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« Il serait, sans doute, bien désirable que toutes les matières pussent être réglées par les lois.

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Mais à défaut de texte précis sur chaque matière, un usage ancien, constant et bien établi, une suite non interrompue de décisions semblables, une opinion ou une maxime reçue, tiennent lieu de loi. »

Voilà donc l'origine de la jurisprudence des arrêts bien marquée. Elle est fondée, d'une part, sur la nécessité de décider la question proposée; et, de l'autre, sur l'opinion que ce qui a déjà été examiné plusieurs fois et décidé constamment de même par un grand nombre d'hommes réputés probes et instruits, est la vérité même, et qu'on ne peut plus s'égarer en jugeant comme eux.

SECTION IV.

Quelle est l'autorité des arrêts. — Controverse établie à ce sujet entre les avocats de Metz.

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Il ne faut pas croire que la jurisprudence des arrêts se soit établie sans contradiction. On peut dire, au contraire, qu'il n'y a peut-être jamais eu de question plus controversée que celle de savoir quel cas on doit faire des compilations d'arrêts, et quelle autorité on doit accorder aux décisions qu'elles renferment. - Cette question fut solennellement agitée le 12 juin 1763, dans une conférence de l'ordre des avocats du parlement de Metz. Un de ces avocals soutint d'abord qu'il n'y avait pas d'autorité plus forte que celle des arrêtistes, et qu'un point de droit jugé par un arrêt ne devait plus être remis en question. Un second avocat chercha, au contraire, à établir que les arrêtistes sont des guides peu sûrs, et que le jurisconsulte doit se déterminer par les principes et par les lois, beaucoup plus que par les préjugés et les exemples. Enfin, un troisième avocat, après avoir balancé les raisons des deux antagonistes, ouvrit un avis de conciliation qui fut adopté à l'unanimité des suffrages.

Cette controverse (qui se trouve dans le Journal de Bouillon, septembre 1763, page 141 ) est assez curieuse pour que le lecteur nous sache gré de l'analyser ici.

RAISONS POUR L'AFFIRMATIVE. Une question de droit qui

ne diffère pas sensiblement d'une autre déjà terminée par un arrêt ne doit plus être soumise à la discussion: la raison exige qu'on s'en tienne au préjugé. Tout nous fait un devoir d'acquiescer aux jugemens émanés d'un tribunal suprême: ce serait une témérité inexcusable et dangereuse de vouloir s'y soustraire. En vain affecterait-on le plus grand respect pour les décisions des cours souveraines, lorsqu'on leur opposerait les opinions particulières : on déguiserait mal une présomption que rien ne peut justifier. Quelque idée qu'on ait des lumières, de la sagacité d'un jurisconsulte, balancera-t-il l'autorité d'un tribunal entier? Le prétendre, ne serait-ce pas dégrader ce tribunal, en faisant perdre aux magistrats qui le composent la confiance des citoyens, sans laquelle l'ordre public ne saurait se maintenir? Quels soupçons odieux répandus, quoique indirectement, sur leur intégrité, leur bonne foi, leur application! A quoi se réduit la dignité de leur ministère, si une seule voix peut jeter l'épouvante dans les esprits, et donner à penser un seul instant qu'il n'y a rien que d'incertain et d'arbitraire dans les jugemens les plus solennels?

Le premier différend qui survint dans une société naissante fut soumis à la décision d'un sage. L'équité du jugement dut faire une impression assez forte pour qu'il fût rappelé et suivi dans toutes les contestations de même nature. Pourquoi ce sage fut-il consulté? Sans doute on distinguait en lui une probité et des lumières peu communes; et la multitude apprécia son jugement, guidée par ce sentiment intime du vrai et du juste, qui discerne sans peine tout ce qui est conforme à la vérité et à la justice.

Ici se présentent quelques réflexions avantageuses à ce premier système. La multitude reconnaissait dans l'arbitre choisi assez de sagacité et de droiture pour faire une application convenable des principes d'équité dont elle n'avait que des notions vagues et confuses. Elle attribuait cette supériorité à l'habitude d'une réflexion profonde par laquelle l'esprit exercé à saisir, dans les justes proportions, tous les rapports sociaux, assigne à chaque individu ses droits, toujours assujettis et liés aux grands principes de la justice et à l'intérêt général de la société. Elle ne pou

vait se dissimuler que les travaux auxquels elle était obligée la rendaient incapable de pareilles spéculations ; la raison et l'expérience lui démontraient la nécessité d'une entière soumission à des jugemens dont tout lui garantissait la sagesse et l'impartialité. Tels sont, dans toutes les sociétés, les fondemens du respect et de la confiance qu'on a pour les tribunaux souverains. Sans ce double sentiment, qui est la vie du corps politique, le malfaiteur bravera les décisions des magistrats, le citoyen honnête ne pourra se flatter d'obtenir d'eux une protection efficace.

Les premiers codes furent sans doute simples, courts et précis. Proportionnés aux mœurs et aux besoins des particuliers, aux plans bornés de l'administration publique, ils facilitaient aux juges les moyens de bien se pénétrer de l'esprit de la loi. Mais avec la population, les richesses et les prétentions des états, le nombre des lois s'accrut, ce qui les rendit nécessairement plus compliquées. Tite-Live dit que chez les Romains le droit devint un véritable abyme de lois confondues les unes avec les autres : In immenso aliarum super alias acervatarum legum cumulo fons omnis publici privatique erat juris. (Lib. 3, n. 34.)

Ces fiers conquérans, jaloux d'une domination absolue et sans bornes, donnèrent ces lois compliquées aux nations vaincues. Les barbares, dans la suite, en envahissant les provinces de l'empire, dédaignèrent d'adopter la législation d'un peuple qui leur était odieux. Voulant eux-mêmes jouir du privilége des vainqueurs, ils travaillèrent à faire régner leurs propres lois avec eux. De là ce chaos immense de tant de coutumes disparates, qui mettent à une si rude épreuve la sagacité des jurisconsultes; source intarissable d'inconvéniens auxquels n'a pu remédier entièrement la sagesse qui caractérise les ordonnances de nos rois. Un auteur justement célèbre a dit à ce sujet : « Un corps de lois parfaites serait le chef-d'œuvre de l'esprit humain........ Des ordonnances claires et précises ne donneraient jamais lieu au litige; elles consisteraient dans un choix exquis de tout ce que les lois civiles ont de meilleur, et dans une application ingénieuse et simple aux usages de la nation.... Mais, ajoute-t-il, ces choses parfaites ne sont pas du ressort de l'humanité. » (Dissertation sur les raisons d'abro

ger les lois, par l'auteur des Mémoires de Brandebourg.) La loi n'ayant pu prévoir toutes les modifications dont les différens cas sont susceptibles, il y a souvent, dans les diverses applications qu'on doit en faire, une incertitude dont l'homme de mauvaise foi profite d'autant plus hardiment que le vrai jurisconsulte marche alors, par délicatesse, avec plus de circonspection et de réserve. Une collection de décisions particulières peut en imposer à l'un et raffermir l'autre dans sa marche, en multipliant sur ses pas les ressources et les points d'appui.

Nos monarques rendaient eux-mêmes autrefois la justice au peuple, entourés des grands de la nation et des citoyens les plus versés dans la connaissance des lois et du droit public. Par la convocation de ces augustes assemblées, ils ne voulaient pas se donner simplement un appareil de grandeur dont ils n'avaient pas besoin : ils cherchaient à réunir plus de lumières autour du trône ; ils voulaient exercer plus sûrement la première des fonctions de la souveraineté, dont ils connaissaient trop bien l'importance pour ne pas redouter la moindre erreur, toujours dangereuse dans l'administration de la justice. Ces assemblées, célèbres dans notre histoire, ont changé de forme et non pas de nature. Nos rois, depuis long-temps forcés de se livrer entièrement aux autres parties du gouvernement, en confiant l'exercice de la jurisdiction à un ordre de citoyens dont les vertus et les lumières font le caractère distinctif, lui ont remis cette portion plénière de leur autorité, qui assure et maintient l'exécution des lois. C'est entre leurs mains que réside une partie du pouvoir législatif: c'est aux tribunaux formés par cet ordre que les peuples doivent soumettre et leurs prétentions et leurs lumières.

Tels furent les parlemens de France dès les premières époques de la monarchie. En les rendant sédentaires, Philippe-le-Bel n'a point altéré leur constitution; dans tous les temps ils ont eu le même ministère, les mêmes devoirs. et les mêmes droits. La première fonction de ces augustes tribunaux est de donner aux lois, par l'enregistrement, la sanction nécessaire. A ce motif, sans doute bien suffisant, d'étudier l'esprit d'une ordonnance nouvelle, d'en connaître exactement l'intention et le but, de se préparer

à en rendre l'exécution sûre et générale, et à en faire partout une application juste et sage, se joint un autre motif plus puissant peut-être, et capable d'intéresser toute la délicatesse des magistrats à l'examen le plus réfléchi; c'est celte brillante prérogative d'éclairer le législateur lui-même sur les inconvéniens qu'ils peuvent apercevoir dans les lois qu'il promulgue. Les magistrats connaîtraient-ils assez peu le prix d'une si noble fonction pour laisser au temps et au public le soin de découvrir ces inconvéniens? Voudraient-ils, d'une autre part, se décréditer auprès du souverain, en lui communiquant des craintes imaginaires, qu'on pardonne à peine à l'ignorance et à la pusillanimité? Quels soins et quels efforts pour bien saisir l'objet de toutes les ordonnances, et ne pas s'exposer à perdre, par une démarche précipitée ou une négligence coupable, la confiance du monarque et de la nation! Mais combien ces soins et ces efforts perfectionnent le discernement, développent la sagacité, donnent aux idées de la grandeur et de l'exactitude! Combien cet exercice est propre à former ce coup d'œil supérieur, aussi vaste que prompt et juste, qui saisit dans un instant et compare tous les ports!

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D'ailleurs, ce ne sont point ici des hommes isolés que toute leur pénétration ne garantit pas de l'habitude dangereuse de considérer toujours le même objet sous un même point de vue. Ce sont des hommes choisis, soutenus dans leurs travaux par la dignité du plus noble ministère. Moins jaloux d'une réputation personnelle que de la gloire d'un corps placé entre le souverain et le peuple, ils mettent en commun, pour les unir par des liens plus puissans, toutes leurs lumières, leurs idées, leurs sentimens, enfin tous les produits d'une longue expérience.... Quels trésors pour la jurisprudence! Qui ne serait flatté de pouvoir y participer? Eh bien! ces trésors sont déposés dans les arrêts suprêmes qui émanent de ces tribunaux augustes. On peut facilement s'y enrichir, et l'on hésiterait à le faire!

Quel jurisconsulte oserait espérer de trouver dans luimême plus de lumières? En vain voudrait-on se prévaloir de quelque différence dans les faits nouveaux, si le fond

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