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de sérieux, le défaut de précision et d'exactitude nous rendent incapables de rien prévoir, de rien mesurer. Il en résulte que nous sommes toujours surpris et qu'en toute chose nous arrivons toujours trop tard.

Le mépris de la science est visiblement le trait qui caractérise le mieux notre état mental. Qui donc avant Sadowa, ou même après, aurait eu, chez nous, confiance en M. de Moltke? Nos sabreurs empanachés, tout fiers de leurs campagnes en Afrique, en Italie, en Crimée, en Chine (je ne dis pas au Mexique), n'auraient eu que du dédain pour ce vieux professeur de stratégie. Le même dédain se retrouve partout. Il suffit qu'un homme sache pour qu'on méprise ses avis. On paraît croire que plus on a étudié une question, moins on est apte à la résoudre. Les fous et les charlatans qui ne doutent de rien et tranchent les plus graves problèmes sans en connaître les données, attirent à eux les impatients et les ardents, les passionnent, les exaltent et les poussent aux abîmes. Les modérés, les sages, décorent du nom de pratique l'empirisme le plus grossier; en temps de crise ils ont recours aux expédients; la crise une fois passée, ils reviennent à la routine. Pour eux, il n'y a pas de principes certains, pas de lois scientifiques dans l'ordre social; ils repoussent les réformes les plus raisonnables, les plus urgentes, les plus mûres; tout cela, c'est de la théorie, et ils ont horreur de la théorie, car ils sont pratiques, disent-ils, dégagés de l'esprit de système. Ne pas avoir de système, c'est-à-dire ne pas avoir d'idées liées ensemble, pas de plan, pas de logique, pas de direction, quelle belle chose! Et surtout quel excellent prétexte pour justifier les abus, perpétuer les injustices, conserver les priviléges, éterniser la routine et favoriser les intérêts de ses amis, sous le couvert de l'intérêt public!

Faut-il donc désespérer de la France? Non, et voici les motifs qui m'encouragent à croire que nous nous relèverons.

D'abord notre histoire prouve qu'il y a du ressort en nous. Nous sommes tombés déjà bien des fois et bien bas. Après chacune de ces chutes, nous nous sommes relevés et nous avons su tirer de nos épreuves des forces nouvelles. Ensuite, dès à présent on peut dire qu'on voit apparaître quelques bons sympômes. Les élections du 30 avril, du 2 juillet et du 8 octobre valent infiniment mieux que celles du 8 février. Les libertés municipales et départementales sont prises au sérieux. Le protectionnisme, malgré la présence de ses chefs au gouvernement, ne rencontre dans le pays qu'un accueil assez froid. On demande de tous côtés le développement de l'instruction et il est probable que, sous la pression de l'opinion

publique, on tentera quelque chose pour diminuer le scandale de notre ignorance. La diffusion des connaissances élémentaires finira sans doute, à la longue, par nous ôter cette infatuation, d'où naît le mépris systématique de la science. A mesure que nous nous éloignons de l'empire, l'atmosphère morale et intellectuelle se purifie. Tous les miasmes ne sont pas chassés, mais le grand foyer de corruption, le foyer central est éteint.

Si je me reporte à la période du siége, je trouve dans mes souvenirs un autre motif d'espérer. Il ne faut pas juger Paris d'après quelques quartiers où les haines sociales, perfidement entretenues, étouffent le patriotisme. La population parisienne, dans son ensemble, a déployé pour la chose publique un zèle admirable: les privations, le froid, l'absence de nouvelles, les sorties manquées, le bombardement, rien n'a pu la faire fléchir. Les femmes souffraient avec plus de patience et bravaient le danger avec autant de courage que les hommes. Je laisse à des juges plus compétents que moi le soin d'apprécier les opérations militaires. Il est certain que la gangrène impériale avait pénétré dans l'armée plus profondément qu'ailleurs. Dans la conduite des affaires civiles et particulièrement des affaires municipales, des fautes ont été commises, mais à part de rares exceptions il n'y a pas eu de défaillances. Dans les mairies. d'arrondissement, à l'Hôtel-de-Ville, jour et nuit, les administrateurs étaient à leur poste. Je me rappelle maintes circonstances où il fallut à onze heures du soir, malgré la neige et le verglas, assurer la distributions des farines. Dans ces occasions, le concours le plus empressé ne manquait jamais de nous être offert. Malgré notre affaissement moral, quand le devoir est clair et net, il s'impose et les actes s'y conforment.

Le trouble des consciences vient du trouble des esprits. L'imagination et l'ingéniosité ne suffisent pas pour sauver un peuple de la décadence intellectuelle. Il importe avant tout que le jugement se fortifie, que des idées saines et fécondes remplacent les rêveries stériles, les conceptions maladives, les superstitions du passé. Or il y a deux choses qui fortifient le jugement et qui donnent des idées justes la liberté parce qu'elle permet à chacun de disposer de luimême à ses risques et périls et d'influencer ses semblables par la persuasion; la science, parce qu'elle nous montre la réalité telle qu'elle est et qu'en nous dévoilant les lois de la nature elle nous enseigne à les tourner au profit de l'humanité. Une liberté plus complète et plus vraie, une science plus profonde, plus respectée et plus répandue, tels sont les deux éléments essentiels de notre régénération. Si nous nous décidons enfin à reconnaître leur prix, nous n'aurons rien à envier à l'Allemagne et nous aurons sur elle, aux

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yeux du monde civilisé, cette supériorité qu'au-dessus de la force nous aurons mis le droit.

Recevez, mon cher Garnier, l'assurance cordiale de mes sentiments dévoués.

Novembre 1871.

LES

J. J. CLAMAGERAN.

IDÉES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES DE L'ANTIQUITE

ET LEUR FILIATION DANS LES TEMPS MODERNES.

SECOND ARTICLE (1).

SOMMAIRE. I. Aristote: De la science économique. - II. Aristote : La politique. III. Cicéron: La République et les Lois.-IV. Le socialisme platonicien. V. Aristote et les publicistes modernes.

Le philosophe de Stagyre fut un des élèves de Platon, dont il suivit l'enseignement pendant douze années. Mais il ne pouvait régner entre deux grands esprits, si différents l'un de l'autre, cette intimité et cette confiance réciproques que la conformité d'idées d'une part, la déférence de l'autre, établissent entre le maître et ses disciples. « Le liseur, l'entendement de l'école, car Platon lui donnait « ces deux noms, le grand parleur à l'esprit caustique, l'homme pro« pret qui unissait à une certaine laideur le goût de la toilette; « disons aussi l'infatigable travailleur, toujours attaché aux faits et « enclin à l'observation, devait avoir plus d'estime que de sympa<<thie pour le beau, le grave, l'idéal, le méditatif Platon, qui, à son << tour, se plaignait peut-être de la froideur d'âme et de la direction « de pensée de son indépendant élève..... C'est à peine si on peut « denner les noms quelquefois trop vénérés de maître et de disciple « à deux hommes qui, l'un et l'autre élevés dans la pensée de Socrate, « essayèrent à l'envi de l'agrandir, s'emparèrent, chacun à son tour, « de la pensée grecque tout entière et voulurent former une ency«< clopédie de l'histoire et des sciences » (2).

(1) Voy. le premier article dans le numéro de septembre 1871, XXIII, p. 356.

(2) Renouvier. Manuel de philosophie ancienne, t. II.

Nulle part les divergences d'opinion des deux philosophes ne se marquent d'une façon plus nette que sur le terrain de la science sociale. Tous deux se sont proposé de démêler les principes de cette science; tous deux envisagent un idéal de législation et de gouvernement dont ils font sortir un modèle d'État. Mais, tandis que Platon laisse son imagination courir, Aristote s'enferme dans les conditions positives de l'homme, de la famille, de la cité. Précepteur d'un souverain, et quel souverain! il a observé de près le jeu des institutions et s'est rendu maître de la raison fondamentale des formes et des principes sociaux. Aussi, comme nous le verrons bientôt, il ne ménage guère les critiques à son ancien maître. Ce n'est pas qu'à son tour il ne s'égare: cette haute intelligence n'a pas su, n'a pas pu pour mieux dire, planer en toute liberté audessus des préjugés et des iniquités de la société païenne. La vérité l'illumine, mais par endroits, pour ainsi parler, et elle s'arrête, hésitante, troublée, devant certains faits et certaines doctrines. Il res tera toujours à Aristote l'honneur incontesté d'avoir fondé la science de la politique rationnelle et de l'avoir assise, autant qu'il était permis à un ancien de le faire, sur l'union de l'utilité et de la justice. Nous n'avons pas besoin d'ajouter qu'à d'autres égards les titres d'Aristote à l'admiration de la postérité sont aussi nombreux qu'impérissables. Il a été tout à la fois grammairien, critique, moraliste, métaphysicien, naturaliste. Dans son Organon, il s'est attaqué à l'instrument même de la connaissance humaine; il a cherché à déterminer les modes généraux de l'être et de la pensée, les bases et les formes du raisonnement dans une analyse, si profonde, si exacte, si achevée, comme dit l'historien de la philosophie cité tout à l'heure, que Kant, son continuateur, a pu dire qu'elle n'a fait, depuis vingt siècles, ni un pas en avant, ni un pas en arrière, et que Kant luimême l'a laissée au point où il l'a trouvée. Si les hommes doivent jamais secouer la tyrannie de la gloire militaire et mesurer la valeur de leurs semblables à l'étendue des services qu'ils ont pu rendre à la science et à la pensée, il est certain qu'ils ne placeront dans l'antiquité aucun nom au-dessus du nom du Stagyrite.

D'après Diogène de Laërte, son biographe, Aristote avait réuni et discuté, dans un immense ouvrage, cent cinquante-huit constitutions différentes. Cet ouvrage aurait jeté de vives lumières sur les institutions et les lois de la Grèce qui restent encore entourées, malgré de très-savants travaux, d'obscurités et d'incertitudes. Il est malheureusement perdu, ainsi que tous les livres exotériques d'Aristote et bon nombre de ses livres ésotériques. On en est donc réduit à la Politique, livre si précieux d'ailleurs, et à un petit opuscule intitulé: De la Science économique, que M. le D' Hoëfer,

son traducteur, estime avoir été quelque peu antérieur à la Politique. Avant d'aborder le livre, je m'arrêterai uninstant à l'opuscule.

I

Pour Aristote, comme pour Xénophon, la famille est l'objet de la science économique, et la famille, à son tour, forme un élément essentiel de la cité. Deux parties constituent la famille, et la possession, et on pourrait dire, avec Hésiode:

La maison d'abord, puis la femme et le bœuf laboureur. L'union du mari et de la femme forme l'union la plus naturelle; elle se rencontre chez tous les animaux, mais seulement instinctive et n'ayant d'autre but que la propagation de l'espèce, tandis que, chez l'homme, elle repose sur un attachement mutuel et un échange de services réciproques. La femme partage les travaux du mari; elle engendre des enfants et les soigne; à leur tour, les époux reçoivent des enfants les mêmes soins qu'ils leur ont jadis prodigués. « C'est ainsi,» ajoute Aristote, « que la nature accomplit son cercle << éternel: le nombre passe, l'espèce reste. » La nature, en faisant l'homme fort et la femme faible, a tracé leurs rôles respectifs : à l'un l'agrandissement de la fortune commune, à l'autre son entretien. Mais cette faiblesse même ne laisse pas d'exposer la femme à la tyrannie domestique: voilà pourquoi les lois doivent la protéger, la défendre contre l'injustice, et Aristote regarde comme injuste tout commerce d'un mari avec une femme autre que son épouse. Souvenons-nous qu'Aristote prononçait ces paroles à une époque où l'institution du mariage était tombée dans le dernier avilissement; où les plus grands hommes d'Athènes vivaient publiquement avec les Hétaïres, et reléguaient leurs femmes légitimes dans les joies puériles ou les plaisirs honteux du gynécée. Mais la voix d'Aristote devait rester sans écho, et l'exemple de l'antiquité entière, à part les temps héroïques de la Grèce et les premiers siècles de la Rome républicaine, autorisait saint Jérôme à distinguer entre la loi du Christ, qui impose aux conjoints une fidélité réciproque, et la loi de César qui, punissant la débauche chez la femme, la tolérait chez le mari.

Aristote range l'agriculture au premier rang des occupations humaines. «Elle est le plus dans l'ordre de la justice, » dit-il, « car « elle n'est exercée par les hommes ni comme une profession arbi« traire, comme celle des taverniers et des mercenaires, ni comme <«< une profession obligée, comme celle des soldats. » Viennent en seconde ligne la métallurgie, les industries extractives, etc. Il énu

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