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mère ensuite les diverses espèces d'administrations « qui consti«tuent, en quelque sorte, le type auquel se rapportent toutes les « autres,» savoir: l'administration royale, celle du gouverneur de province, celle de l'État, celle de l'homme privé. L'administration royale, « d'une puissance absolue,» s'occupe du numéraire, des exportations, des importations et des dépenses. Pour le numéraire, « il faut s'assurer de sa qualité et savoir quand il faut en hausser « ou en baisser la valeur. » Quant aux importations et aux exportations, « il importe de ne pas ignorer lesquelles il faut choisir et « quand il faut admettre ce choix, enfin s'il faut payer les dépenses << en monnaies ou en marchandises. » Quant à l'administration du gouverneur, elle porte sur six espèces de revenus, savoir: le revenu territorial, qu'on appelle encore tribut foncier ou dîme; les produits naturels du sol, tels que l'or et l'argent; les bénéfices du commerce; les revenus des champs et des marchés ; les troupeaux; les revenus des capitaux et des industries manuelles. Les revenus de l'État se retirent des produits particuliers du pays, de l'impôt sur les jeux et des transactions particulières. Quant à l'administration privée, ses principales recettes lui viennent du sol, des travaux journaliers et des intérêts de l'argent prêté. On voit qu'Aristote établissait, entre le budget provincial et le budget de l'État, une distinction fondamentale qui existe aux États-Unis et en Suisse, c'est-à-dire dans les pays où la démocratie a conscience d'elle-même, mais à laquelle bien peu de personnes paraissent songer en France, quoique toute tentative d'une décentralisation sérieuse y demeure attachée. On voit encore qu'il admettait l'impôt sur le revenu, tandis qu'à plus de vingt siècles de distance, après les énormes progrès de la science, cet impôt équitable rencontre plus que de la défaveur près de certains hommes d'État français.

Ces divisions établies, Aristote pose en principe « commun à << toutes les administrations » : que les dépenses ne doivent pas excéder les recettes; puis il annonce son intention d'examiner si l'administration provinciale ou celle de l'État doit jouir de la totalité des revenus qu'il vient d'énumérer, et de considérer ensuite les revenus non existants et susceptibles d'être créés; la nature et la quotité des dépenses également susceptibles de retranchements. Je dis l'intention, car il s'en est tenu à son engageante promesse. S'il est vrai, comme l'a supposé M. le docteur Hoëfer, que le second livre du Traité appartient à un ouvrage sur la richesse, que Diogène de Laërte indique dans la liste des œuvres de notre philosophe, c'est une raison de plus pour regretter la perte de cet ouvrage. Il devait ressembler à l'un de ces traités où les économistes modernes débattent les questions d'impôt et de finances publiques, questions 3 SÉRIE, T. XXIV. 15 décembre 1871.

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intéressantes sous leur aridité apparente, et délicates entre toutes celles dont la science s'occupe. Dans son opuscule, Aristote a réuni néanmoins un certain nombre de faits se rapportant, dit-il, à l'acquisition artificielle ou naturelle des richesses et susceptibles, dans sa pensée, d'en éclairer la théorie générale. On va voir que du moins certains procédés financiers des États grecs ne manquaient ni d'originalité, ni de hardiesse, s'ils ne brillaient point par la probité ou l'intelligence scientifique. L'esprit fiscal et le talent de trafiquer des monnaies n'ont pas plus manqué, paraît-il, aux tyrans et au peuple souverain de l'antiquité qu'aux rois et aux hommes d'État de l'époque moderne.

Ainsi Hyppias, d'Athènes, vend les avancements sur la voie publique; il se fait apporter chez lui tout l'argent monnayé, le démonétise et le remet en circulation à un nouveau cours. Ce même Hyppias établit un tribut à l'occasion de chaque naissance, et la prêtresse de Minerve, à l'Acropole, lui paye, pour chaque décès, une obole, plus une mesure d'orge et une autre de froment. Denys, de Syracuse, annonce, dans une assemblée, que Cérès lui est apparue et lui a ordonné de faire apporter dans son temple tous les ornements féminins. Chacun obéit, « craignant soit le tyran, soit la déesse»; Denys offre un sacrifice à la déesse, et, à titre d'emprunt, lui enlève tous ses ornements. Les citoyens, accablés d'impôts, ne nourrissaient plus de bétail, Denys rend un décret qui exonère d'impôts les propriétrires de bestiaux; les citoyens s'empressent d'acquérir des bestiaux, et Denys rétablit la taxe primitive. Il avait emprunté de l'argent aux Syracusains; quand ils le lui réclamèrent, il ordonna à tout habitant de lui apporter ses espèces, sous peine de mort. Cela fait, il change le titre de la monnaie, et d'une drachme en faisant deux, il rembourse à la fois sa dette et l'argent que les citoyens lui avaient apporté. Les Byzantins établissent une banque unique pour le change des monnaies, et défendent aucune transaction, aucun achat avec des monnaies étrangères. Les Lacédémoniens décrètent un jeûne général d'un jour, rachetable moyennant une contribution en espèces. A Chio, une loi prescrit l'inscription de toutes les dettes privées sur un registre public; le peuple ordonne que les créanciers lui céderont leurs créances et qu'il leur en payera l'intérêt jusqu'au retour de la prospérité publique. Enfin les Selymbriens, dans un temps de disette, fixent le prix du blé; ils en achètent toutes les réserves et les revendent à plus haut prix.

C'est à peine si, dans cette masse de moyens fiscaux, de stratagèmes, suivant l'expression d'Aristote, il s'en rencontre quelquesuns qui n'offensent pas l'équité. Callicrate trouva cependant un

moyen avouable de faire fructifier le péage établi à la frontière macédonienne. Ce péage s'adjugeait aux enchères publiques et était devenu le monopole des gens riches, parce que seuls ils pouvaient fournir la caution de vingt talents que le fisc exigeait des adjudicataires. Ceux-ci s'étaient entendus pour que la ferme elle-même ne dépassât point ces vingt talents. Callicrate réduisit la caution au tiers de la ferme, encore n'était-il pas nécessaire de la constituer en espèces, si des tiers voulaient bien la garantir. Les nouveaux adjudicataires prirent le péage à quarante talents.

II

« Tout État est une association, et toute association se forme en « vue de quelque avantage... Les individus ne se réunissent donc « en société que dans la vue d'un bien; or, ce bien doit se trouver « éminemment dans cette société par excellence qui, renfermant «toutes les autres, porte le nom d'État et d'association politique» (1). Cette association, Aristote en recherche l'origine et la cause dans la nature humaine. La première société, dit-il, s'est formée de deux individus qui ne peuvent vivre l'un sans l'autre, l'homme et la femme; c'est la famille. Le besoin de secours réciproques, mais non de secours incessants a fait naître l'agrégation de plusieurs familles; c'est le hameau et la fusion de plusieurs hameaux en un seul corps a déterminé ce qu'Aristote appelle l'État, et que nous autres modernes nous appelons la cité, un tout déjà parfait dans son organisation propre. Si donc, continue-t-il, les associations élémentaires de l'État sont dans la nature, l'État aussi est dans la nature. « Oui, l'homme est l'animal social par excel«lence. Seul entre les animaux, l'homme a l'usage de la parole. La << nature lui a fait ce beau présent parce qu'il a exclusivement le « sentiment du bon et du mauvais, du juste et de l'injuste et de toutes les affections qui en dépendent. La vie sociale est pour « l'homme un penchant impérieux de la nature. L'homme perfec«tionné par la société est le meilleur des animaux. Il est le plus « terrible de tous lorsqu'il vit sans justice et sans lois. La justice « est la base de la société; le jugement constitue l'ordre de la so« ciété, et le jugement est l'application de la loi. » Langage beau et vrai, qui délasse des sophismes et des arguties de Platon!

Maintenant qu'il a déterminé les parties constitutives de l'État,

(1) Je me sers de la traduction de Champagne, revue et annotée par le docteur Hoëfer, sur le texte grec publié par M. Barthélemy-SaintHilaire.

Aristote les analyse. Dans la famille, il rencontre trois éléments, le père, l'époux, le maître, et il est ainsi conduit à développer, comme il le dit expressément, la théorie de l'esclavage. Il n'y en a point chez Platon, que le fait seul a fort embarrassé : il est évident, dit-il, « que l'homme, animal difficile à manier, ne consent qu'avec une « peine infinie à se prêter à cette distinction de libre et d'esclave, « de maître et de serviteur, introduite par la nécessité. » Aristote espère légitimer l'esclavage, mais son argument se réduit à un cercle vicieux. L'esclavage implique la propriété; la nature a établi la propriété, donc la nature a établi l'esclavage. On dirait, au reste, qu'il a senti toute la faiblesse de ce syllogisme, car il recourt aussitôt à la physiologie. « Il y a dans l'espèce humaine, » dit-il, « des <«< individus aussi inférieurs aux autres que le corps l'est à l'âme ou « que la tête l'est au corps... Ces individus sont destinés par la «< nature à l'esclavage parce qu'il n'y a rien de meilleur pour eux « que d'obéir. » Lorsque les Espagnols remplacèrent aux Indes occidentales les indigènes par des nègres, ils calculèrent seulement que les Indiens ne supportaient pas un travail forcé, tandis qu'il en était différemment des noirs. Depuis, l'esclavage a eu ses théoriciens on a soutenu, au sein du parlement britannique, que les nègres appartenaient plntôt à la famille simienne qu'à l'espèce humaine, et les planteurs de la Géorgie n'ont pas craint d'invoquer la malédiction donnée par Noé à la descendance de Cham. Aristote n'avait pas même à son service le prétendu argument tiré des races inférieures, puisque les esclaves vendus sur les marchés de la Grèce et dont les patriciens faisaient des musiciens, des danseurs, des professeurs de grammaire, de rhétorique ou de philosophie, appartenaient, comme lui-même, à la race japhétique.

Aristote s'occupe ensuite de la manière de vivre des hommes réunis. Les uns sont pêcheurs ou nomades; les autres sont agriculteurs, ou bien se livrent au commerce. Il discerne l'origine de la monnaie et la rattache au phénomène de l'échange qui, en s'agrandissant et en embrassant des marchés de plus en plus éloignés, rendit le troc en nature de plus en plus difficile. Il s'est trompé en imaginant que la valeur de la monnaie était toute légale, mais il s'est très-bien aperçu qu'on avait tort de la confondre avec la richesse même. « Quel besoin de la vie,» s'écrie-t-il, « pourrait-elle « soulager par elle seule? A côté d'un monceau d'or, on manquerait « des aliments les plus indispensables. Quelle folie d'appeler ri«< chesse une abondance au sein de laquelle on meurt de faim. C'est « bien la fable de Midas dont les dieux avaient exaucé le vœu avare « et qui périssait d'inanition parce que tout ce qu'il touchait se «< changeait en or. » Aussi chasse-t-il la spéculation du domaine de

l'économie naturelle pour la ranger dans la classe des industries factices et malfaisantes. Il y range de même le trafic d'argent, en d'autres termes le prêt à intérêt. Le signe monétaire, à ses yeux, n'a été inventé que pour faciliter les échanges, tandis que l'usure le rend productif par lui-même et qu'elle a tiré son nom de cette circonstance même. L'objection est curieuse, et Proudhon se l'est appropriée, tout en restreignant sa portée, puisqu'il veut bien reconnaître que l'intérêt a eu jadis sa raison d'être, sa légitimité, à la façon, il est vrai, de la polygamie, de la monarchie absolue, du combat judiciaire, des ordalies, de la torture. Aristote trouvait tout naturel qu'avec l'argent on achetât des troupeaux, des champs, des maisons, et qu'avec ces troupeaux, ces champs, et ces maisons, on se fît des revenus. Un pas de plus, et il eût avoué que, si l'argent peut produire de l'argent indirectement, il peut bien aussi en produire directement.

Grâce à la culture et au commerce, la propriété est établie. La question est maintenant de savoir quel en sera le caractère. Qui dit cité, dit unité de lieu, et qui dit citoyen dit jouissance commune de la cité; donc l'emplacement de celle-ci et ses édifices propres seront à l'usage de tous. Mais les femmes, les enfants, les biens seront-ils également communs, ainsi que Platon en décide? La communauté des femmes révolte Aristote, et il blâme son ancien maître d'avoir tout sacrifié à l'unité absolue, prise comme fin de sa république. « Qu'est-ce, en effet, qu'une cité? C'est une multitude composée « d'éléments divers. Donnez-lui plus d'unité, votre cité devient une « famille; centralisez encore, votre famille se concentre dans l'in«<dividu. » Cela est vrai et fait songer au mot de Pascal: la multitude qui ne se réduit pas à l'unité: confusion; l'unité qui ne se réduit pas à la multitude: tyrannie. Sur la question des biens réels, Aristote fait une objection préjudicielle au système communiste : si ce système est si admirable, il est fort étonnant qu'on s'en soit avisé si tard, et il ne s'explique pas que Platon en ait exclu la pluralité de ses citadins, à savoir les artisans et les laboureurs. Poussant au cœur de la question, il constate la puissance du sentiment de la propriété individuelle, et reproche au communisme de mutiler la nature humaine, en lui interdisant de satisfaire, par la générosité et la charité, ses penchants parfois les plus vifs et toujours les plus honorables. Puis, il aborde le problème de la répartition communautaire, opération qui lui paraît présenter des difficultés infinies. Si les produits ne se répartissent point dans la proportion du travail, tel enlèvera et consommera davantage qui aura moins travaillé; tel autre n'aura qu'une faible part comme une indemnité de travaux plus considérables. Il est rare que les hommes

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