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l'un et l'autre faisaient le contraire en 1829, sous le ministère Martignac. D'où vient donc ce changement de rôle? Serait-ce que depuis quarante ans, les principes et les conditions vitales de notre pays sont modifiés du tout au tout? Nous ne le pensons pas. Ce changement de rôle, la division des esprits sur une question aussi capitale et aussi essentielle que celle de la décentralisation, nous sont autant d'indices d'un défaut complet de connaissances politiques pratiques et de cette décadence politique dont la conduite de tous les partis à l'Assemblée nationale nous donne journellement des preuves. Tous çes partis sans en excepter un, ont oublié leurs principes essentiels ou n'en ont pas de définis. Aussi vont-ils au gré de leurs sentiments, des circonstances, des préjugés et du moment. Aussi tous les hommes sensés sont-ils soucieux et inquiets; ils sentent que le pays est ivré à des caprices et tout leur semble à redouter, « l'âge d'or du moyen âge, comme « l'âge d'or » d'une utopie.

La centralisation et la décentralisation constituent une de ces questions dont la solution est pendante, avec des noms différents, dans toutes les contrées du monde et restera pendante, tant qu'il y aura des tempéraments divers, des nations, des idées exclusives et des États. En Allemagne, c'est l'unité et le particularisme; en Espagne comme en Italie, c'est l'unité et la fédération; en Belgique et en France, la centralisation et la décentralisation; en Angleterre, ce sont les droits de la Couronne et les franchises locales; aux États-Unis, ce sont les républicains et les démocrates; au fond, c'est l'émancipation de l'individu ou l'absorption par l'État des droits individuels, ou, en d'autres termes, c'est la liberté des membres de la société, ou leur soumission à des lois et à des pratiques qui ont pour objet de donner à l'État « ses coudées franches » et de le renforcer. S'il existe des questions insolubles, celle-ci en est bien une. Elle dépend en effet de tant de causes, et de causes si variables, que résolue dans un sens aujourd'hui, elle peut être remise en question demain et résolue dans un autre. Elle dépend d'abord du tempérament et de la nature de l'esprit national: c'est pourquoi nous voyons des pays centralisés et d'autres qui ne le sont pas; elle dépend encore du développement intellectuel et moral d'un peuple, ainsi que de ses conditions politiques : c'est pourquoi nous voyons tel peuple passer d'un régime centralisé à un régime décentralisé et vice versa; elle dépend enfin de la constitution de l'État, laquelle diffère avec les circonstances politiques et les aspirations réelles, c'est-à-dire, les destinées d'une nation.

Avant d'aborder la décentralisation que visait la loi sur les conseils généraux, l'Assemblée nationale aurait dû traiter toutes ces questions préliminaires dans leur rapport avec notre pays. Mais

elle ne l'a pas fait. Quatre ou cinq intelligences d'élite étaient seules capables d'y discuter cette loi au point de vue élevé des principes. Une quasi-abstention leur a semblé préférable. Peut être ontils craint de n'être pas écoutés ou de n'être pas compris. On a mieux aimé s'adresser aux passions de l'Assemblée qu'à son savoir et à sa raison. Le plus grand nombre des députés après juillet 1830, février 1848, décembre 1851 et septembre 1870, est animé d'une haine aussi aveugle qu'immodérée à l'égard de Paris. On a trouvé plus commode d'exploiter cette haine en faveur d'une loi qui, dit-on, laissera Paris isolé en cas de révolution. De cette façon, une majorité a été acquise. Pour la minorité, composée en très-grande partie de la gauche, elle ne se décida que sur l'attitude de la droite. Voyant son ardeur à voter cette loi, elle conclut qu'elle devait porter préjudice au parti républicain et vota contre. Ou nous nous trompons fort, ou cette loi aura un effet tout à fait inattendu de ceux qui l'ont votée comme de ceux qui l'ont combattue.

II

Nous ne voulons pas discuter ici cette question de la décentralisation au point de vue auquel nous aurions voulu l'entendre traiter dans l'Assemblée nationale. Nous n'en avons ni le temps, ni l'espace, ni surtout les vastes connaissances qui seraient nécessaires. Notre intention est plus modeste. Nous nous proposons simplement de l'exposer telle qu'elle a été exposée à l'Assemblée, nous contentant de reproduire et de grouper les arguments relatifs, empruntés au moment, aux circonstances, au courant de l'opinion, qui ont été avancés dans le cours de la discussion de la loi sur les conseils généraux. Ce sera un résumé de cette longue et laborieuse discussion. Nos lecteurs ayant le pour et le contre sous les yeux, pourront mieux apprécier et se faire plus facilement une opinion, s'ils n'en ont une déjà, sur ce qu'on appelle la décentralisation.

On sait quelle était l'organisation administrative à laquelle la loi nouvelle va porter un premier coup: - L'État est tout, et fait tout, et sans son autorisation, rien ne se peut faire; les affaires qui regardent exclusivement la commune, le canton ou le département, dépendent absolument de lui. — Cette organisation resta jusqu'aujourd'hui telle que Napoléon Ier l'avait établie. Jusqu'aux dernières années du second empire, elle souleva peu de plaintes, et n'attira l'attention que de rares publicistes. Etait-on plus discipliné, en sorte que le joug de l'État paraissait insensible? Nous ne le croyons pas. Notre opinion est, au contraire, que cette organisation était animée d'un tout autre esprit : elle ne dominait pas despotiquement les in

térêts locaux, elle ne leur substituait point la volonté du pouvoir central. Loin de là son rôle semblait tout différent; à la voir fonctionner, chacun pensait qu'elle avait été instituée uniquement pour surveiller l'exécution des lois votées par les représentants du pays, enregistrer les volontés des localités et leur faire donner satisfaction. L'État avait bien tous les droits, mais ces droits exercés par le ministère, sous l'œil du parlement et dans le sens du bien public, avec toutes sortes de ménagements, paraissaient plutôt, dans la pratique, des marques de déférence envers l'État que des droits effectifs, lui permettant de s'ingérer en tout et de parler en maître absolu. Nous le répétons, ces droits semblaient être, au fond, un témoignage de déférence envers l'État, et chaque citoyen les regardait comme des garanties établies dans l'intérêt des localités elles-mêmes.

On sait l'usage qu'en fit le second empire. Cette organisation ne fut pour lui qu'un instrument de compression et de despotisme dont il usa au mieux de ses intérêts dynastiques. Il s'en servit si bien, que dans le moindre village, pénétra l'idée que le Conseil municipal était seul compétent pour les affaires communales, et que, seul, il en devait avoir la gestion; et que les Conseils généraux réclamèrent également pour eux l'expédition des affaires exclusivement départementales. Ainsi on pouvait détourner cette organisation de son but primitif et l'employer contre les intérets du pays. En dehors de ce grave défaut que le second empire avait mis en évidence, elle en avait un autre, c'est qu'elle simplifiait singulièrement les entreprises d'une conspiration ou les embarras d'un mouvement populaire heureux dans la capitale. Il suffisait, en effet, d'être maître de Paris, pour être maître de la France. La province, sans cohésion et sans volonté, habituée à n'agir et à ne penser que par le fonctionnaire, était incapable de faire la moindre opposition; pour ce dernier, il s'efforçait de se mettre au mieux avec le gouvernement nouveau et n'hésitait pas un seul instant à exécuter ses ordres. Aussi une révolution étaitelle facile et rapide et coûtait-elle relativement peu de sang.

La loi sur les Conseils généraux que suivront certainement des lois sur le canton et sur la commune, doit réformer entièrement cette organisation. Dans l'esprit de ceux qui l'ont patronée, elle doit rendre aux localités les affaires locales. Mais la grande majorité de ceux qui lui ont accordé leur suffrage, y voient surtout une satisfaction au sentiment qui les agite, et, qu'en dehors de paroles et d'autres actes, les propositions Ravinel et Treveneuc ont clairement manifesté : ils pensent qu'elle permettra d'organiser la province contre Paris. Quoi qu'il en soit, cette loi laisse au département la plupart des affaires départementales, et à côté du préfet, elle institue un pouvoir encore à l'état embryonnaire, qui, dans la suite, absorbera une grande portion des attributions préfectorales,

pour ne laisser à l'agent du pouvoir dans le département que celles qui regardent exclusivement l'État.

Sur ses points essentiels, cette loi a eu la majorité. Mais la minorité a été respectable. Cette minorité semble au fond portée à conserver l'ancienne organisation, tout en se réservant de la rendre, dans la pratique, équitable et insensible au pays. On peut avouer, sans craindre de se tromper, que beaucoup de personnes pensent comme elle dans le public, et ont approuvé son vote contre la loi.

Parmi ces partisans de la centralisation, il y a une distinction à faire selon le point de vue auquel chacun d'eux se place. Les uns ne voient que le bien de l'État. Ils veulent que l'État, la raison d'État, l'intérêt de l'État dominent tout le pays, et ils croient fermement qu'ils ne peuvent dominer qu'à la condition pour l'État d'être partout et d'autoriser tout ce que les représentations communales ou départementales font ou décident. Ils croient enfin qu'en abandondonnant ces différents corps publics à eux-mêmes, ils en viendront à considérer exclusivement leur intérêt particulier, à acquérir une grande indépendance, en sorte que la France pourrait à la longue se diviser et se fédéraliser. D'après eux encore, la majorité de la commune ou du département opprimerait la minorité, et il est absolument nécessaire de donner à l'État le droit d'empêcher le « despotisme de clocher», mille fois plus insupportable que le despotisme d'un pouvoir central éloigné.

Les autres se défient de la province. Ils s'imaginent que ses instincts patriotiques, s'ils existent, sont peu développés, et que, laissée à elle-même, elle retomberait dans un égoïsme abject. «S'il dépendait des localités, disent-ils, le progrès général du pays serait impossible. Une partie de la France avancerait, tandis que l'autre resterait stationnaire ou reculerait dans le passé sous la conduite du clergé et de la noblesse dont l'influence n'est pas encore entièrement détruite. Il se formerait ainsi une scission profonde dans notre pays, scission qui pourrait un jour avoir ce résultat déplorable d'amener la guerre civile, comme sous la Convention, lorsqu'il y aurait une mesure ou une loi à appliquer. Sait-on jusqu'où retourneraient certaines contrées de la France, si elles étaient livrées aux seuls conseils de leur esprit, de leurs instincts, de leurs préjugés et de leurs influences! Aussi préférons-nous voir tout dans les mains de l'État. Ce dernier, devant l'Europe, n'osera jamais rétrograder; ne pouvant agir qu'au grand jour, devant ainsi se conduire d'une façon raisonnable et raisonnée, il ne pourra jamais repousser pendant longtemps les conseils de la science et de la raison : la presse des villes saura le contenir et le pousser en avant; tout progrès se réalise de la sorte d'un bout de la France à l'autre ».

Voilà, en résumé, les argumentations sur lesquelles s'appuient ceux qui voudraient conserver l'organisation de Napoléon Ier. Les uns ne voient que l'intérêt de l'État, les autres que celui du progrès. Nous allons exposer les objections qui leur sont adressées et les examiner une à une.

III.

Voici la réponse qui est faite à ceux qui ne considèrent que l'État.

<«<La centralisation entraîne fatalement l'augmentation du nombre des fonctionnaires. Or, il suffit d'avoir réfléchi quelque peu sur le présent de notre pays pour savoir que le fonctionnarisme l'épuise. Le pouvoir dont dispose le fonctionnaire, la considération dont il jouit, ses émoluments assurés et qui ne dépendent ni du bon plaisir, comme dans une administration privée, ni du chômage ou d'un alea quelconque, comme dans le commerce ou l'industrie, tous ces avantages, de nature diverse, exercent sur l'esprit absolu de notre race un déplorable attrait. Indépendamment du budget qu'il grossit, le fonctionnarisme comme un nouveau minotaure absorbe la jeunesse et l'intelligence de la nation, au grand détriment du progrès industriel et commercial. La décentralisation lui portera un coup décisif et lui enlèvera son influence délétère. Les dépenses seront moindres, on pourra rétablir l'équilibre du budget, le nombre des fonctionnaires sera diminué, sans que les services publics aient à en souffrir. Il est évident que, loin d'y perdre, l'État n'y pourra que gagner.

D'autre part, pourquoi les affaires du département et de la commune seraient-elles sous la dépendance de l'État, c'est-à-dire, de son agent, le préfet ? Les délégués cantonaux pour les premières, ceux de la commune pour les secondes, sont mieux à même que le préfet de connaître la volonté de leurs électeurs et les moyens d'y faire face. Quand tout varie d'un canton à l'autre, et souvent d'une commune à l'autre, un préfet n'a pas le temps de tout voir et de tout apprécier. Il doit juger par ses bureaux, et si ceux-ci ne sont pas mieux renseignés que lui, ce qui arrive, hélas! trop souvent, il est amené à décider d'après des idées générales ou absolues, et porte ainsi préjudice aux intérêts des communes et du département s'ils se trouvent dans des conditions spéciales. Un pareil pouvoir n'a pas seulement pour inconvénient une administration funeste, mais, en forçant les citoyens à solliciter ce à quoi ils ont droit, abaisse l'esprit public; en faisant dépendre la solution d'une affaire du bon plaisir, et non d'uné conviction que l'on aura fait pénétrer dans l'esprit de la localité, on détourne les citoyens de l'étude des.

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