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sition aboutit alors au rationnement. Dans l'un et l'autre cas, mais dans le second surtout, il importe de respecter les provisions de ménage. Pour les atteindre, on serait obligé d'avoir recours aux visites domiciliaires qui exigent un personnel énorme, le plus souvent choisi à la hâte et donnent lieu à toutes sortes d'abus. Il importe aussi de ne pas requérir les objets qui sont susceptibles d'être dispersés par petites quantités; si on les requiert, ils disparaissent, passent secrètement de main en main, s'enfouissent et quelquefois se gâtent sans que personne en jouisse.

Les taxes, au premier abord, paraissent moins inoffensives et plus commodes que les réquisitions. Elles ne violentent pas brutalement ceux qu'elles frappent, elles leur laissent la garde de leurs marchandises, avantage considérable, car ils les soignent beaucoup mieux que ne pourraient le faire les agents de l'autorité. Mais leur efficacité est médiocre et elles font bien vite place à des mesures plus radicales. En effet, si elles sont très-modérées, c'est-à-dire si elles s'écartent peu du prix courant, elles sont presque inutiles. Elles réfrènent peut-être les spéculations à la hausse par trop ardentes; elles ne donnent pas à bon marché ce qui est cher. Si au contraire elles établissent un tarif très-bas, elles deviennent promptement inapplicables; on s'ingénie de mille manières à les éluder et la surveillance la plus minutieuse ne réussit pas à déjouer les fraudes que commettent les débitants ayant pour complices une partie de leur clientèle. Quand, par un heureux concours de circonstances, la taxe réussit à contenir la hausse, elle a alors un autre inconvénient qui est d'exciter la consommation et par suite de compromettre les ressources de la ville investie; non-seulement on ne consomme pas moins, mais on consomme plus qu'en temps ordinaire, la denrée taxée servant de succédané à d'autres qui ne le sont pas; c'est ainsi qu'on a vu le pain donné aux chevaux en guise d'avoine. Les taxes, comme les réquisitions, aboutissent tôt ou tard au rationnement.

De ce qui précède, il résulte qu'il ne faut taxer ou requérir, pour les besoins de la consommation privée, que les choses susceptibles d'être distribuées par voie de rationnement. Or, le rationnement est une mesure essentiellement égalitaire; il n'est possible que si les choses rationnées existent en quantité suffisante pour être partagées entre tous; ce qui exclut toutes les denrées qui n'entrent pas habituellement dans la consommation populaire. Il n'y a qu'une exception à cette règle, c'est le cas où l'on réserve certaines denrées à certaines catégories de consommateurs qui méritent une sollicitude particulière, par exemple aux blessés, aux malades, aux enfants, mais il faut avoir soin de bien déterminer ces catégories; et,

quelque soin qu'on prenne à cet effet, la faveur et l'intrigue obtiennent trop souvent ce qui est dû à la faiblesse de l'âge ou à la souffrance.

Le rationnement suppose toute une série d'opérations préliminaires qui demandent à être préparées longtemps à l'avance, telles que relevé exact des denrées à distribuer, recensement des personnes, choix des locaux et des agents de distribution, confection des cartes individuelles. Une fois organisé, des efforts constants sont nécessaires pour le perfectionner dans ses parties défectueuses, et surtout pour empêcher les habiles de faire tourner à leur profit les vices du système.

On eût évité bien des fautes si l'on eût aperçu dès le principe le point extrême où il fallait pousser l'intervention administrative, afin de la rendre efficace et les limites rationnelles qu'il convenait de lui assigner. Des mesures autoritaires étaient indispensables; il les fallait énergiques et radicales, mais restreintes dans leur application à un petit nombre d'objets. Toute autre, malheureusement, était la tendance de l'opinion publique.

De toutes parts on réclamait les taxes et les réquisitions avec une ardeur que nous avons peine à comprendre aujourd'hui. Dans certains clubs on demandait le rationnement universel. Tout le monde n'allait pas jusque-là; mais dès qu'on voyait une denrée se raréfier, dès que les prix montaient, on s'adressait au gouvernement, on le pressait d'intervenir. On ne s'inquiétait ni des inconvénients de la perquisition, ni des difficultés de l'emmagasinage et de la distribution, ni des résistances que les tarifs officiels devaient susciter. On semblait croire à l'effet magique des formules autoritaires. A des degrés divers, la même impatience, la même ignorance, la même naïveté se retrouvaient dans tous les partis, dans toutes les classes de la société. Chose étrange! les aspirations des socialistes, qui sont parfois légitimes, excitent la plus vive répulsion au sein de la bourgeoisie; mais les préjugés, les erreurs, les fausses conceptions, qui sont la base de leurs doctrines, ont pénétré partout et gâtent les meilleurs esprits. J'ai reçu pendant le siége plusieurs milliers de lettres, la plupart ayant trait aux subsistances: une seule demandait la levée d'une réquisition; les lettres, en sens contraire, se compteraient par centaines. Dans les assemblées des maires et adjoints où siégeaient tant d'hommes distingués, quelques-uns éminents par leurs facultés intellectuelles, les mesures les plus rigoureuses étaient sans cesse sollicitées, accueillies par des transports de joie après le vote. Les conseillers improvisés, les donneurs d'avis qui nous accablaient de leurs visites, jour et nuit, parlaient dans le même sens, avec une force de conviction véritablement effrayante.

La presse quotidienne n'était guère mieux avisée. Ici, cependant, il faut faire quelques exceptions, au nombre desquelles je citerai en première ligne les articles de M. Jacques Siegfried, et ceux de M. Molinari. Les premiers nous furent fort utiles, d'autant plus qu'ils amenèrent leur auteur à nous prêter, d'une manière plus directe, un concours aussi loyal qu'éclairé. Quant aux articles de M. Molinari, très-justes au fond, ils renfermaient une formule un peu dure, qui devint aussitôt impopulaire et fut exploitée contre les économistes : « Le rationnement par la cherté » ne pouvait être proposé qu'avec beaucoup de réserves. La cherté diminue le nombre des participants; elle ne diminue pas toujours les parts.

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Il faut nourrir, par un moyen quelconque, ceux qu'elle exclut. - Elle doit avoir pour correctif le rationnement égalitaire appliqué à certaines denrées, et même les distributions gratuites. Ces réserves étaient faites par l'honorable écrivain, mais elles n'étaient pas inhérentes à la formule, qui circulait toute seule et ne faisait qu'aviver les passions.

Au milieu de l'entraînement général qui portait vers les mesures autoritaires, on ne songea que très-tard à la plus urgente de toutes: le rationnement du pain était relégué au nombre des hypothèses chimériques; on l'envisageait comme une sorte de spectre, avec un mélange de dédain et d'effroi ; on le jugeait presque impraticable; on se berçait de la douce illusion qu'il serait inutile d'y recourir.

Un pareil état de l'opinion publique ne pouvait manquer d'exercer son influence sur le Gouvernement issu de la révolution du 4 septembre. Il faut en tenir compte pour juger équitablement les mesures prises à cette époque. Ajoutons qu'on n'avait pas alors l'expérience, que nous avons, hélas! si bien acquise aujourd'hui, et que le travail administratif, entravé déjà par la complication des rouages politiques, était troublé à tout instant par les excitations inséparables des grandes crises; chacun croyait avoir une recette infaillible pour sauver la patrie, et tenait à l'exhiber. Je ne parle pas des émeutes: il n'y en eut que deux.

La taxe du pain et la taxe de la viande ouvrent la série des mesures exceptionnelles, le rationnement du pain (19 janvier) la ferme. Dans l'intervalle se placent la réquisition des farines, des céréales et des bestiaux; l'établissement des boucheries municipales, le rationnement de la viande, la réquisition des chevaux, des pomines de terre, de la charcuterie, de la houille, des bois de boulange, des bois de chauffage, et la taxe du sucre.

Diverses denrées appartenant à l'État ou à la Ville, soit par suite. d'achats au dehors antérieurs au siége, soit par suite de réquisitions, ou même d'achats à l'intérieur, furent distribuées à prix

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d'argent par l'intermédiaire des mairies. Parmi elles figuraient le riz, les haricots, les pommes de terre, les fromages, le charbon de bois, l'huile, la graisse. Les mêmes denrées donnèrent lieu aussi à des distributions gratuites faites par l'intermédiaire des bureaux de bienfaisance, des fourneaux économiques et des cantines municipales. Les bons de pain étaient très-nombreux, si nombreux qu'ils devinrent avant le rationnement l'objet d'une spéculation odieuse; après les avoir accumulés, on les présentait brusquement, et l'on épuisait tout à coup une boulangerie, comme on épuise une banque pour la faire sauter.

La taxe du pain, arrêtée d'accord avec les syndics de la boulangerie, ne souleva aucune difficulté. Il en fut autrement de la taxe de la viande; elle rencontra de la part des bouchers une résistance opiniâtre, qui ne put être vaincue que par la création des boucheries municipales. Il est évident du reste que ni le prix du pain, ni le prix de la viande, ne pouvaient rester libres, puisque l'État four

nissait les farines et les bestiaux.

La taxe du sucre n'était pas justifiée par des motifs aussi impérieux. C'était cependant une de celles que le public réclamait avec le plus d'insistance. Nous résistâmes longtemps. Une hausse assez forte, qui se manifesta vers la fin de décembre, nous fit céder. Les syndics de l'épicerie nous proposèrent un tarif très-raisonnable, qui tendait à modérer les spéculations plutôt qu'à gêner le commerce. Ce tarif adopté par le maire de Paris (M. Jules Ferry), passa le lendemain à l'Officiel, avec des modifications qui en dénaturaient le caractère. On avait augmenté, un peu à la hâte, l'écart entre le prix légal et le prix réel. De là plainte des consommateurs qui ne pouvaient plus trouver de sucre, et de la part des épiciers une véritable avalanche de réclamations. Ces derniers allaient même jusqu'à demander une indemnité: ils voulaient être comptés parmi les victimes du siége, oubliant bien entendu de faire la balance entre les pertes causées par la taxe et les bénéfices d'un débit fructueux qui avait duré quatre mois.

Parmi les réquisitions, deux seulement méritent d'être blâmées. Les farines, les céréales, les bestiaux étaient absolument indispensables pour l'alimentation, ou pour des services publics de premier ordre. Sans être facile, la saisie de ces ressources si précieuses n'offrait pas d'obstacles insurmontables; quelques-unes pouvaient se dérober aux recherches, mais la grande masse devait, par sa nature même, tomber sous la main-mise de l'administration. On avait eu soin d'ailleurs d'excepter les provisions de ménage. Mais la voie des réquisitions est une voie glissante; on ne sut pas s'arrêter au point convenable.

Les pommes de terre étaient devenus rares; on les tirait à grand'peine de la banlieue, quelquefois sous le feu de l'ennemi; naturellement elles se vendaient très-cher. Cette cherté excessive irritait la population parisienne. L'assemblée des maires et adjoints demanda la réquisition des pommes de terre. J'essayai en vain de l'en détourner. Le maire du 4° arrondissement, M. Vautrain, se trouva seul de mon avis. La réquisition fut votée, puis décrétée; le résultat, que nous avions annoncé à l'avance, se produisit immédiatement; on parvint à saisir une centaine d'hectolitres; le reste disparut, se vendit d'une manière clandestine, se gâta au fond des caves ou dans d'autres lieux. Il est vrai qu'on eut la joie de de ne plus voir le tubercule envié se vendre publiquement à haut prix. Pendant plusieurs semaines, on admira en silence le bel effet de la réquisition. Un citoyen intelligent (je regrette d'avoir oublié son nom) réclama en faveur du libre commerce. La réquisition fut levée, et les pommes de terre reparurent. La charcuterie subit le même régime avec le même genre de succès. Cette fois, cependant, les maires d'arrondissement, se méfiant des économistes de la mairie centrale, s'étaient chargés en personne d'exécuter le décret; leur zèle ne trouva pas sa récompense: les saucissons, les jambons et autres comestibles analogues, de nature appétissante, se montrèrent non moins aptes à la fuite que les pommes de terre. Le ridicule de ces tentatives sauva l'épicerie on se contenta de la soumettre à une enquête.

Les mesures relatives au rationnement et à la distribution, gratuite ou non gratuite des denrées, furent pendant le siége l'objet de critiques très-nombreuses et très-vives, souvent injustes. La plupart des abus dont on se plaignait tenaient à l'essence même des mesures anormales que la nécessité nous imposait. D'autres se rattachaient à cette division des pouvoirs dont nous avons parlé plus haut. Entre les maires d'arrondissement et la mairie centrale, il n'y avait pas de liens assez étroits. De là des disparités choquantes et des tiraillements fâcheux dans l'exécution des arrêtés municipaux. Entre les maires et le ministère du commerce, les rapports étaient encore moins intimes. Les intentions du ministre n'étaient pas toujours bien comprises. De son côté, le ministre ne pouvait apprécier toût le poids de la charge qui incombait aux maires. Il leur faisait une première distribution en raison du nombre de leurs administrés; il les laissait ensuite se débrouiller de leur mieux, et faire la part de chacun. Il arrivait parfois que les quantités à distribuer étaient trop petites pour donner lieu à une répartition égale et commode entre tous les consommateurs. Il fallait alors ou les réserver pour les joindre à d'autres, ce qui occa

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