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CHAPITRE XIII.

Des bénéfices sous Charlemagne.

La lutte des bénéficiers pour obtenir la jouissance assurée du sol avait placé les Carolingiens sur le trône; mais le triomphe d'une famille n'était point la satisfaction de ce besoin de perpétuité dans les bénéfices qui agitait tous les esprits. La lutte, un moment apaisée par l'entrainement de la conquête et par les immenses domaines que distribua Charlemagne, reparut après sa mort avec une violence nouvelle qui amena le démembrement de l'Empire et l'établissement de la société féodale.

La nature même du bénéfice devait engendrer un combat perpétuel entre le seigneur et le vassal: l'agriculture appelle la perpétuité; l'usufruitier voulut être propriétaire, le donateur voulut reprendre à la mort du fidèle ces terres qui faisaient sa puissance. C'est là l'histoire des bénéfices.

Je dirai plus, c'est l'histoire de toutes les tenures viagères, quel qu'en soit le nom : ager publicus, ager vectigalis, emphythéose, bénéfice, fief, censive. A côté de ce droit mystique de la

propriété, il y a un fait important et qui finit à la longue par dominer le droit, c'est la possession, c'est la culture. Sur cette terre fécondée par vos sueurs, sur ce sol que vous avez bâti, que vous avez planté, vous avez un droit que chaque année rend plus sacré, le droit du travail, origine de la propriété même. Il vient un moment où ces intérêts se sont développés si puissamment sur le sol qu'il y aurait une injustice extrême à dépouiller le possesseur au profit du propriétaire. La loi prend alors en main la cause du colon ou du bénéficiaire. La propriété se divise, le sol reste au colon, tandis qu'une redevance conserve le droit paralysé du propriétaire. Mais cette redevance devient plus insupportable à mesure que le droit du propriétaire s'efface davantage dans le lointain des années; ce n'est plus qu'une charge du fonds' qui grève la propriété nouvelle et qui finit par se racheter ou s'éteindre. Le fief remplace le bénéfice; la censive, le précaire; la propriété remplace le fief et la censive : c'est là une de ces révolutions périodiques qui se reproduisent chez les peuples anciens comme chez les nations du moyen âge. La concession, la redevance, la propriété, ce sont les trois grandes phases que les classes pauvres ou esclaves ont successivement parcourues pour arriver à la liberté, et de la liberté à la puissance.

CHAPITRE XIV.

Du génie de Charlemagne.

Je ne puis assez m'étonner du génie de cet homme, qui, au milieu de cette dissolution sourde de l'Empire, sut réunir par la grandeur de ses idées et de ses entreprises toutes ces forces diverses près de se séparer. Sous son règne tout est lumière, tout est éclat ; après lui tout est ténébres en mourant, il emporte l'empire avec lui.

« Au temps de bonne mémoire du grand >> Charles, mort il y a trente ans à peine, la paix » et la concorde régnaient partout, car le peuple >> ne suivait qu'une seule voie, la voie droite, la >> voie publique du seigneur. Maintenant au con>> traire, chacun prend le sentier qui lui plaît; >> il n'y a partout que dissension et querelles. >>> Alors tout était abondance et joie, aujourd'hui » tout est parjure et tristesse. Les élémens même >> souriaient au grand roi, maintenant ils sont >> partout contraires, selon la divine parole de >> l'Écriture: Et pugnabit orbis terrarum contra

» insensatos

'Nithard, lib. IV, in fine. Nam temporibus bonæ recordatio

On sent au fond de ces paroles de Nithard cet incurable découragement qui affaisse les meilleurs esprits quand une révolution profonde ébranle la société.

Voici, dit-il ailleurs ', ce qui me paraît plus >> admirable que tout le reste. Ces Barbares, ces Francs, esprits sauvages, cœurs de fer que n'a>>vait pu dompter la puissance romaine, lui >> seul sut si bien les contenir par une terreur >> modérée qu'ils n'osaient plus rien entre>> prendre dans l'Empire qui ne contribuât au >> bien public. »

Rien de plus juste et de plus vrai que cette appréciation de Charlemagne faite par son petitfils. Seul, l'empereur sut tenir en bride ces nations diverses Romains, Lombards, Alemans, Saxons, Bavarois, Francs, Provinciaux, Espa

nis Magni Karoli, qui evoluto jam pene anno XXX decessit, quoniam hic populus unam eamdemque rectam ac per hoc viam domini publicam incedebat, pax illis atque concordia ubique erat; ut nunc e contra, quoniam quique semitam quam cupit, incedit, ubique dissensiones et rixæ sunt manifestæ. Tunc ubique abundantia atque lætitia nunc ubique perjuria atque mœsticia. Ipsa elementa tunc cuique regi congrua nunc autem omnibus ubique contraria, uti scriptura divino munere prolata testatur : « Et pugnabit orbis terrarum contra insensatos. >>

Nithard, lib. I, in principio. Nam super omue, quod admirabile fateor fore, Francorum Barbarorumque ferocia ac ferrea corda quæ nec romana potentia domare valuit, hic solus moderato terrore ita repressit, ut nibil in Imperio moliri præter quod publicæ utilitati congruebat, manifeste auderent.

gnols; lui seul, présent partout, par les envoyés, par les évêques, par les comtes, eut le génie nécessaire pour diriger cette immense administration et maintenir chacun dans le devoir. Mais quand la mort eut desserré cette main puissante, tout s'échappa, tout fut perdu.

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CHAPITRE XV.

De l'hérédité des bénéfices .

Dès la mort de Charlemagne, l'hérédité commence à devenir la condition commune des bénéfices. Thegan, le flatteur de Louis-le-Débonnaire, exalte la générosité de ce prince, qui ne sut rien refuser à ses fidèles, non plus qu'à ce clergé, qui lui donna le surnom de Pieux 2. Nithard, homme d'État, y voit la ruine de la ré

Winspeare, Storia degli abusi feudali, lit. I, c. 6 et 7. Theganus, de Gestis Ludov. imp. c. 19. In tantum largus ut antea nec in antiquis libris, nec in modernis temporibus auditum est, ut villas regias, quæ erant sui et avi et tritavi fidelibus suis tradidit in possessiones sempiternas, et præcepta construxit et annuli sui impressione cum subscriptione manu propria roboravit. (Schilter, p. 14.) Les concessions d'immunité de Louisle-Débonnaire abondent dans toutes les collections de diplômes de cette époque.-V. Duchesne, Scrip. rer. Franc.,t. II, p. 287, et les preuves du t. I de l'Histoire du Languedoc.

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