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de raisonner sur la peinture. Prenez-garde, Mégabize, lui dit Apelles, il y a là de petits broyeurs de couleurs qui vous entendent et se moquent de vous. Pline prétend que ce mot fut adressé à Alexandre: c'est faire l'éloge du prince qui ne s'en offensa pas.. Apelles aimait à railler. Un de ses élèves lui montra un jour une Hélène qu'il avait chargée d'or : « Jeune homme, lui dit-il, ne pouvant la faire belle, tu l'as fait riche. » Un peintre lui faisait voir un méchant tableau, et se vantant de n'avoir mis que peu de temps à le faire : « Je le crois bien, lui dit Apelles, et tout ce qui m'étonne, c'est que, dans le même temps, vous n'ayez pas fait encore plus d'ouvrage. Le cheval d'Alexandre hennît par hasard devant un portrait de ce prince, fait par Apelles, et dont le héros n'était pas content. « Votre cheval, lui dit le peintre, se connaît mieux que vous en peinture. » On a beaucoup parlé de son voyage à Rhodes, de sa visite au peintre Protogènes qui y demeurait et qu'il ne trouva pas; de la ligne fine qu'il traça sur un panneau que Protogènes, de retour, fendit par une ligne encore plus fine, et qu'Apelles refendit par une ligne plus subtile encore. Voici comment Pline raconte le fait. Apelles étant abordé à Rhodes, avide de connaître par ses ouvrages un homme qu'il ne connaissait que par sa réputation, alla d'abord à l'atelier de Protogènes. Celui-ci était absent; mais une vieille gardait seule un fort grand panneau, disposé sur le chevalet, pour être peint. Elle lui dit que Protogènes était sorti, et lui demanda son nom. Le voici, dit Apelles, et, prenant un pinceau, il conduisit avec de la cou leur, sur le champ du tableau, une ligne d'une extrême ténuité, arreptoque penicillo, lineam ex colore duxit summæ tenuitatis per tabulam. Protogènes de retour, la vieille lui dit ce qui s'était passé. On rapporte que l'artiste, ayant d'abord observé la subtilite du trait, dit que c'était Apelles qui était venu ; que nul autre n'était capable de rien faire d'aussi parfait, et que lui-même en conduisit un encore plus délié, avec une autre couleur : ipsumque alio colore tenuiorem lineam in illá ipsá duxisse, et dit à la vieille que,

si cet homme revenait, elle lui fit voir cette ligne, en ajoutant que c'était là celui qu'il cherchait. La chose arriva : Apelles revint, et, honteux de se voir surpassé, il refendit les deux lignes avec une troisième couleur, ne laissant plus rien à faire à la subtilité, vinci erubescens, tertio colore lineas secuit, nullum relinquens ampliùs subtilitati locum. Protogènes, s'avouant vaincu, courut en diligence au port chercher son hôte. » Pline ajoute: on a jugé à propos de conserver à la postérité cette planche qui fit l'admiration de tout le monde, mais particulièrement des artistes. Il est certain qu'elle fut consumée dans le dernier incendie du palais de César, au mont Palatin. Je l'avais auparavant considérée avec avidité, quoiqu'elle ne contînt, dans sa plus spacieuse largeur, que des lignes qui échappaient à la vue, et qu'elle parût comme vide au milieu d'excellens ouvrages d'un grand nombre d'artistes, nihil aliud continentem quàm lineas visum effugientes, inter egregia multorum opera inani similem. Pline avait donc vu lui-même le tableau ou plutôt le panneau le fait s'était conservé avec l'ouvrage dont il pouvait seul fournir l'explication, et s'était transmis d'âge en âge. Ce serait une critique téméraire, que de vouloir le révoquer en doute aujourd'hui. Il peut d'abord sembler frivole, et il est en effet précieux, puisqu'il nous éclaire sur l'histoire de l'art au temps d'Apelles. On voit que sa lutte avec Protogènes n'était qu'un combat d'adresse. C'était un défi à qui tracerait le trait le plus subtil, et celui qui fit un trait assez fin pour qu'il fût impossible de le refendre, fut déclaré vainqueur. Les deux rivaux s'admirèrent mutuellement, et se reconnurent mutuellement pour. de grands maîtres, sans avoir d'autre base de leur jugement que l'extrême finesse du pinceau qu'ils possédaient tous deux, et que tous deux regardaient sans doute comme une partie très-importante de l'art. Que devons-nous inférer de ce fait? Que, du temps d'Apelles et de Protogènes, on faisait autant de cas de la finesse du pinceau, qu'on en estime aujourd'hui la largeur; que les peintres de cet âge, qui possédaient sans doute les grandes parties de l'art

qui leur étaient communes avec les sculpteurs, étaient secs, durs et mesquins dans la partie du métier, et qu'enfin leur manœuvre devait avoir beaucoup de rapport avec celle de nos peintres gothiques. C'était avec le pinceau le plus fin, c'était avec les traits les plus subtils, qu'ils rendaient certaines parties que, depuis la perfection du mécanisme de la peinture, on exprime bien mieux par masses et par touches. Aussi ne trouve-t-on dans Pline aucune expression qui réponde à celle qu'emploient les historiens de l'art moderne en Italie, lorsqu'ils appellent une barbe bien peinte, una bella machia (une belle tache ). Jamais dans Pline, on ne trouve aucun terme qui réponde à celui de largeur de pinceau, de faire large, de large exécution; et, lorsqu'il lone des peintres pour avoir bien rendu les cheveux et les poils, je ne serais pas éloigné de croire qu'il entend que ces peintres rendaient toute la finesse des cheveux, et que, d'un pinceau subtil, ils en 'comptaient, en quelque sorte, tous les poils. Les contemporains d'Apelles étaient donc grands de dessin et d'expression, mais petits d'exécution. C'est ce que prouve le terme de sept années entières qu'employa Protogènes à faire un tableau d'une seule figure. Il est vrai qu'Apelles lui reprochait ce fini excessif. Mais les artistes tiennent toujours plus ou moins à leur siècle, et tout ce qu'ils peuvent faire, c'est d'outrer ce qui est en usage. Le fini excessif de Protogènes semble prouver qu'un fini froid était d'usage de son temps. Il fut enfin regardé comme un des plus grands peintres de son siècle. Apelles était modeste, mais il n'avait pas la modestie affectée dont on se pare sans tromper personne. Il reconnaissait, il célébrait les talens de ses rivaux; il avouait que les plus habiles d'entre eux possédaient, aussi bien que lui, toutes les parties de l'art, excepté une seule, la grâce. Ce mérite qu'il s'attribuait, lui a été accordé par tous ceux qui ont pu voir ses ouvrages. Il serait difficile de refuser aux Grecs d'avoir été de bons juges dans cette partie. Loin d'être jaloux de ses émules et d'employer pour leur nuire ces cabales, ces démarches sourdes, trop

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familières aux hommes à talens, lui-même travaillait à leur réputation. Protogènes était pauvre; ses concitoyens le récompensaient mal, parce qu'ils ne sentaient pas son mérite; Apelles lui offrit cinquante talens de ses ouvrages, et dès-lors on reconnut le mérite d'un artiste qu'un artiste celèbre payait si chèrement il fallut, pour avoir de ses ouvrages, renchérir sur le prix qu'Apelles avait fixé. Il réussissait parfaitement dans le portrait, et a fait nombre de fois celui d'Alexandre. Des écrivains qui ont vécu long-temps après cet artiste, ont assuré que lui seul avait la permission de peindre ce conquérant. Les plus estimés de ses tableaux étaient le roi Antigone à cheval, et Diane au milieu d'un choeur de vierge, qui lui sacrifiaient. C'est le seul de ses ouvrages, de ceux du moins dont on a conservé le nom, qui exigeât un grand nombre de figures. Je crois que les anciens qui ne traitaient que des compositions fort simples, ne cherchaient pas à briller en affectant la science des raccourcis ; cependant ils ne les évitaient pas toujours. Pline parle d'un tableau d'Apelles placé dans le temple de Diane d'Ephèse; il représentait Alexandre tenant un foudre; les doigts semblaient avancer, et le foudre sortir du tableau: ce qui suppose un raccourci capable de faire la plus grande illusion. On célébrait encore, entre les ouvrages d'Apelles, la Vénus sortant des eaux, qu'on appellait Vénus Anadyomène. La partie inférieure de ce tableau fut gâtée par le temps, et il ne se présenta aucun peintre qui osât tenter de la raccommoder. Il travaillait, lorsqu'il mourut, à une autre Vénus destinée pour l'île de Cos, et voulait, par cet ouvrage, surpasser sa première Vénus: la mort ne lui permit pas de le finir, et personne n'osa le terminer en suivant son ébauche; l'extrême beauté de la tête ôtait l'espérance de faire un corps qui méritât de lui être associé. Apelles, comme les peintres qui l'avaient précédé, travaillait à l'encoustique, et n'employait que quatre couleurs, dont Pline indique les bases et la composition; cependant avec ces quatre seules couleurs il représenta l'éclair et le tonnerre, avec assez de succès au moins pour

que les anciens aient vanté cet effort de l'art. C'est que le clairobscur a bien autant de part à ces grands effets que l'extrême variété des teintes. On connaît dans cette partie les succès de la gravure qui n'a d'autres ressources que l'opposition du noir et du blanc. On raconte qu'Apelles devint amoureux de Campaspe ou Pancaste, en faisant le portrait de cette maitresse d'Alexandré qui le lui avait demandé, et que le héros sacrifia son amour au bonheur de l'artiste. Bayle et Falconet répandent sur la vérité de ce récit un doute que nous partageons. La douceur et la noblesse des manières et du langage d'Apelles le faisaient chérir de ses rivaux comme de ses élèves. Admirateur de la beauté, il en cherchait les plus rares modèles; ce fut lui qui distingua la fameuse Laïs, qui, jeune encore et ignorée, puisait de l'eau à une fontaine. Apelles l'engagea à le suivre; et, comme ses amis se moquaient de son choix : « Avant trois ans, dit-il, elle n'aura plus rien à apprendre dans l'art de la volupté. » On croit aussi que la belle Phryné lui servit de modèle, et que ce fut après l'avoir vue dans le bain, qu'il fit sa Vénus Anadyomène, qu'Auguste plaça depuis dans le temple de César. La gloire et le talent d'Apelles étaient à leur comble vers la CXIIe olympiade, 332 ans avant Jésus-Christ. On le nommait le prince des peintres, et, depuis, la peinture fut appelée par excellence l'art d'Apelles. Alexandre le combla de ses faveurs; il lui permettait de l'entretenir familièrement. Après la mort de ce prince, Apelles se rendit à Alexandrie, à la cour de Ptolomée, près duquel il ne trouva pas le même appui. On chercha d'abord à le compromettre vis-à-vis de ce prince, en le faisant venir, par un faux avis, au milieu d'un festin qui se donnait à la cour: comme le roi paraissait irrité de la hardiesse du peintre, celui-ci, ne connaissant pas le nom de l'homme qui lui avait tendu ce piège, prit le parti d'en dessiner la figure sur la muraille; chacun le reconnut, et il fut puni. Peu de temps après, Apelles fut accusé par le peintre Antiphile d'avoir trempé dans une conjuration. Plusieurs auteurs ont désigné cette conjuration comme

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