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J'aime à retrouver à une époque toute féodale ce vieil esprit germain, qui fut toujours celui de l'indépendance et de la liberté.

L'empereur Frédéric Ier, dit un chroni» queur ', passant par la ville de Thun, du dio» cèse de Constance, le baron de Krenekingen, » seigneur du lieu, ne se leva pas devant lui ni » ne le salua ; mais seulement, par forme de cour> toisie, remua son chapeau. Et s'étant l'empe>> reur enquis de la condition de ce personnage, >> éloigné du respect, il lui fut répondu qu'il était >> si franc et si libre qu'il ne rendait à personne » hommage ni redevance. »

» tenans en alleux qui sont dé la chastellenie, et conjurent l'un alleux l'autre sans seigneur, ne baillif, requérant au seigneur » souverain qu'il veuille en aide de droit faire mettre leur juge>>ment à exécution par ses sergens ; et le seigneur doit faire l'ad» vest et devest de tous les alleux, et en conjurent l'un l'autre, >> et bailler lettres de décret qui tiennent et vallent séellées de » leurs seaux. Et en plusieurs lieux pour faire vente de son alleux, » il n'y faut que la cognoissance qu'en fait le vendeur par devant »> notaire ou tabellion, et lettres sur ce lever; ou par devant gens » sur son séel, s'il a séel cognu dont lettres s'en facent : et s'il était >> appelé de leur sentence, selon aucuns lieux les francs-alleux le » deffendent en armes, et non autrement. Et selon le droict, il » peut être relevé devant prud'hommes. Mais l'usage des alleux

D

» doit être gardé en tant que raison serait*. »

' V. Galland, du Franc-alleu, p. 13. Galland intitule plaisamment cette anecdote de mœurs: Insolence d'un aleutier.— Malleolus, de Nobilitate, cap. 14.

Bouteiller, Somme rural., lib. I, tit. 84.

que

Il est aisé de comprendre comment, à une épooù un pouvoir central était une puissance inconnue, les grands alleux tournèrent rapidement à la souveraineté. Dès qu'il n'y eut plus à la tête des conquérans un chef dont la main puissante contint tout le monde dans l'obéissance, l'alleu, débarrassé de cet obstacle, fut de soi, et sans révolution, une propriété absolue et souveraine.

C'était là sa nature. Quand Dumoulin veut donner une nette idée de l'indépendance absolue du domaine des rois de France, il en fait un alleu '.

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CHAPITRE VII.

Comment les petits alleux disparurent.

Cet esprit de la bande germaine, esprit de compagnonage et d'association, domina le territoire comme il avait dominé les individus. Il fallut que les terres, comme les hommes, s'enchaînassent à un chef, à un seigneur, par un lien

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Autonomastice alaudium estterra salica, sen sacrum dominium nostri Francorum regis suæque coronæ patrimonium; quod est vere, simplicissime et absolutissime alaudium, nativa sua naturalis juris libertate, originaliter et perpetuo gaudens; nullius unquam hominis servituti aut recognitioni subditum.

mutuel de protection et de fidélité; cet assujettissement fut le travail de l'époque germaine et de l'enfantement des fiefs. De gré ou de force, tout propriétaire qui ne put être chef dut être vassal.

Trois causes, dont la racine est la même, contribuérent à détruire la propriété allodiale (propriété tout individuelle et indépendante) et à la confondre dans la propriété bénéficiaire (propriété hiérarchique), seule capable, à ce degré de civilisation, de former d'un grand territoire un État, et de la masse des propriétaires une société. Ces trois causes ce furent la violence des grands, l'usage des vassalités et les donations à l'Église. Je ne parle ici que de la première.

Les faits et les lois, tout nous atteste que du sixième au dixième siècle les petits propriétaires d'alleux furent peu à peu dépouillés ou réduits à la condition, soit de vassaux, soit de tributaires par les envahissemens des grands propriétaires et des comtes. Les capitulaires abondent en dispositions répressives; mais ces menaces sans cesse renouvelées n'attestent que la persévérance du mal et l'impuissance du gouvernement.

L'oppression du reste ne varie guère dans ses moyens, et l'on croit entendre dans la plainte des propriétaires francs les gémissemens de la plèbe au temps des Gracques.

«Ils disent que toutes les fois qu'ils refusent

» de donner leur héritage à l'évêque, à l'abbé, »>au comte, au juge ou au centenier, ceux-ci >> cherchent aussitôt une occasion de perdre le >> pauvre. Ils le font aller à l'armée, jusqu'à ce ruiné complètement, il soit amené de gré >> ou de force à vendre ou à livrer son alleu. Mais >> quant à ceux qui ont cédé à la volonté des puis>> sans, ceux-là restent dans leurs foyers. sans >> qu'on les inquiète jamais 1. »

>> que,

Cap. 3, ann. 811 (Baluze, I, 485), cap. 3. Cap., 4. ibid. Dicunt quod episcopi et abbates, sive comites, dimittunt eorum liberos homines (ceux qui se sont mis en vassalité) ad casam, in nomine ministerialium. Ibi sunt falconarii, venatores, telonarii, præpositi, decani, et alii qui missos recipiunt et eorum sequentes. Cap. 8. Sunt iterum et alii qui remanent, et dicunt quod seniores eorum domi resideant, et debeant cum eorum senioribus pergere ubicumque jussio domini imperatoris fuerit. Alii vero sunt qui ideo se commendant ad aliquos seniores quos sciunt in hostem non profecturos. Quod super omnia magis fiunt inobedientes ipsi pagenses comiti et missis decurrentibus quam antea fuissent. V. aussi le Præceptum de Hispanis, Baluze, t. I, p. 499, et l'Histoire du Languedoc, t. I, preuves no 16, appendix N.

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A l'époque féodale, le plaid seigneurial fut encore un des plus lourds instrumens d'oppression.

Roman de Rou, V. 3,580 :

A cil (Torte) livra li reis totes li prévostés

De Cax et de Roem, e des altres cités.
Cil a mult tezli homs laidement desménés
De plaids é d'achoisons domagiés é grevés.
Altressi les menout com s'il fut quens fieufez;
Se paisans osassent, pur chent feiz l'oussent tuez,
Mez li barons lor dient: «Filz à putains, soffrez,
Co ne durra mez gaires, tost est un tems passez. »

Ainsi la propriété se concentra de plus en plus en d'immenses domaines; la force en effet, et une force souveraine, pouvait seule garantir la propriété. A chaque instant le petit propriétaire était attaqué, pillé, dépossédé; il lui fallut donc se réduire à une simple jouissance sous la pro-tection des puissans du jour, qui du moins ne le dépossédaient pas tout entier.

CHAPITRE VIII.

La grande propriété germaine comparée à la grande propriété romaine.

Cette concentration de domaines, qu'on le remarque bien, ne ressemblait en rien à cette grande propriété romaine qui ruina l'Empire et l'Italie. Il y eut dans la nature de ces deux propriétés la même différence qu'entre le génie des deux peuples. Le grand propriétaire romain était jaloux et absolu dans ses jouissances; ce qu'il lui fallait, c'étaient des bois, des forêts, des solitudes : la présence du cultivateur libre l'aurait gêné dans ses débauches ou dans son orgueil. Le grand propriétaire germain, le senior, était avant tout un capitaine; ce qu'il lui fallait, c'étaient des soldats, des compagnons; s'il voulait le petit manoir de

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