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des intelligences, a préparé le terrain sur lequel la liberté s'efforce, depuis quatre-vingts ans, de bâtir son édifice.

Une bonne réputation n'entoure pas le nom de Machiavel: beaucoup d'honnêtes gens, qui ne l'ont pas lu toujours, et qui ne connaissent guère ni son histoire, ni celle des républiques italiennes, le tiennent pour l'infame professeur d'une infame tyrannie. Machiavel, cependant, était un excellent patriote et un aussi honnête homme personnellement qu'il était possible de l'être, peut-être, dans l'Italie de César et de Lucrèce Borgia. Sans doute, il reste impassible devant les trahisons et les crimes qui se croisent et s'accumulent autour de lui; mais c'est le caractère même de ce publiciste et de cet historien que d'être un témoin qui enregistre, et non un juge qui pèse. Il n'est point vrai, d'ailleurs, que Machiavel soit l'inventeur de cette façon d'exposer l'histoire et la politique. Le Castillan Ayala, qui a retracé les annales du règne de Pédro le Cruel, et notre compatriote Commines, qui servit Louis XI, avaient déjà fait preuve d'une pareille insensibilité. En revanche, Machiavel vous livre tous les ressorts de la politique en général, les ressorts surtout de la politique du xv siècle, dont il possède à fond l'histoire. Ses Discours sur les décades de Tite-Live, qu'il faut lire dans l'original, si on aime le style vigoureux et précis, sont l'œuvre d'un homme qui ne discute pas les sources de l'histoire romaine, généralement acceptées de confiance, mais qui a pénétré à merveille l'esprit et les détails de la constitution romaine. Machiavel y emprunte au Stagyrite sa nomenclature des formes de gouvernement, mais en se trompant sur leur origine, qu'il attribue au hasard seul, et sur l'origine de la société, qu'il rapporte à l'accroissement de l'espèce humaine, tandis qu'Aristote, tout en tenant compte de cette circonstance, s'attache surtout à l'impulsion d'une sociabilité innée. Dans ces mêmes discours, on rencontre un parallèle entre l'autorité et la tyrannie, dont l'accent contraste avec l'indifférence que le secrétaire fforentin s'impose devant les nécessités prétendues de la raison d'État. C'est là, je crois, que se découvre sa vraie pensée sur la tyrannie, qu'il dépeint ailleurs en observateur, à la façon de l'auteur de la Politique, auquel il dérobe plus d'un trait.

On doit à M. Henri Baudrillart la révélation de Bodin (1), pour ainsi dire, quoique M. Lerminier lui eût consacré déjà un intéressant chapitre de son premier ouvrage. Bodin était un esprit puissant, mais un peu bizarre; vaste, mais assez confus. Il a reconnu d'une façon très-nette le principe de l'offre et de la demande, et tracé, avant Adam Smith, un tableau érudit des variations de l'or et de l'argent.

(1) Voir Jean B din et son temis, travail remarquable et précieux.

Il a invoqué, en faveur de la pleine liberté du commerce, des arguments qui sont devenus banaux, mais qui ne l'étaient pas, même au temps de Turgot, et qui froissaient toutes les idées du xvi siècle. Chose plus singulière peut-être et plus méritoire, dans une époque où les haines politiques prenaient un masque religieux, où les bûchers s'allumaient à la fois à Paris et à Genève, Bodin se pose en champion décidé de la liberté religieuse. En même temps, il croit à l'astrologie, écrit la Démonomanie et termine l'exposé d'un grand système politique par une théorie de la justice formulée en nombres cabalistiques.

Le grand ouvrage de Bodin est sa République, Il s'y attache, selon la remarque de M. Baudrillart, à concilier Platon et Aristote, «ou » plutôt il est décidément, en morale, de l'école pythagoricienne; « en politique, il s'inspire de préférence de l'esprit et de la méthode « du philosophe stagyrite, » La famille forme à ses yeux le rudiment de la société, et dans les développements que lui fournissent le pouvoir paternel et le pouvoir maternel, l'autorité d'Aristote est manifeste, quoique mêlée à celles du décalogue et du vieux droit romain. Toutefois, l'antiquité ne trouve pas dans Bodin un admirateur servile: il garde vis-à-vis d'elle une indépendance qui n'est pas commune chez ses contemporains, et qui avait entièrement disparu deux siècles plus tard. S'il emprunte à Platon la théorie des climats, en l'atténuant, mais sans la réconcilier avec les droits de la liberté humaine et de la morale, il se montre fort énergique contre la communauté et l'unité absolue en politique. On aime à le voir combattre l'idée classique (le mot est de son biographe) de la dégénérescence de l'espèce humaine, qui est virtuellement comprise dans la décadence successive de l'âge d'or à l'âge de fer. «Si l'on com« pare, s'écrie-t-il, à notre époque l'âge qu'on appelle d'or, il pourrait « paraître un véritable âge de fer», et la grande invention de l'imprimerie lui paraît égaler à elle seule les découvertes réunies des anciens.

Montesquieu a mis en tête de son célèbre ouvrage une épigraphe trop ambitieuse : les grands livres, pas plus que les grandes découvertes ne naissent tout d'une pièce, à la manière de Minerve sortant toute armée du cerveau de Jupiter. En insinuant que la Science nouvelle pourrait bien être la source de l'Esprit des Lois, Cousin a cédé, je crois, au désir de grandir Vico, qui n'en a pas besoin à certains égards. A la vérité, Montesquieu a pu lire le travail du jurisconsulte napolitain, dont la publication précéda de vingt-huit ans celle du sien; mais le but et la méthode qui ont présidé respectivement à l'un et à l'autre diffèrent assez pour exclure toute idée de filiation. C'est autre chose si on parle d'Aristote, de

Machiavel et de Bodin. Montesquieu se distingue, comme le philosophe grec, par une étude approfondie des formes politiques; comme lui encore, il ne subit pas la tyrannie de ces formes et ne les apprécie point sans les rattacher au génie des peuples, à leur religion et à leur histoire. De nos jours, son autorité a baissé on a redressé quelques-unes de ses appréciations historiques et certains de ses aperçus; nos faiseurs de monographies juridiques ne le lisent guère et deux Anglais illustres l'ont beaucoup malmené. C'est peut-être, suivant une très-juste remarque, que Montesquieu appartient à une classe d'esprits qui disparaît de jour en jour, et que nous ne savons plus comprendre, parce que la pression des faits nous rend incapables et presque indignes de la théorie. Pour nous, les sévérités de Bentham et de lord Macaulay sont allées jusqu'au dénigrement et l'injustice, et malgré quelques traces de l'infection classique, que Bastiat et M. Dupont-White ont pu signaler dans l'Esprit des Lois, nous regardons toujours ce livre comme le plus beau monument qui ait encore été élevé par la philosophie politique.

ADALBERT FROUT DE FONTPERTUIS.

OBSERVATIONS COMPLÉMENTAIRES

A L'ARTICLE DE M. PRINCE-SMITH

SUR LE BUT DU MOUVEMENT OUVRIER

(4)

Nous venons de lire une des meilleures réfutations des erreurs sur l'économie sociale, répandues de nos jours parmi les ouvriers. Celle-ci est publiée par le président de la Société d'economie politique de Berlin. Malheureusement, ces réfutations parviennent difficilement à ceux qu'on voudrait éclairer, et ne sont guère à la hauteur de leurs lumières. Quant aux initiateurs et propagateurs de fausses doctrines, il n'y a pas d'espoir, même en les convaincant, de leur faire répudier des opinions trop longtemps soutenues, et auxquelles ils doivent leur notoriété, voire même la chance de se saisir, à l'occasion, de quelque pouvoir. Cependant, la plupart des sujets sur lesquels les coryphées du mouvement ouvrier débitent leurs fantaisies, sont du domaine des économistes, et c'est un

(1) Journal des Économistes, octobre 1871.

devoir de conscience, pour ceux-ci, que de faire entendre la vérité aux populations égarées par des esprits faux ou pervers. Mais, pour se présenter devant une foule imbue de préjugés contre la vraie science économique, il faut être bien sûr de posséder les solutions décisives et irréfutables de toutes les difficultés inhérentes aux questions agitées aujourd'hui par les masses populaires. En outre, il est passablement embarrassant d'avouer les nombreux actes des pouvoirs publics, dont les conséquences pèsent sur le bien-être de la classe ouvrière. Nier ces actes, ou seulement chercher à les atténuer, serait manquer de sincérité et perdre, par là, tout crédit auprès de ceux dont on veut se faire écouter; les dévoiler, au contraire, sans ménagement, serait ajouter de nouveaux aliments à l'excitation que l'on cherche à calmer.

Suivant nous, c'est la classe supérieure en culture, celle qui légifère et gouverne, qui devrait, la première, acquérir des connaissances solides en économie politique. Il s'en faut de beaucoup qu'elle les ait; et l'on voudrait faire descendre jusqu'aux classes les plus infimes un savoir qui manque encore aux plus éclairées! Que l'on instruise d'abord ces dernières; la tâche en est beaucoup plus facile et le succès plus certain. Il n'y aura pas de danger à leur faire connaître les erreurs et les abus qui existent encore dans notre ordre social. Les gouvernants, devenus alors économistes, une infinité d'entraves qui gênent actuellement la production et la distribution équitable des richesses, disparaîtraient sans retard; l'action des pouvoirs publics se renfermerait dans le cercle de sa compétence naturelle; des impôts modérés, affectant le moins possible la production, suffiraient aux dépenses de l'État; enfin, la classe ouvrière, mieux rétribuée et moins imposée, offrirait peu ou point de prise aux agitateurs en tout cas, elle serait plus calme et par suite plus disposée à faire bon accueil aux hommes de science qui viendraient lui exposer les vérités économiques.

On ne peut méconnaître les difficultés, éprouvées souvent par les ouvriers, pour subvenir à l'entretien de leurs familles, et cela malgré toute leur aptitude et tout leur zèle. La souffrance les pousse à en rechercher les causes, et il n'est pas étonnant que, dans leur ignorance, ils croient les voir ailleurs que là où elles se trouvent réellement. Une fois lancés dans les illusions et irrités par les déceptions qu'ils rencontrent, toujours, au bout de leurs tentatives, ils deviennent des ennemis fanatiques de l'ordre des choses en vigueur. La classe éclairée s'en émeut, et pour faire revenir les égarés au calme et à la raison, elle en appelle à tous les bons sentiments et à la science. Mais pour se poser en apôtre du savoir et de la morale, il faudrait qu'elle n'y eût pas failli elle.

même. Or, quelle est sa science et sa moralité? Nous le voyons par les agissements des gouvernants qui en sont l'élite. Absolvons-la, si l'on veut, du mal qu'elle a pu faire par manque de savoir (1), quoique son ignorance des principes les plus élémentaires de l'économie politique soit vraiment intolérable de notre temps. Mais faut-il autre chose que de la probité pour ne pas commettre des méfaits, tels que, par exemple, la spoliation des créditeurs, sous nom d'impôt sur les arrérages d'une dette de l'État, l'émission abusive du papier-monnaie, etc.? Nous ne savons si ce n'est pas à ce genre de mauvaises actions, ainsi qu'aux fautes commises par ignorance, que M. Prince-Smith' fait allusion lorsqu'il dit : « La misère n'est pas la conséquence des principes de notre organisation économique, mais l'effet du développement économique trop incomplet de ces principes. » Pour nous, ce développement est « trop incomplet», précisément parce qu'il est incessamment coutrarié par les erreurs et la mauvaise foi des pouvoirs. Notre organisation économique, qui n'a été ni préconçue, ni inventée par quelqu'un pour ne se maintenir que par la force matérielle, comme ce serait le cas d'un système de nos socialistes modernes, a surgi spontanément par le jeu libre des intérêts individuels, et pour continuer à exister et à se développer, elle ne demande enncore que cette même liberté de mouvement. Son développement, comme toute chose humaine, d'ailleurs, étant progressif, restera toujours plus ou moins incomplet; seulement, afin qu'il ne le soit pas trop, il faudrait le délivrer de toute atteinte maladroite ou inique.

M. Prince-Smith ajoute que la misère est due, «d'un autre côté, à ce que les personnes qui souffrent n'ont pas encore rempli les conditions indispensables pour profiter pleinement de notre organisation économique. » Ces conditions sont, probablement, l'instruction et la moralité de ces personnes. Elles ne peuvent être remplies si subitement, ni indépendamment du « développement de notre organisation économique », dont l'auteur vient de parler. Les mêmes erreurs et abus contribuent donc à pepétuer l'une comme l'autre des deux causes de la misère indiquées par M. PrinceSmith. Ces causes sont réelles, mais en sont-elles les seules ou même les plus puissantes? A la vue de tant de ses compatriotes qui émigrent annuellement pour l'Amérique, M. Prince-Smith penserait-il que dans le Nouveau-Monde « les principes de notre orga

(1) Nous en avons vu un échantillon dans le Journal des Débats (deux lettres sur les acquits à caution signées A. Pajot, 30 et 31 octobre 1871), avec une curieuse explication de l'imbroglio que de pareilles bévues font naître dans l'industrie.

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