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RÉSUMÉ ANALYTIQUE

DE L'ENQUÊTE PARLEMENTAIRE

SUR LA MARINE MARCHANDE

Dans le problème relatif à la marine marchande, on rencontre deux questions bien distinctes, dans l'une desquelles le militarisme intervient avec hauteur et prétend dominer, c'est la question principale, celle du personnel des marins, que le ministère de la marine affirme lui appartenir, et celle du matériel qui, aux yeux des hommes les plus compétents et les plus désintéressés, n'est que secondaire. Les armateurs les plus arriérés, tous ceux, sans exception, qui réclament la protection, ont demandé le maintien de l'inscription maritime; ils n'ont pris nul souci du droit de leurs matelots à être traités comme tous les autres citoyens, ils n'ont pris nul souci de leur avenir ni de leur liberté, ils ont réclamé aver ardeur, avec passion, la conservation des entraves qui pèsent sur la population maritime. C'est à peine si deux ou trois ont timidement exprimé le vœu que le marin soit libre à 40 ans au lieu de 50! Il en a été autrement des armateurs et des capitaines qui acceptaient la lutte avec l'étranger, qui se déclaraient partisans de la liberté des pavillons et de leur assimilation; ils réclamaient en même temps la liberté de leurs concitoyens et demandaient que l'industrie du marin fût libre comme toutes les autres.

Cette question de l'inscription maritime pesait d'un tel poids dans toute cette enquête, et la dominait d'une si grande hauteur, que les premiers déposants ne se sont pas occupés d'autre chose, et qu'un député, non pas d'un département maritime, mais de la Creuse, M. Delamarre, s'est hâté de venir, dès l'ouverture des opérations de la commission, briser une lance en faveur de l'institution démodée de Colbert.

L'INSCRIPTION MARITIME.

Le principal argument de M. Delamarre, en faveur de l'inscription maritime, résidait dans cette question : « Les marins, a-t-il demandé, voudraient-ils la suppression de l'inscription maritime, à la condition de ne plus profiter des avantages qu'eux, leurs femmes et leurs enfants retirent de la caisse des invalides? >>

Cette demande, au reste, a été le grand argument de tous ceux qui n'avaient étudié la question que superficiellement et demandaient le maintien de l'inscription. Ces tristes institutions du passé ont si bien abaissé l'esprit d'indépendance et d'initiative dans le pays, elles ont si longtemps accoutumé les populations à tout attendre du gouvernement, à regarder le gouvernement comme une providence qui doit faire leur bonheur, que l'on en est venu, sur les côtes et dans les ports, à considérer comme des faveurs exceptionnelles les misérable pensions, retraites et secours que la caisse tontinière des marins, fondée avec leurs épargnes, maintenue par leurs contributions incessantes, la caisse des invalides, en un mot, répartit entre les survivants!

Dès la troisième séance, au reste, un officier de marine retraité, M. de Crisenoy, qui s'est occupé avec un zèle tout particulier de ces questions, est venu faire l'historique de la caisse et a démontré que les fonds qui forment son capital sont la propriété des marins, que l'État y a puisé largement à diverses reprises, qu'il est encore son débiteur pour une somme très-considérable, et qu'enfin il s'est déchargé de l'obligation de payer des pensions et des retraites aux officiers de la marine et aux employés des bureaux en les faisant payer par la caisse des marins!

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Stuart Mill, parlant de la presse des matelots en Angleterre, a dit: « On la jugeait absolument nécessaire pour la défense du pays. Il arrive souvent, disait-on, qu'ils ne veulent pas s'enrôler volontairement, donc il faut que nous ayons le pouvoir de les contraindre. Que de fois n'a-t-on pas raisonné de la sorte? S'il n'y avait eu un certain vice dans ce raisonnement, il eût triomphé jusqu'à présent. Mais on pouvait répliquer Commencez à payer aux matelots la valeur de leur travail; quand vous l'aurez rendu aussi lucratif chez vous qu'au service des autres employeurs, vous n'aurez pas plus de difficulté qu'eux à obtenir ce que vous désirez. A cela pas d'autre réponse que : « Nous ne voulons pas; » et comme aujourd'hui on rougit de voler au travailleur son salaire, et qu'on a même cessé de le vouloir, la presse n'a plus de défenseurs.»

Nous regrettons de le dire, mais le gouvernement français ne rougit pas encore de voler le salaire des marins en ne les payant pas ce que vaut leur travail, et en prenant sur leurs économies pour récompenser ses serviteurs militaires!

Avant M. de Crisenoy, un ancien capitaine de frégate, M. Doré, aujourd'hui conseiller à la Cour des comptes, a non-seulement protesté chaleureusement en faveur du droit des marins à la liberté du travail et contre l'omnipotence des commissaires de l'inscription, mais il a démontré que la question militaire ne pesait plus en au

cune manière sur la solution à rechercher, les dernières modifications appelées à la construction des bâtiments de guerre, la substitution des vaisseaux cuirassés aux anciens vaisseaux de haut bord ayant fait disparaître la nécessité d'avoir un nombreux équipage de marins à bord. Il ne faut plus, dans les nouveaux vaisseaux, que des chauffeurs, des mécaniciens, des canonniers, et très-peu de matelots. L'institution actuelle est excellente pour la marine quand elle n'en a pas besoin, mais quand vient la guerre, quand il faut faire deux ou trois levées, les choses changent d'aspect. Quand M. Doré commandait le Jemmapes, lors de la guerre de Russie, il vit arriver à son bord des bonnetiers, des marchands de drap, qui jadis avaient été inscrits et que l'on levait comme marins!

A l'appui de cet ordre d'idées, M. Lavigne, ancien lieutenant de vaisseau, qui a fait aussi la campagne de la Baltique, a cité une frégate que l'on fut obligé d'envoyer louvoyer dans le nord de la Baltique pour ne pas exposer son équipage aux railleries des équipages anglais.

On conçoit combien cette institution doit être lourde pour les populations maritimes quand on sait que, comme l'a dit M. de Crisenoy, l'administration considère toujours l'inscrit comme militaire soumis et rivé à ses règlements s'il est embarqué sur un navire de commerce, et qu'il abandonne ce navire en route, il est condamné comme déserteur, et déserteur de l'État, car le marin appartient à l'État jusqu'à 50 ans! Un arrêt tout récent de la Cour de cassation, à l'occasion du naufrage du navire Élisabeth, de Marseille, pose en principe que le marin embarqué à bord d'un navire de commerce est tout simplement prêté à l'armateur par l'État!

On tombe des nues quand on lit de pareils arrêts, et on se demande comment la Cour de cassation a pu oublier le premier article de toutes nos chartes et de toutes nos constitutions, qui déclare tous les Français égaux devant la loi? Messieurs de la Cour se considèrent-ils comme appartenant à l'État et prêtés par lui à l'administration de la justice? On nous permettra de regretter qu'il n'y ait pas une autre Cour chargée de faire concorder ses arrêts avec l'esprit et la lettre de nos constitutions.

Un commissaire de marine a le droit d'envoyer un marin en prison, de sa propre autorité, sans autre forme de procès et sans appel. Des exemples de cet arbitraire ont été cités dans le cours de l'enquête, dans l'un desquels il s'agissait d'un capitaine au long cours de Bordeaux. Le commissaire, du reste, n'est pas seul à user de ce pouvoir arbitraire: certains consuls ne se font pas faute d'en user et d'en abuser, et un capitaine de frégate se permit la même illégalité envers un capitaine pour avoir tiré un coup de canon à

poudre dans le but de rappeler son équipage à bord au moment d'appareiller. Le gouverneur de la colonie dut intervenir pour que le capitaine recouvrât sa liberté et que le navire pût partir.

Mais, si telle est l'omnipotence des commissaires de marine, des consuls et des commandants militaires, que dire de l'autocratie démocratique des syndics? Les syndics sont préposés à la surveillance, la tutelle, comme dit l'administration, des pêcheurs et des marins, dans les petits ports ou havres où il n'y a pas de commissaire de marine, et le remplacent.

Voici ce que l'on écrivait à M. de Crisenoy de l'un des petits ports de pêche du Pas-de-Calais : « Le syndic de la marine est un tout jeune homme nommé à la mort de son père et par considération pour la triste situation de sa mère. Il a épousé, il y a quelques années, une demoiselle dont la famille est marin, et le père et la mère bartheur. Un bartheur est celui qui approvisionne la marine de sucre, eau-de-vie, vins, charbons, etc.

On peut diviser les marins, à l'égard du syndic, en trois classes. « La première classe sont les parents. Ils peuvent, dans bien des cas, se mettre en contravention : le syndic est là pour répondre de tout, témoin un fait que je vais vous citer. »

« Dernièrement, un de ses parents se trouvait avoir besoin d'un bateau qu'un autre marin avait en sa possession, puisqu'il en avait le rôle et en était patron. Il lui dit : «Tu vas me donner ton rôle, <«< c'est un tel qui va prendre ton bateau. » Le marin n'a pas voulu lui remettre son rôle, crainte qu'on ne lui prenne son bateau, et le syndic le fit condamner à vingt-quatre heures de prison par le commissaire, qui l'envoya subir sa peine à 15 kilomètres de là. »

«La deuxième partie des marins est celle qui s'approvisionne chez les parents. Ils peuvent se livrer en toute liberté à n'importe quelle contravention, il ne leur sera rien fait; c'est à cette partie d'hommes que le syndic voue toute son amitié, car il a des intérêts personnels à protéger. Ceux-là le tutoyent, lui désobéissent, l'injurient

même. »

« La troisième partie est celle qui ne veut pas aller chez ses parents, car ils veulent être libres. Ils veulent, si on leur fournit un mémoire ou autre compte, pouvoir objecter et faire leurs observations s'ils ont motifs. Au lieu que, chez les parents du syndic, il faut payer sans rien dire, autrement on s'assure la haine de ce dernier. Mais, cependant, le syndic trouve des moyens faciles de se venger des marins qui ne s'approvisionnent pas chez ses parents... >>

L'auteur de la lettre en cile un exemple que nous ne reprodui3' SERIE, T. XXIV. 15 octobre 1871.

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sons pas, pour ne pas fatiguer nos lecteurs de ces preuves de la tyrannie locale et sur une petite échelle qu'exercent ces infimes employés de l'administration. Ces faits sont bien connus de tous les habitants des côtes, mais on y est si habitué, l'esprit de résistance et d'initiative y est si peu développé, que personne ne se plaint, personne ne réclame. D'ailleurs, comme l'a dit M. de Crisenoy: « Vous adressez une plainte à un fonctionnaire supérieur contre un de ses agents, il vous écoute, il vous promet d'examiner l'affaire, et qui charge-t-il de faire une enquête? l'agent dont vous avez eu à vous plaindre; naturellement il vous donne tort. »>

Le dernier décret relatif à l'inscription maritime, daté de 1863, donne aux marins français la faculté de naviguer sur les bâtiments étrangers, mais cette liberté comme celle relative au remplacement est beaucoup plus illusoire que réelle. Les matelots français qui sont en France trouvent à s'engager sur des bâtiments nationaux. Ils ne pourraient guère s'engager que dans un port étranger, mais, comme ils ne peuvent quitter leur bâtiment, pendant le cours du voyage, même s'ils ont à se plaindre de leur capitaine, car l'art. 270 du code de commerce déclare qu'il est d'ordre public que les matelots ne puissent débarquer en cours de campagne, parce qu'ils appartiennent à l'État, il est évident que la faculté de naviguer sur un bâtiment étranger est pour eux lettre close. Dans sa déposition, un autre ancien officier de marine, M. Doré, directeur de l'école navale de Cette, a déclaré que l'inscription maritime, qui n'appartient plus qu'au passé, qui est une tutelle énervante pour nos matelots, les repousse de la carrière maritime. « Il y a deux espèces de matelots, a-t-il dit, le matelot sans instruction, le pêcheur qui le sera toute la vie; il ne sortira pas de là, il pourra être devancé par l'inscription maritime, mais il n'en souffrira pas beaucoup. Puis il y a le matelot intelligent, qui est fils d'une famille aisée, qui a une certaine instruction, qui se destine à commander un petit bâtiment. Celui-là est effrayé. Il se dit: Quand je commanderai mon navire, si l'inscription maritime vient m'enlever, que deviendraient mes intérêts? >>

Et, ici, nous devons rappeler que plusieurs déposants ont fait la peinture la plus navrante des ruines et des misères que les levées pour la guerre de Russie avaient occasionnées parmi les pêcheurs du littoral. Partout bateaux et filets étaient à vendre et il ne restait plus d'acheteurs ! Et que devenaient les familles? Elles avaient recours à la charité publique : les chambres de commerce de Nantes, de Dunkerque, etc., votaient des fonds pour subvenir aux besoins les plus pressants des familles de pêcheurs.

A un autre point de vue, il est bon de noter l'observation d'un

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