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fois publiquement des scènes violentes. Elles ne me déplaisaient pas, car la crainte n'est jamais entrée dans mon âme; et je pourrais presque dire que la haine qu'il manifestait contre moi lui était plus nuisible qu'à moi-même. Si ce n'était pas anticiper sur l'ordre des temps, je dirais que cette haine me maintint dans mon indépendance, et me décida à refuser le portefeuille des affaires étrangères qu'il me fit, plus tard, offrir avec insistance. Mais à l'époque où cette offre me fut faite, je regardais déjà son beau rôle comme fini, car il ne semblait plus s'appliquer qu'à détruire lui-même tout le bien qu'il avait fait. Il n'y avait plus pour lui de transaction possible avec les intérêts de l'Europe. Il avait outragé en même temps les rois et les peuples.

Quelque besoin que l'on eût en France de se faire illusion, on était forcé de reconnaître, dans le blocus continental, dans l'irritation naturelle, quoique dissimulée, des cabinets étrangers profondément blessés, dans les souffrances de l'industrie garrottée par le système prohibitif; on était forcé de reconnaître, dis-je, l'impossibilité de voir durer un état de choses qui n'offrait aucune garantie de tranquillité pour l'avenir. Chaque triomphe, celui de Wagram même, n'était qu'un obstacle de plus à l'affermissement de l'empereur, et là main d'une archiduchesse qu'il obtint peu après, ne fut qu'un sacrifice fait par l'Autriche aux nécessités du moment. Napoléon eut beau chercher à présenter son divorce comme un devoir qu'il remplissait uniquement pour assurer la stabilité de l'empire, personne ne s'y trompa, et l'on vit bien que c'était une satisfaction de vanité de plus, qu'il avait demandée à son mariage avec l'archiduchesse.

Les détails sur le conseil où l'empereur mit en délibération

le choix de la nouvelle impératrice ne sont pas sans un certain intérêt historique; je veux leur donner place ici. Depuis longtemps Napoléon faisait circuler à sa cour et dans le public que l'impératrice Joséphine ne pouvait plus avoir d'enfants, et que Joseph Bonaparte, son frère, qui n'avait ni gloire ni esprit, était incapable de lui succéder. Cela se mandait au dehors, et du dehors cela revenait en France. Fouché avait soin de faire répandre ces bruits par sa police; le duc de Bassano endoctrinait dans le même sens les hommes de lettres; Berthier se chargeait des militaires; on a vu qu'à l'entrevue d'Erfurt, Napoléon lui-même avait voulu s'en ouvrir à l'empereur Alexandre. Enfin tout était prêt, lorsqu'au mois de janvier 1810, l'empereur convoqua un conseil extraordinaire, composé des grands dignitaires, des ministres, du grand maître de l'instruction publique et de deux ou trois autres grands personnages dans l'ordre civil. Le nombre et la qualité des personnes qui faisaient partie de ce conseil, le silence gardé sur l'objet de sa convocation, le silence encore pendant quelques minutes dans la salle même de la réunion, tout annonçait l'importance de ce qui allait se passer.

L'empereur, avec un certain embarras et une émotion qui me parut sincère, parla à peu près en ces termes : « Je n'ai pas renoncé sans regret, assurément, à l'union qui répandait tant de douceur sur ma vie intérieure. Si, pour satisfaire aux espérances que l'empire attache aux nouveaux liens que je dois contracter, je pouvais ne consulter que mon sentiment personnel, c'est au milieu des jeunes élèves de la Légion d'honneur, parmi les filles des braves de la France, que j'irais choisir une compagne, et je donnerais pour impératrice aux Français celle que ses qualités et ses

vertus rendraient la plus digne du trône. Mais il faut céder aux mœurs de son siècle, aux usages des autres États, et surtout aux convenances dont la politique a fait des devoirs. Des souverains ont désiré l'alliance de mes proches, et je crois qu'il n'en est maintenant aucun à qui je ne puisse offrir avec confiance mon alliance personnelle. Trois familles régnantes pourraient donner une impératrice à la France celles d'Autriche, de Russie et de Saxe. Je vous ai réunis pour examiner avec vous quelle est celle de ces trois alliances à laquelle, dans l'intérêt de l'empire, la préférence peut être due. »>

Ce discours fut suivi d'un long silence que l'empereur rompit par ces mots : « Monsieur l'archichancelier, quelle est votre opinion? »

Cambacérès, qui me parut avoir préparé ce qu'il allait dire, avait retrouvé dans ses souvenirs de membre du comité de Salut public, que l'Autriche était et serait toujours notre ennemie. Après avoir longuement développé cette idée qu'il appuya sur beaucoup de faits et de précédents, il finit par exprimer le vœu que l'empereur épousât une grande duchesse de Russie.

Lebrun1, mettant de côté la politique, employa bourgeoise

1. Charles Lebrun, né en 1739, fut en 1768 payeur des rentes et inspecteur général du domaine royal; il était l'ami et le collaborateur dévoué du chancelier Maupeou. Il fut destitué en 1774. Député du tiers aux états généraux, puis administrateur du département de Seine-et-Oise, il fut arrêté en 1794 et ne fut relâché qu'après le 9 thermidor. Il fut nommé député au conseil des Anciens en 1796. Après le 18 brumaire il devint troisième consul, architrésorier en 1804, prince et duc de Plaisance en 1808, lieutenant de l'empereur en Hollande en 1810. En 1814, il fut nommé commissaire royal à Caen et pair de France. Sous les Cent-jours, il accepta également la pairie impériale et les fonctions de grand maître de l'Université. Il mourut en 1824.

ment tous les motifs tirés des mœurs, de l'éducation et de la simplicité pour donner la préférence à la cour de Saxe, et vota pour cette alliance. Murat et Fouché crurent les intérêts révolutionnaires plus en sûreté par une alliance russe; il paraît que tous deux se trouvaient plus à leur aise avec les descendants des czars qu'avec ceux de Rodolphe de Habsbourg.

Mon tour vint; j'étais là sur mon terrain; je m'en tirai passablement bien. Je pus soutenir par d'excellentes raisons qu'une alliance autrichienne serait préférable pour la France. Mon motif secret était que la conservation de l'Autriche dépendait du parti que l'empereur allait prendre. Mais ce n'était pas là ce qu'il fallait dire. Après avoir brièvement exposé les avantages et les inconvénients d'un mariage russe et d'un mariage autrichien, je me prononçai pour ce dernier. Je m'adressai à l'empereur, et comme Français, en lui demandant qu'une princesse autrichienne apparût au milieu de nous pour absoudre la France aux yeux de l'Europe et à ses propres yeux d'un crime qui n'était pas le sien et qui appartenait tout entier à une faction. Le mot de réconciliation européenne que j'employai plusieurs fois, plaisait à plusieurs membres du conseil, qui en avaient assez de la guerre. Malgré quelques objections que me fit l'empereur, je vis bien que mon avis lui convenait. M. Mollien parla après

1. Le comte Mollien, né à Rouen en 1758, était premier commis au contrôle général en 1789. Il fut arrêté en 1794 comme complice des fermiers généraux, mais fut sauvé par le 9 thermidor. Au 18 brumaire; il devint directeur de la caisse d'amortissement, conseiller d'État en 1804, ministre du trésor en 1806; il resta à ce poste jusqu'en 1814, et y revint durant les Cent-jours. Il fut nommé pair de France en 1819. Il mourut en 1850.

moi, et soutint la même opinion avec l'esprit juste et fin qui le distinguait.

L'empereur, après avoir entendu tout le monde, remercial le conseil, dit que la séance était levée et se retira. Le soir même il envoya un courrier à Vienne, et au bout de peu de jours, l'ambassadeur de France manda que l'empereur François accordait la main de sa fille, l'archiduchesse Marie-Louise, à l'empereur Napoléon.

Pour rattacher à cette union la gloire d'une conquête faite par son armée, Napoléon envoya le prince de Wagram (Berthier) épouser l'archiduchesse par procuration, et donna à la maréchale Lannes, duchesse de Montebello (son mari avait été tué à Wagram1) la place de dame d'honneur. Comme il ne faut rien omettre des bizarreries de cette époque, je dois faire remarquer qu'au moment où le canon annonçait à Paris les fiançailles faites à Vienne, les lettres de l'ambassadeur de France apprenaient que le dernier traité avec l'Autriche était fidèlement exécuté, et que le canon faisait sauter les fortifications de la ville de Vienne. Cette observation montre avec quelle rigoureuse exigence l'empereur Napoléon traitait son nouveau beaupère, et prouve bien que la paix n'était alors pour lui qu'une trêve employée à préparer de nouvelles conquêtes. Aussi tous les peuples étaient en souffrance; tous les souverains restaient inquiets et troublés. Partout Napoléon faisait naître des haines et inventail des difficultés, qui, à la longue, devaient devenir insurmontables. Et comme si l'Europe ne lui en fournissait pas assez, il s'en créait de nouvelles, en autorisant les ambitions de sa propre famille. La funeste parole qu'il avait

1. Le maréchal Linnes fut tué à Essling, et non à Wagram.

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