour me faire connaître les vôtres. Ils voient avec horreur les actes sauvages par lesquels les membres de la Commune ont saccagé votre belle capitale, et ce dessein formel et avoué d'amener la dissolution de la société; mais en même temps beaucoup d'entre eux pensent que les communards ont dû être, en partie au moins, poussés à ces horribles excès par l'attitude raide et inflexible de Versailles, qui ne laissait aucune voie ouverte au repentir ni à la retraite. Et sans aucun doute (unquestionably) cette opinion est autorisée par les récits qui nous sont parvenus de la manière brutale et impitoyable dont il a été tiré vengeance des insurgés, même après leur défaite et leur soumission. J'ignore jusqu'à quel point ces récits sont exacts; car je remarque que depuis quelque temps les journaux fran

çais sont unanimes à les nier et qu'ils accusent nos journaux et nos correspondants d'exagérer et même d'inventer des traits de cruauté et de barbarie dont il n'aurait jamais été question. En tous cas, ces protestations me paraissent de bons symptômes, en ce qu'elles prouvent que vos compatriotes rougissent des sentiments et des actes dont on les accuse à tort ou à raison.

Pour moi et pour tous ceux qui pensent comme moi, il y a un enseignement à tirer des derniers événements de Paris : c'est que les gouvernements de l'Europe commencent à récolter ce qu'ils ont semé; il n'y a pas autre chose dans ces terribles abus de la force brutale par le peuple. Que font en effet les gouvernements depuis des siècles, sinon enseigner au peuple le culte et l'adoration de la force, de la force brutale, ainsi que vous le dites si heureusement dans votre brochure?

Qui a appris aux masses à mettre leur confiance dans ces agents de destruction, dont elles ont fait un si terrible usage pendant leur règne éphémère dans Paris? Qui les a dressées à ne craindre ni le pillage, ni l'incendie, ni la dévastation, ni le meurtre, pour arriver à leurs fins? Qui, si ce n'est les gouvernements? Eh bien! voici ce que je crains maintenant pour les gouvernements, s'ils ne se hâtent de devenir plus sages: c'est que dans la plupart des contrées de l'Europe, et ailleurs qu'en France, ils ne trouvent en face d'eux, et tournés contre eux, ces instruments mêmes qu'ils ont follement mis dans les mains du peuple pour satisfaire leur égoïsme et les faire servir à leurs desseins ambitieux. Je ne puis vous dire, mon cher ami, combien cette pensée me poursuit. Je voudrais pouvoir la crier aux oreilles de tous, de tous les souverains, de tous les cabinets et de tous les gouvernements de l'Europe.

IMPOT SUR LES VALEURS MOBILIÈRES.

Tours, le 2 août 1871.

Monsieur le Rédacteur, permettez-moi d'ajouter quelques mots à la note que je vous avais remise, le mois dernier, au sujet des nouveaux impôts et que vous avez insérée dans votre livraison du 13 juillet.

Je tiens à constater d'abord que j'avais donné seulement pour titre à cette note: « Les nouveaux impôts » et que je n'ai pas voulu soulever la grosse question de « l'impôt sur le revenu. » Il ne s'agit point, dans ma note, de l'impôt sur le revenu, tel qu'on l'entend ordinairement, c'està-dire d'un impôt général sur les revenus de toute espèce; il s'agit uniquement d'un impôt spécial, déjà établi sur les valeurs mobilières; et je me borne à demander pourquoi on n'augmenterait pas cet impôt, en même temps qu'on tâcherait d'en rendre l'application plus complète.

Vous voyez qu'il n'y a plus ici de principe à discuter, puisque le principe a déjà été admis et que l'impôt existe depuis plusieurs années. La question ainsi posée est donc beaucoup plus simple que si l'on proposait d'établir une taxe snr tous les genres de revenu. Elle est aussi beaucoup moins controversable, car l'établissement d'une taxe sur certains genres de revenu pourrait avoir des inconvénients graves et rencontrerait dans la pratique des difficultés sérieuses. L'expérience prouve au contraire qu'il est facile de percevoir un impôt sur les valeurs mobilières, ou du moins sur une grande partie de ces valeurs ; et on ne ferait rien d'exorbitant en élevant cet impôt à 6 0/0 du revenu, alors que l'impôt foncier atteint en moyenne 10 010. Je persiste donc à penser qu'on peut trouver, dans l'augmentation de l'impôt sur les valeurs mobilières, plus sûrement et plus facilement que partout ailleurs, une compensation aux mécomptes que tout le monde prévoit dans les évaluations de M. Pouyer-Quertier.

Je suis peu touché de cette considération que l'impôt n'atteindrait pas toutes les valeurs et que des revenus de diverses natures en resteraient exempts. Il faut chercher où l'on peut trouver et frapper où l'on est sûr de se faire ouvrir. Au fond, tous les impôts sont et doivent être des impôts sur le revenu; mais le revenu peut être atteint directement ou indirectement. Dans certains cas, la voie directe semble préférable, dans d'autres, elle deviendrait périlleuse. Ainsi, par exemple, il serait à peu près impossible de répartir équitablement, chez nous, un impôt sur les revenus professionnels. Cependant, la retenue qu'on va faire sur les appointements des fonctionnaires n'est pas autre chose qu'un impôt sur leur revenu professionnel. Mais ici, ce revenu est connu exactement et se perçoit sans difficulté et sans frais. Par cela même il devient acceptable. Si, au contraire, on voulait percevoir un impôt sur le revenu professionnel des commerçants, des artistes, des hommes de lettres, on tomberait dans l'arbitraire et presque daus l'absurde. Défions-nous donc des règles trop absolues. L'impôt sur le revenu est juste en principe, mais il ne suit pas de là que l'Etat doive l'appliquer dans tous les cas indistinctement. De nombreuses exceptions sont inévitables en fait et se justifient parfaitement devant la raison. Qu'on perçoive l'impôt directement toutes les fois que le revenu est connu avec précision et que la perception est facile, à la bonne heure. Dans tout autre cas, je crois qu'il vaut mieux y renoncer et se contenter de ce qu'on peut obtenir au moyen des impôts indirects.

Veuillez agréer, etc.

LÉON.

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