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Cette partie de la capitale, uniquement composée de communes annexées, n'est pas une des moins intéressantes sous le rapport historique, et se trouve être une des plus remarquables sous le rapport de l'étendue, de la population et surtout au point de vue pittoresque.

Bornée au nord par la rue de Paris-Belleville, à l'est par les fortifications, au sud par le cours de Vincennes, et au couchant par les boulevards extérieurs, elle se compose d'une faible partie de Saint-Mandé, du Petit et du Grand-Charonne, de Menilmontant et des trois quarts de Belleville.

Sous le rapport topographique, cet arrondissement peut se diviser en deux parties, le haut et le bas pays : le bas pays, c'est l'espace compris entre le cours de Vincennes et les hauteurs du Père-Lachaise; le pays élevé comprend les pentes de Ménilmontant, et le plateau de Belleville, où se trouve le parc Saint-Fargeau.

A l'extrémité nord-est de ce plateau s'élève un de ces obélisques en charpente destinés à la triangulation de la capitale; c'est un des points culminants du sol parisien. Dans le bon vieux temps, il y avait là une potence où se balançait toujours le corps de quelque manant condamné par le justicier du lieu; cet endroit est encore nommé les Justices par les campagnards

des environs, et quelques vieillards se rappellent y avoir vu les fourches patibulaires.

Ce large plateau, que coupe irrégulièrement la limite septentrionale de l'arrondissement, est un véritable belvéder: d'un côté il domine Bagnolet, Vincennes et le cours de la Marne; d'un autre il commande Paris, qui offre de là un de ses plus beaux effets panoramiques; enfin, du côté nord, il domine la plaine des Vertus, la route d'Allemagne; c'est le versant septentrional de ces hauteurs qui forme les buttes Chaumont.

Cette partie de la capitale peut encore se diviser en portion urbaine et portion rurale: la première, composée de centres populeux comme Belleville et Charonne, n'a, comme aspect, rien de particulier; la seconde, comprise entre le Père-Lachaise, les fortifications, le cours de Vincennes et le parc Saint-Fargeau, se compose de gracieux coteaux penchés au midi et richement cultivés par nos ruro-Parisiens du XXe arrondissement.

C'est là qu'est le Ratrait, Paradis terrestre, oasis où les travailleurs des faubourgs voisins ne manquaient pas jadis de venir passer le dimanche et le lundi, lieu de champêtres délices dont il ne restera bientôt plus que le souvenir.

Au temps de sa vogue primitive, le Ratrait formait un charmant tableau, ayant pour premier plan quelques cabarets éparpillés dans les vignes, et puis le donjon de Vincennes et les bleus lointains pour perspectives; mais séduits bientôt par la beauté du site, une multitude de petits rentiers vinrent y faire construire des habitations, et sa physionomie première s'en

Paris. - Imprimerie de J. Claye, rue Saint-Benoît, 7.

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trouva singulièrement transformée : c'est le Ratrait d'aujourd'hui. Tel qu'il est pourtant, il mérite encore d'être visité par les amateurs, car c'est la contrée de la haute fantaisie architecturale; en effet, castels gothiques avec tourelles coiffées d'éteignoirs de zinc; cabarets couleur de chocolat sous prétexte de palissandre; chalets très-peu helvétiques d'aspect; maisonnettes en planches aux criardes peintures; villas qu'on dirait faites en nougat de Provence; un château en ruine qui n'a jamais été fini; enfin une tombe en pain de sucre qui surgit du Père-Lachaise et domine le tout; voilà le coup d'œil! Seulement, quiconque veut en jouir doit bien se dépêcher, car depuis l'annexion, les bâtisses s'y multiplient à l'infini, et les exigences de l'édilité parisienne sont peu favorables à ces effets pittoresques.

En outre, le calme de cet Éden bourgeois a presque entièrement disparu, car bon nombre d'ouvriers, chassés de Paris par les démolitions, étant venus y chercher asile, les villégiateurs, qu'alléchait l'appât du gain, leur ont cédé la place et s'en sont allés plus loin; de sorte qu'aujourd'hui, castels, chalets et cottages sont des ateliers où, du matin au soir, on entend ronfler le tour, grincer la lime et siffler les varlopes.

Au-dessus du Ratrait, au bord du chemin des Partants, était, il y a sept ans encore, un lac qu'alimentaient les sources d'alentour; mais le tunnel du chemin de fer de ceinture étant venu passer dessous, tout le contenu s'en écoula dans les travaux et y fit de grands dégâts. Quand ce bassin se fut ainsi vidé, on trouva au fond des boulets, des affûts et d'autres débris tombés là en 1814.

Il est aussi une autre partie du territoire qui nous occupe dont la physionomic va s'effaçant tous les jours et dont il faut se hâter de saisir les derniers traits pendant qu'il en est temps encore: c'est la fraction des boulevards extérieurs qui, de l'exbarrière de la Courtille, s'étend à celle du Tróne. Cette portion de l'ancienne zone, comptant plusieurs kilomètres, était naguère encore exclusivement occupée par des débits de vins bleus aux enseignes burlesques, par des marchands de bricà-brac, de vieilles chaussures, de vieux linge, de haillons et de ferraille; puis il y avait des hôtels borgnes, force maisons de commerce anonyme, des baraques où l'on montrait des phénomènes empaillés, des chiens savants, des poissons impossibles et des avaleurs de sabres; et puis encore des marchands d'habits rafistolés, qui, montés sur des tréteaux, exhibaient le soir leurs marchandises à la clarté de torches fumeuses, en se démenant comme des possédés; enfin, buveurs, acheteurs, flaneurs et marchandises, tout eût pu servir de types au burin de Callot ou au pinceau de Rembrandt.

Telle était encore, en 1859, prise à vole d'oiseau, la physionomie des communes dont est formé le XXe arrondissement; mais le décret d'annexion a singulièrement bouleversé tout cela!

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Nous avons déjà esquissé l'histoire de Belleville; après l'avoir complétée, nous examinerons successivement les communes de Charonne et de Ménilmontant.

A l'extrémité septentrionale du XX arrondissement, juste en face de l'église qui fait partie du XIX, comme l'on sait, se trouve la mairie, que l'on ne reconnaîtrait pas sans l'inscription, le drapeau tricolore et le factionnaire qui en décorent la façade.

A l'intérieur de l'édifice, même aspect étrange, même physionomie anormale, des sombres couloirs faits après coup; pour monter dans les bureaux, un escalier d'orchestre ou de soupente; à la justice de paix, de prétendues colonnes grecques comme dans les bals publics autrefois; de ci, de là dans les angles des noeuds d'amour gravés sur la muraille que le badigeon n'a pu suffisamment dissimuler; des cœurs enflammés que perce la flèche symbolique; puis les noms d'Arthur et de Malvina, d'Anatole et d'Estelle, enlacés de guirlandes, tous emblèmes enfin de très-équivoque nuptialité : cette mairie du XX sent encore son XIII d'une lieue.

C'est que ce lieu sombre et sévère était autrefois un lieu de délices, lieu de douce mémoire pour bien des cœurs aujourd'hui sexagénaires, c'était la guinguette de l'Ile d'Amour, ainsi

nommé parce que le centre du jardin était entouré d'un fossé bourbeux.

L'lle d'Amour florissait sous la Restauration; c'était un établissement aux salons splendides, aux jardins remplis d'ombre et de mystère où les élégants en chapeaux-Bolivar et chaussés à la Souvarow venaient séduire les beautés en spencer et coiffées à l'enfant. Une chanson très-en vogue disait :

L'lle d'Amour, C'est un amour d'ile!

L'lle d'Amour,

C'est un chouett' séjour! Flaneurs du faubourg,

Flaneurs de la ville,

V'nez à l'Ile d'Amour, C'est un chouett' séjour!

Malheureusement, tout passe en ce monde, de sorte qu'après avoir vu danser les robes à la jocko, manches à gigots, coiffures à la girafe, etc., l'Ile d'Amour, malgré ses splendeurs, vit décroitre chaque année sa vogue primitive, et finit par fermer vers 1846. Sa décadence et celle de plusieurs guinguettes voisines ont été déplorées, dans une revue jouée au théatre des Variétés en décembre 1859, et intitulée: Sans queue ni tête. C'est la barrière de Belleville qui prend la parole;

Quoi! vous vous tairez, Joyeux échos de Belleville, Ou vous deviendrez Maniérés

Et timorés.

Oui, c'est arrêté,

Et l'on va dans la grande ville,
Par moralité,
Emprisonner votre gaité.

De l'ile d'Amour,
Déjà l'on fait une mairie,

Et, depuis ce jour,
C'est un grave et triste séjour.
Dans ce restaurant,
Avant que l'on ne s'y marie,
Il est évident

Que l'on s'embrassait plus souvent.
C'était là, jadis,

Que Paul de Kock, d'après nature,
Peguit les commis,

Et les grisettes de Paris;
Sans courir après,
Quand il cherchait une aventure,
Il disait je vais

:

La trouver aux Prés-Saint-Gervais,
Mais tout est fini,

Plus de baisers sous la charmille;
Désormais, d'ici,

Le carnaval même est banni.

On supprime aussi

La Descente de la Courtille,

Ce joyeux torrent

Où Chicard criait: en avant!

Il faut dire adieu

Aux bals de Fabre et d'Idalie;
Plus de cœurs en feu,
De gais refrains et de vin bleu.
Tout s'anoblira,

Et, dans Belleville anoblie,

On s'amusera

Comme on s'amuse à l'Opéra. Paris grandira,

Mais de cette ville embellic,
Les plaisirs, je crois,
S'éloignent avec les octrois.
Lorsque nous voudrons
Chercher l'amour et la folie,
Nous reculerons
Jusqu'aux fortifications.

Pour vous conserver,
Joyeux échos de Belleville,
Pour vous préserver,
Je veux ici me soulever.

Ce fut en 1847 que la mairie vint prendre la place de l'Ile d'Amour, et fit approprier l'édifice à sa convenance; mais la guinguette, en devenant prude, a perdu ses grâces un peu lestes sans arriver aux belles manières; il en est des édifices comme des individus, la caque sent toujours le hareng.

Cependant, plusieurs années après, les jardins de la mairie avaient encore conservé leurs bosquets et leurs couverts de tilleuls; mais on dut bientôt sacrifier ces derniers vestiges aux besoins de la situation; et pendant qu'on élevait la nouvelle église, on construisit dans ces jardins une chapelle provisoire de vastes proportions, pour laquelle il fallut faire place nette; quelques arbres pourtant ont survécu au désastre, et l'un d'eux fut même utilisé pour le service du culte, on y suspendit la cloche. Ceci nous rappelle un joli village des Vosges où nous avons vu un cerisier rouge de fruits servir ainsi de clocher.

Belleville a une bibliothèque dont le noyau fut formé en 1838, sur la proposition de M. Pommier, alors maire de la commune, et de nombreuses donations sont venues bientôt grossir cet élément; mais il fut dès lors stipulé que jusqu'à ce que l'établissement possédât un certain nombre de volumes, les donateurs y seraient seuls admis. Depuis cette époque, la bibliothèque a continué à s'enrichir, grâce à la bienveillance de certains habitants, et en 1848 elle a été considérablement accrue par le legs de M. Roche, ancien adjoint, qui lui donnait la sienne propre. Malheureusement, il paraît que le manque de place n'a pas permis de classer cette bibliothèque assez convenablement pour la rendre publique. Quoi qu'il en soit, le catalogue doit en être terminé, et sans doute la municipalité nouvelle ne tardera pas à prendre des mesures pour rendre public cet établissement qui ne profite qu'à un très-petit nombre de privilégiés.

Le théâtre de Belleville est situé à mi-côte, à droite de la rue de Paris et dans une enceinte tapissée de verdure. Sa façade, élégante et sévère en même temps, se compose, au rezde-chaussée, d'un portique en arcades où le public est à couvert pour prendre ses billets. Au premier étage, cinq baies vitrées également à plein cintre, et qu'encadrent des pilastres d'ordre ionique, éclairent le grand escalier, ainsi que le foyer du public, qui s'ouvre à deux battants sur une large terrasse ornée de vases; au-dessus règne un entablement en harmonie avec le style de l'édifice. A l'intérieur, les aménagements sont aussi d'une élégante simplicité, et les loges des artistes y sont surtout vastes, commodes et d'une extrême propreté. Ce theatre fut, comme ceux de Montmartre, de Grenelle et de Montparnasse, bâti par les frères Séveste.

Après la restauration, Louis XVIII voulut faire réunir dans un monument funèbre les restes de Louis XVI et de MarieAntoinette; mais grand fut alors l'embarras du gouvernement, car nul ne savait au juste où reposaient ces restes oubliés; ceci donna lieu à une enquête. M. Séveste père, artiste du théâtre du Vaudeville, et qui savait, lui, où avaient été inhumés les illustres condamnés, alla aussitôt faire sa déclaration, et grâce aux renseignements donnés par lui, on retrouva leurs ossements. Pour le récompenser, le gouvernement lui accorda, sur sa demande, pour lui et ses fils, leur vie durant, l'exploitation dramatique de toute la banlieue, privilége énorme quand on songe qu'outre ses théâtres il avait droit de prélever une redevance sur tous les saltimbanques, faiseurs de tours, directeurs de jeux, etc., qui exerçaient dans le département de la Seine au delà des murs de Paris. Ce privilége est daté du 10 juin 1817. Dès lors, ces messieurs firent construire plusieurs salles, sortes d'écoles dramatiques où vinrent s'essayer à la rampe une multitude de jeunes gens dont quelques-uns ont fait leur chemin depuis c'est du théâtre de Belleville que sont sortis Boutin, Tétard, Mélingue, Lacressonnière, Brasseur, Tisserand, Julien Deschamps, Virginie Goy et une foule d'autres que le public applaudit tous les jours.

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Le théâtre de Belleville fut ouvert le 25 octobre 1828; au bout de quelques années, les frères Séveste ne se souciant plus d'exploiter leur privilége par eux-mêmes, le fractionnèrent en autant de parties qu'ils avaient de salles, et affermèrent chacune d'elles, moyennant de fortes redevances, à des subdélégués choisis par eux. On comprend que ces pauvres fermiers dramatiques, ayant à défalquer de leurs bénéfices la part de ces messieurs, ne durent pas faire de brillantes affaires; en effet, à Belleville seulement, huit de ces subdélégués vinrent se ruiner tour à tour. Mais après la mort du dernier des frères Séveste, leur privilége excessif fut anéanti tout naturellement, et les théâtres de la banlieue rentrèrent dans le droit commun; aussi, depuis lors, ces directions, libres d'elles-mêmes, ont pris d'autres allures, et nous voyons Belleville, Montparnasse, etc., n'ayant plus à lésiner sur la mise en scène, à rogner les appointements des artistes et à économiser sur le

luminaire pour satisfaire aux exigences de tutelles onéreuses, être en voie de prospérité. C'est que ces théâtres, une fois libres d'entraves, ont eu jusqu'ici une position exceptionnellement avantageuse sous le triple rapport du répertoire, du personnel et du public. En effet, placés en dehors de l'enceinte, ils étaient considérés comme théâtres de province, et par conséquent avaient et ont encore la latitude de jouer les pièces des autres théâtres quarante jours après leur première représentation; de plus, leur proximité de la capitale leur procure un public assuré, celui des promeneurs enchantés de pouvoir, dans la même soirée, voir une pièce de l'Odéon, du Gymnase et du Palais-Royal; enfin, pour leur personnel, ils peuvent choisir dans les meilleurs artistes des départements, qui, regardant le théâtre de banlieue comme la dernière étape pour arriver à Paris, acceptent chez eux les plus modiques appoin

tements.

Depuis cette régénération, le théatre de Belleville, dont la direction a été confiée à M. Fresne, a monté les meilleures pièces du répertoire parisien, et chacune de ces œuvres y a obtenu le plus grand succès.

Cependant, le décret d'annexion ayant fait tomber l'enceinte de Louis XVI, les théâtres extra-muros se trouvèrent tout à coup théâtres de Paris, et une réforme dans leur constitution était imminente pour tout le monde; en effet, une ordonnance ministérielle parut bientôt, qui autorise les théâtres de la ci-devant banlieue à jouir encore pendant quatre ans du privilége de représenter les pièces des autres théâtres, mais les informe aussi qu'au bout de ce laps de temps, ils devront se trouver en mesure de ne jouer que des pièces inédites; auteurs et directions, d'ici là, auront le temps de se préparer, et ces théatres, après avoir été l'école des comédiens d'aujourd'hui, seront désormais l'école des écrivains dramatiques de la génération future.

Quant à la direction de Belleville, qui nous occupe exclusivement ici, on lui doit cette justice qu'elle a depuis longtemps devancé l'ordonnance en faisant, par intervalles, représenter des pièces composées pour elle: la Fausse route, le Nègre blanc, le Donjon du Maure, etc., font partie de son répertoire déjà volumineux; mais la plus importante de ces œuvres et la plus digne d'éloges est sans contredit une revue composée par MM. Flan et Deltheil, et représentée dans le courant de l'année dernière. Cette pièce intitulée : les Souvenirs de Belleville, avait, outre son mérite littéraire, celui de l'actualité; c'était une sorte d'inventaire historique fait par la commune au moment de perdre son individualité : il est regrettable que toutes les autres localités comprises dans l'annexion n'en aient pas fait autant.

Au moment où nous écrivons ces lignes, nous apprenons qu'une nouvelle production vient d'être éditée sur la scène de Belleville, au bruit des bravos du public: c'est une charmante opérette, poudrée à blanc, toute pleine de grâce et de fraicheur, intitulée le Panier de Jeanne. M. Deltheil est l'auteur des paroles; la musique en a été écrite par M. Joly.

Léon Beauvallet, dans ses Caravanes dramatiques, raconte sur le théâtre de Belleville plusieurs anecdotes amusantes : un des régisseurs, chargé des bruits de coulisses, voyant sur la brochure des Pieds-Noirs l'indication suivante: « Cric! crac! Bruit de serrure », prit cela pour du dialogue, et, au lieu d'imiter le bruit indiqué, se mit à crier dans la coulisse, à haute et intelligible voix : Cric! crac! bruit de serrure! qui, au beau milieu d'une scène dramatique, ne manqua pas son effet.

ce

Lacressonnière vit un soir, dans la cour du théâtre, un magnifique canard noir que la concierge de l'endroit élevait pour une pièce où cet estimable palmipède devait jouer un role. Il lui sembla que ce volatile gagnerait énormément à être roti.

Pour en avoir le cœur net, il se saisit dès le lendemain de cet oiseau chéri de la concierge et s'empressa de le livrer aux soins intelligents d'un gargotier.

Il va sans dire qu'il avait invité quelques camarades à ce léger ambigu; le canard fut trouvé excellent, et l'on porta un toast chaleureux à la concierge du théâtre, son excellente nourrice.

Réfléchissant que cette brave femme allait se trouver dans un cruel embarras en s'apercevant de la soustraction qu'ils venaient de lui faire, ces messieurs votèrent à l'unanimité l'achat d'un autre canard, et se mirent immédiatement en quête de l'objet. Mais, par une fatalité étrange, il leur fut impossible de

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Des peines de cœur! Oui! oui! ça ne peut être que ça ! répondit la digne concierge convaincue. Ah! pauvre cher animal!... ajouta-t-elle en larmoyant, comme il est devenu maigre!

- Il a tant souffert!... répondit Lacressonnière d'une voix lugubre.

La portière du théâtre se fit un devoir de montrer immédiatement à toutes les commères des environs cet animal, vieux avant l'âge, et, depuis ce moment, suivant M. Léon Beauvallet, il n'y a pas une portière à Belleville qui ne soit intimement convaincue que les canards deviennent tous blancs à la moindre contrariété.

CHAPITRE III.

Le parc Saint-Fargeau. -Michel Le Pelletier. - Robespierre contre la peine de mort. - Le télégraphe de Belleville. Le cimetière. - Le bal du lac Saint-Fargeau.

Sur le plateau de Belleville s'étendait, au commencement de ce siècle, un parc admirable créé par la famille Le Pelletier; il avait été nommé Saint-Fargeau, en mémoire de la seigneurie de ce nom, qui est actuellement un chef-lieu de canton du département de l'Yonne.

Les seigneurs de Saint-Fargeau avaient été investis d'importantes fonctions et possédaient des biens immenses; les plus connus sont: Claude Le Pelletier, prévôt des marchands de Paris et contrôleur général des finances; Michel Le Pelletier, son frère, intendant des finances et directeur général des fortifications; Louis Le Pelletier, nommé président au parlement de Paris le 17 février 1712, et son petit-fils, le conventionnel Michel Le Pelletier. Ce dernier, né à Paris le 29 mai 1760, fut reçu président à mortier au parlement de Paris, au mois de juillet 1785. La noblesse parisienne l'envoya aux États-Généraux, et le département de l'Yonne à la Convention nationale. Il vota la mort du roi Louis XVI, et périt assassiné par un garde du corps nommé Pâris.

Le jour même de l'exécution de Louis XVI, dans la séance du lundi 21 janvier 1793, la mort de Le Pelletier fut racontéc en ces termes par Maure, son collègue de l'Yonne :

« C'est dans l'affliction la plus profonde et l'amertume de mon cœur que je vous dénonce l'assassinat d'un représentant du peuple, de mon cher collègue et ami Le Pelletier, député de l'Yonne, assassinat commis par un royaliste, hier, à cinq heures, chez le restaurateur Février, au jardin de l'Égalité.

« Le Pelletier avait coutume d'y prendre ses repas, et souvent, après nos travaux, nous y jouissions d'une conversation douce et amicale. Par une fatalité bien grande, je ne m'y suis pas trouvé, car peut-être aurais-je sauvé sa vie ou partagé son

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gauche, au bas-ventre. Il lui fit une plaie profonde de quatre pouces et large de quatre doigts.

« L'assassin s'évada à l'aide de ses complices. Le Pelletier eut encore la douceur de lui pardonner, de prier qu'on ne fit aucune poursuite. Ses forces lui permirent de faire sa déclaration à l'officier public, et de la signer. Il fut mis entre les mains de chirurgiens qui le conduisirent chez son frère, place Vendòme. J'y volai aussitôt, conduit par ma tendre amitié et par ma vénération pour les vertus qu'il pratiquait sans ostentation. Je le trouvai sur le lit de la mort, sans connaissance. Lorsqu'on me montra sa blessure, il prononça seulement ces deux mots :

J'ai froid!

« Il a expiré ce matin, à une heure et demie, en disant qu'il était satisfait de verser son sang pour la patrie; qu'il espérait que le sacrifice de sa vie consoliderait la liberté; qu'il mourait satisfait d'avoir rempli ses serments. »

Dans la même séance, la Convention décréta qu'elle assisterait tout entière aux funérailles de Michel Le Pelletier, et que les honneurs du Panthéon français lui seraient décernés. Bazire demanda que quiconque cacherait le garde du corps Paris fût puni de mort; mais Robespierre combattit cette motion. «Elle est, dit-il, contraire à tous les principes. Quoi! au moment où vous allez effacer de notre code pénal la peine de mort, vous la décréteriez pour un cas particulier! Les principes d'éternelle justice s'y opposent. Pourquoi, d'ailleurs, sortir de la loi pour venger un représentant du peuple? Vous ne le feriez pas pour un simple citoyen; et cependant l'assassinat d'un citoyen est égal, aux yeux des lois, à l'assassinat d'un fonctionnaire public. Je demande que les lois existantes soient exécutées contre le meurtrier de notre malheureux collègue, et que, sur les propositions que l'on a faites, l'Assemblée passe à l'ordre du jour. »

L'ordre du jour fut adopté. La pompe funèbre de Le Pelletier fut célébrée, le jeudi 24 janvier, sur la place Vendôme, et le corps fut porté dans les caveaux du Panthéon. Sa fille unique, âgée de huit ans, fut présentée le lendemain par son oncle, Félix Le Pelletier, à la Convention nationale, qui l'adopta au nom de la nation.

Le décret qui avait accordé à Le Pelletier les honneurs du Panthéon ayant été rapporté, le 8 février 1795, le corps fut rendu à la famille, qui lui fit ériger un tombeau dans le parc de Saint-Fargeau. Cette tombe, jadis isolée, est au nord-est du télégraphe, resserrée par les habitations qui sont groupées autour d'elle.

Le parc de Saint-Fargeau a été vendu par lots, et ses plus beaux arbres sont tombés sous la cognée. Le télégraphe qui a été établi à l'une de ses extrémités était le premier jalon de la ligne de Paris à Strasbourg.

C'est non loin de là qu'en 1790, peu de temps après que Chappe eût publié son invention, Dupuis, l'auteur de l'Origine des cultes, correspondait, du haut de sa maison, au moyen de la nouvelle machine, avec un savant de ses amis, qui habitait Bagneux.

Tout près de l'ancien télégraphe, aujourd'hui détròné par l'électricité, et dont il ne reste plus que la tour, est le cimetière de Belleville, ouvert en 1809, pour remplacer celui qui, selon l'antique usage, entourait la vieille église.

Ce nouveau cimetière, dont les murs furent démolis en 1814, par mesure stratégique, fut loin d'être d'abord aussi considérable qu'aujourd'hui; mais il fut successivement agrandi en 1828, 1832, 1836, 1842, 1843 et enfin en 1849 : c'est qu'aussi Belleville en 1809 n'avait guère que 2,000 âmes, tandis qu'on en comptait 80,000 au moment de l'annexion.

Au delà du cimetière, et tout près des fortifications, est un établissement public qui mérite une mention toute particulière: c'est le bal du Lac de Saint-Fargeau.

Il y a environ six ans, cet emplacement était aride et d'aspect fort peu séduisant en vérité; néanmoins, un spéculateur, comprenant tout le parti qu'on peut tirer d'une pareille situation, achète le terrain, y fait creuser un lac où viennent se déverser les ruisseaux d'alentour, et puis il fait mouvementer le sol de sa propriété. Dès lors les monticules surgissent, les vallons se creusent et les méandres se courbent; des ombrages sont improvisés sur tout cela; pavillons, chalets et grottes sont dispersés dans ce nouvel Éden; des barques peuplent les eaux du lac, et les harmonies d'un orchestre de choix appellent, deux fois par semaine, les promeneurs d'alentour. Tel est à

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