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Mais, objecte-t-on, la science proclame des principes dont l'application immédiate rencontrerait des résistances, des oppositions invincibles. Eh bien! ce n'est pas la faute de la science si le passé, précisément parce qu'il manquait de lumières, a laissé se constituer et s'enraciner des intérêts plus ou moins inconciliables avec les exigences du bien public. Son rôle à elle consiste à prouver la vérité des principes qu'elle proclame, à montrer quels avantages en produirait la mise en pratique, en un mot à signaler le but à atteindre. Quant aux moyens d'arriver à ce but, c'est à l'art à les découvrir et à les employer. C'est à lui qu'incombe le soin de tenir compte des faits du moment, de régler prudemment les transitions, d'accomplir son œuvre de manière à ce qu'elle n'entraîne ni secousses désorganisatrices, ni ruine pour des situations et des intérêts qui, nés et développés sous l'empire de règles dont les vices n'étaient pas aperçus aux époques antérieures, ont droit à des ménagements. L'art consulte la politique, se soumet dans une certaine mesure à ses exigences et ne procède que dans les limites de ce que l'état présent des esprits et des choses rend possible.

Maintenant, il s'agit de l'enseignement de l'économie politique; on a pensé que, pour obtenir l'appui des pouvoirs publics, il serait. sage de ne pas insister sur les parties de cet enseignement qui peuvent déplaire aux gouvernements, à raison de ce qu'elles affirment, en matière de commerce et d'impôts surtout, des principes qui ne sont pas les leurs, et qu'en conséquence il conviendrait de rédiger et de proposer un manuel, un formulaire nouveau qui laisserait à l'écart ou se bornerait à indiquer, sans les résoudre complétement, les questions dont les solutions économiques ne sont pas en harmonie avec les projets et la pratique des hommes qui régissent l'État. Il n'y a rien à retrancher de ce qu'enseigne la science; les manuels sont nombreux; il y en a d'excellents, et grâce à la clarté des expositions, au bon ordre dans lequel sont rangées les matières, à la rectitude des raisonnements, celui de M. Joseph Garnier suffirait à tous les besoins de l'enseignement. D'un autre côté, ce serait abaisser la science, autoriser des doutes sur la vérité des préceptes qu'elle proclame, la mutiler que de consentir à ce qu'on n'en enseigne que telles ou telles parties. Que les professeurs mettent de la prudence, du tact dans leur langage, rien de mieux. Aller au-delà de ce que réclament les convenances du moment, ce serait sacrifier à des préjugés, à des préoccupations entretenues par l'ignorance même dont on se plaint, et se priver des moyens de la faire reculer et de restreindre la portée des maux qu'elle entraîne ou laisse subsister.

M. Anatole Dunoyer demande aussi à combattre la proposition de M. Léopold Javal.

L'idée d'inviter la Société d'économie politique à nommer une commission qui serait chargée de rédiger un programme de l'enseignement économique, semble impliquer pour les économistes l'obligation de prouver que la science qu'ils cultivent est bien réellement une science. C'est ce dont on douterait moins dans le public si nous ne paraissions pas quelquefois en douter nous-mêmes. Que les personnes qui ignorent l'économie politique aient besoin d'une démonstration à cet égard, cela est concevable; mais ne serait-il pas quelque peu étrange qu'au sein de la Société d'économie politique on consentît à admettre cette prétendue nécessité d'une démonstration qui depuis longtemps n'est plus à faire? De même qu'on démontre le mouvement en marchant, les économistes, pour prouver le caractère positif des doctrines qu'ils enseignent, ont employé la bonne méthode; ils ont tout simplement constitué la science. Le programme de l'enseignement économique est tout fait; il est dans l'œuvre des maîtres. Non pas, assurément, que les maîtres n'aient jamais erré; mais pourquoi se montrerait-on, pour l'économie politique, plus exigeant que pour les autres sciences, la physique, la chimie, par exemple? Comme toutes les autres sciences, l'économie politique est en voie de formation continue; les erreurs qui y ont d'abord tenu, ou qui y tiennent encore la place de la vérité, en ont été et en seront éliminées peu à peu par l'effet de ce progrès, tantôt lent, tantôt rapide, mais ininterrompu, qui peut être observé dans toutes les branches du savoir de l'homme. Reste que la science économique est aujourd'hui composée d'une somme déjà considérable de propositions générales qu'on ne discute plus, et qui, incontestées, sont tenues pour incontestabies. L'autorité d'une commission, quelle qu'elle fût, n'ajouterait absolument rien au caractère de certitude de ces propositions. Nous n'avons pas besoin d'autre programme que celui là; il laisse subsister une marge suffisante pour donner aux esprits investigateurs et entreprenants l'occasion de se signaler par de nouvelles découvertes: le champ n'est que trop vaste pour toutes celles qui restent à faire.

En second lieu, M. Anatole Dunoyer voudrait voir cesser cette confusion entre l'art et la science, que l'on commet fréquemment lorsqu'il s'agit de matières économiques, et que M. Javal n'a pas évitée.

L'économie politique n'est pas à la fois une science et un art; elle n'est nullement un art: elle est uniquement une science. L'art, en matière économique, consiste dans l'application judicieuse, habile, toujours proportionnée aux circonstances de temps, de lieu, etc.,

que l'on peut faire des données fournies par la science. La pratique de cet art appartient en propre aux hommes d'État. Assurément rien n'empêche que tel ou tel économiste ne soit un homme d'État, mais les économistes, en tant qu'économistes, n'ont point d'applications à faire; ils ont des faits complexes à analyser, des phénomènes déterminés à observer, dans le dessein d'atteindre, par la voie de l'induction, à la connaissance des lois qui les gouvernent. Ce qu'il faut souhaiter, c'est que les hommes d'État qui ont mission d'exercer cet art des applications soient aussi bons économistes que possible. C'est là un vœu qui, en France, n'a jamais été plus impérieusement dicté par la nécessité qu'aujourd'hui, car ce n'est plus seulement la prospérité, c'est l'existence même de la nation qui en dépend. Or, la Société sait si ce vœu est prêt d'être rempli, et s'il y a, dans notre pays, surabondance d'hommes d'État qui soient en même temps de bons économistes. Jamais donc l'opportunité des mesures les plus propres à assurer la diffusion des connaissances économiques par l'enseignement n'a été plus manifeste qu'en ce temps-ci.

M. Georges Renaud n'est partisan d'aucune espèce de programme, d'abord parce que c'est inutile, ensuite parce que ce serait donner à la Société un caractère de secte, qu'elle doit à tout prix éviter. Ceux qui veulent enseigner n'ont qu'à prendre les bons traités didactiques que nous avons, comme l'a dit M. H. Passy. Ils y trouveront un programme tout tracé; il n'y a pas de désaccord entre les économistes sur les éléments fondamentaux de la science. Quant à l'opportunité de répandre l'enseignement économique, elle est plus grande que jamais. Pour son compte, M. Renaud est dans l'intention de demander à M. Jules Simon de reprendre cette année, à la Sorbonne, le cours d'économie politique qu'il y avait commencé en 1870. S'il a besoin, pour réaliser ce projet, du concours du gouvernement, c'est à cause de la salle, et ce ne serait pas une lourde charge pour le budget.

M. Mannequin proteste aussi contre l'idée d'un programme formulé par la Société d'économie politique. Ce qui distingue, dit-il, l'économie politique comme science morale et politique, c'est le soin qu'elle a toujours pris de réclamer la liberté pour l'application des forces humaines à l'industrie, au commerce et même à l'enseignement. Or, ce serait se mettre en contradiction avec elle-même que de se personnifier en quelques individualités, si grandes qu'elles fussent et de s'enfermer dans un programme. Un programme émis en son nom ressemblerait à une confession religieuse, à une espèce de

syllabus, et certainement elle y perdrait. Elle a déjà assez d'adversaires malveillants; il ne faut pas lui en susciter davantage par une démarche inconsidérée.

Ce qui caractérise la science, dit M. Mannequin en terminant, c'est la liberté et l'universalité. Un programme enchaîne la liberté et constitue une école qui n'a jamais l'étendue de l'universel.

MM. Clamageran et Frédéric Passy, présentent quelques observations dans le même sens.

M. Batbie, professeur d'économie politique à la Faculté de droit, député à l'Assemblée nationale, pense aussi qu'un programme, qu'il émane d'une société ou d'un individu, ne peut avoir que la valeur d'un document; il ne saurait avoir d'autre autorité que celle de sa valeur scientifique. Si la société nommait une commission pour faire le travail que demande M. Javal, il pourrait sortir de cette élaboration d'excellents résultats, mais certainement les professeurs d'économie politique n'auraient pas une indépendance moindre dans l'avenir que dans le passé. La liberté scientifique cesserait d'exister si elle était enfermée dans un réseau de lignes invariables.

M. Batbie fait ensuite connaître les motifs qui ont fait placer à la Faculté de droit la chaire d'économie politique. En Allemagne, cet enseignement appartient à la Faculté de philosophie, et cette classification est conforme aux origines de la science, puisque l'économie politique a été fondée dans une chaire de philosophie morale par Adam Smith. Mais, en Allemagne, les facultés de philosophie ont des élèves astreints à suivre des cours, tandis que chez nous les facultés des lettres n'ont que des auditeurs de passage. Pour avoir un auditoire fixe, il n'y avait pas d'autre moyen à employer que de faire faire cet enseignement par la Faculté de droit, d'autant mieux que l'économie politique, sans être précisément une branche du droit, se rattache cependant à l'étude de la législation par de nombreux points de contact. Il fallait aller plus loin qu'on ne l'a fait et faire entrer l'économie politique dans les matières de l'examen. L'enseignement, si cette mesure avait été prise, aurait été dix fois plus fécond, parce que chaque élève aurait, à son tour, été capable de devenir un propagateur. Ce qu'on peut, d'après M. Batbie, faire de plus efficace pour la diffusion de la science, c'est assurément de rendre le cours obligatoire au moyen de l'examen.

M. Joseph Garnier appuie la proposition de M. Courtois et ne croit pas, avec M. Passy et d'autres membres, qu'il soit nécessaire de faire un programme quelconque. La question de l'enseignement de l'économie politique a franchi les difficultés qui préoccupent l'ho

norable M. Javal. M. le ministre de l'instruction publique est économiste, et il n'y a pas besoin de lui répéter ce qu'il disait si bien lui-même, il y a six ans, à M. Duruy lorsque le Bureau de la Société fut introduit auprès de ce dernier par MM. Jules Simon et Léopold Javal, alors membres du Corps législatif.

Les difficultés ne peuvent provenir que des influences protectionnistes. Or il y a, en dehors de la question de liberté commerciale, mille raisons favorables à l'enseignement des saines notions d'économie politique que l'on peut invoquer auprès du gouvernement actuel, et spécialement auprès de M. le Président, pour obtenir quelque chose de plus que ce qu'a donné M. Duruy.

Ce dernier a créé l'enseignement économique dans quelques écoles de droit, ce qui a déjà valu à la science de vaillants propagateurs, tels que MM. Batbie à Paris, Rozy à Toulouse, etc. Mais, dominé par le conseil de l'instruction publique, il n'a pu rendre les leçons obligatoires pour les élèves. Il y aurait à compléter ce qui a été fait, en généralisant l'enseignement dans toutes les facultés, en lui donnant la même importance qu'aux autres parties. Il y aurait à constituer un cours définitif à l'école normale, en ce moment dirigée par un homme de science et de bon sens, l'honorable M. Bersot. Il y aurait à transporter à la faculté des lettres de Paris (en attendant un cours dans toutes les autres facultés) la nouvelle chaire qui est une superfétation au Collège de France. Il y aurait à recommander de nouveau à tous les professeurs d'histoire d'apprendre de plus en plus l'économie politique pour voir plus clair dans les faits qu'ils ont à raconter et à apprécier. Il y aurait surtout à introduire des leçons d'économie ou d'organisation sociale dans ces fameux cours de philosophie, si justement critiqués par les adversaires de l'Université. Il y aurait à faire de même dans les écoles normales primaires, d'où sortent les instituteurs qui pourraient donner à leur tour des notions exactes à leurs élèves.

Tout cela pourrait se faire, pour ainsi dire, sans augmentation de dépenses; et en très-peu de temps, il se serait produit un assez grand nombre de professeurs capables de cet enseignement. M. Garnier croit aussi que le professorat improvisé est une excellente manière de s'instruire; elle a bien quelques-uns des inconvénients signalés par M. Villiaumé, mais elle est la seule à employer dans l'état actuel.

Sur la proposition de plusieurs membres, M. le président est prié d'entretenir M. le ministre de l'instruction publique de cette conversation.

Après ce vote, la Réunion, sur la proposition de M. Joseph Garnier, examine la question suivante.

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