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quelques jours seulement sa mère dans la tombe. Quelques personnes, tout en plaignant la triste destinée des trois jeunes sœurs, ne verront peutêtre dans la conduite du jeune Talleyrand dans cette circonstance, que des actes de libertinage; ces personnes penseront aussi peut-être que dans la vie religieuse et politique d'un homme, nous aurions pu nous dispenser d'entrer dans des détails aussi intimes de la vie privée. Nous ferons remarquer d'abord que dans les actes de la vie de M. de Talleyrand tout est progressif; que dès son basâge il a été inspiré et animé par le génie du mal et doté de l'instinct de l'hypocrisie, qu'il s'essayait déjà dans cet art de tromper qui a été l'étude de toute sa vie, et qu'il nous a paru utile pour corroborer notre opinion sur cet homme, de donner un exemple entre mille, des moyens de séduction employés par lui à un âge où il semble nous révéler déjà ce qu'il pourra faire un jour, lorsqu'il voudra appliquer ces moyens de séductions aux affaires des gouvernements.Nous serons avares de pareils exemples, parce que notre cadre est étroit, et que d'ailleurs il nous tarde d'arriver à l'époque où brillera dans tout son éclat cette grande figure historique.

Mais revenons à l'anecdote dont nous venons de mettre le récit sous les yeux de nos lecteurs, et reconnaissons dans tous les actes qui ont amené la perte des trois jeunes filles, toute l'astuce d'un homme qui serait expérimenté dans les secrets de la fourberie. Voyez cet enfant de quinze ans se glisser près d'une famille pauvre mais honnête, déployer toutes les ressources de la duplicité pour

nouer et suivre ensuite une double intrigue avec ses deux premières victimes. Quelle adresse n'a-t-il pas fallu pour éviter les confidences réciproques des deux sœurs, et pour composer son visage et régler sa conduite de manière à tromper les regards également investigateurs de deux amantes! Oh! il y a là plus que des actes de libertinage! et puis, ces soins prodigués aux deux infortunées pour prévenir les conséquences d'une première faute, il y a en cela un aplomb bien précoce, et puis enfin, voyez cette aggravation de duplicité après l'enlèvement de Sophie; regardez ce jeune homme de seize ans qui trompe pendant six mois les yeux exercés de la police, et qui ne succombe dans sa lutte avec elle que par suite de la nécessité dans laquelle il s'est trouvé d'avoir une confidente qui vend ensuite son secret. Il y a bien là le germe d'un diplomate.

Le comte de Périgord, informé de toutes les fredaines de son neveu, jugea enfin nécessaire d'employer les moyens les plus rigoureux pour y mettre un terme. A son instigation un conseil de famille fut assemblé, et ce conseil ne trouva rien de mieux à faire que de décider qu'une letttre de cachet serait sollicitée du roi. On l'obtint avec facilité, et le jeune. Talleyrand fut arrêté dans une maison de jeu en octobre ou novembre 1770, et enfermé à la Bastille, sous le nom de l'abbé Boiteux. Deux mois après on le transféra au château de Vincennes, où on le tint au secret pendant un an environ. Le chapelain seul du château avait le droit de le visiter. Il était même chargé de lui faire poursuivre le cours de ses études.

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Le jeune homme, livré ainsi à ses réflexions, fut loin de retirer de cette leçon sévère le fruit qu'on en attendait une seule idée vint frapper son esprit, ce fut la recherche des moyens à employer pour recouvrer sa liberté. Son inconduite, dont nous n'avons fait qu'esquisser légèrement les traits, avait été si éclatante, qu'il fallait beaucoup faire pour en obtenir le pardon; mais le jeune Talleyrand, mettant à profit toutes les ressources de son esprit actif, souple et ingénieux, eut bientôt choisi la ligne de conduite qu'il devrait suivre désormais pour parvenir à abréger sa captivité. Le chapelain venait régulièrement le visiter : le prisonnier parut d'abord seulement accablé de son malheur, sans avoir l'air de sentir qu'il l'avait mérité : il recevait les leçons du chapelain et exécutait les devoirs qu'il lui imposait avec une sorte d'insouciance; mais peu à peu son affliction parut plus profonde et mieux sentie, et sa conscience sembla s'ouvrir aux remords. Enfin il ouvrit plus tard toutes les digues d'une hypocrisie qui, dans cette circonstance, ne pouvait nuire à personne, et devenait utile à son auteur. Dès que le chapelain se présentait devant lui, il le trouvait tout en larmes, se lamentant sur l'énormité de ses fautes, s'infligeant, les plus sévères pénitences, et se vouant sans relâche à des actes de piété. Il ne désirait plus sa liberté, disait-il, que pour aller vouer sa vie à la rigoureuse discipline des frères de la Trappe. Le chapelain ne douta plus que son élève ne fût consciencieusement revenu à la vertu, et fier et heureux de cette conversion, dont il croyait pouvoir

s'attribuer le mérite, il en fit part au comte de Périgord, et le prisonnier devint libre. Il fut envoyé à Toulouse pour achever ses études chez les Jésuites. En 1773 Loménie de Brienne, alors archevêque de Toulouse, le reçut membre du clergé gallican.

Quelque temps après, le jeune ecclésiastique fit sa retraite à Paris, au séminaire de St.-Sulpice.

C'est ici que nous allons voir se développer le caractère du jeune Talleyrand; nous allons le voir entrer dans le monde et faire jouer tous les ressorts de la ruse et de l'hypocrisie pour satisfaire sa soif des richesses et son ambition démesurée.

On arrivait à la fin du règne de Louis XV. L'abbé de Périgord, car c'est sous ce nom qu'il était entré à St.-Sulpice, avait été présenté à Mme Dubarry, et était devenu l'un des courtisans les plus assidus de la maîtresse du vieux roi, et admis comme tel à assister à sa toilette. Un jeune abbé aussi rusé que l'était M. de Talleyrand comprit bientôt tout le parti qu'il pouvait tirer de ses prévenances envers la favorite.

Un bon mot fut pour M. de Talleyrand l'origine de sa fortune.

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La réunion qui était admise dans le boudoir de Mme Dubarry était composée de gens dont la conversation était souvent engagée sur le ton de la licence un jour où cette conversation fut amenée sur les aventures galantes, et que chacun racontait ses prouesses, M. de Talleyrand, qui certes n'était le moins favorisé sous ce rapport, gardait le silence en souriant de manière à faire comprendre qu'il

aurait beaucoup à dire s'il le voulait. Mme Dubarry, qui l'avait remarqué, lui demanda à quoi il pensait: Hélas, madame, lui dit-il en prenant un air grave et sérieux, je faisais une réflexion bien triste.-Et laquelle?-Ah! Madame, Paris est une ville dans laquelle il est bien plus aisé d'avoir des femmes que des abbayes. >>

Et le mot fut rapporté à Louis XV, et le lendemain M, de Talleyrand obtint deux abbayes dont le revenu s'élevait à 24,000 livres; et dans le grand monde on ne parla plus que de l'esprit de M. l'abbé de Périgord.

Une intrigue que la jalousie mutuelle de trois femmes fit découvrir, décida l'abbé de Périgord à se retirer pendant quelque temps à Autun, dont l'évêché lui était promis. L'aventure qui causa cette retraite fit beaucoup de bruit, et eut lieu en 1780. L'abbé de Périgord avait en même temps pour maîtresses la femme du président de M***, sa fille issue d'un premier mariage et sa belle sœur qui sortait du couvent. Le Président se sépara de sa femme, maria sa fille à son secrétaire, et força sa belle-sœur à prendre le voile.

Les amis de l'abbé de Périgord le plaisantèrent sur sa retraite volontaire et sur ce sacrifice fait aux convenances : « Rien de plus simple, leur dit l'abbé, le regret que causera mon absence me préparera de nouveaux lauriers à cueillir dans les boudoirs de Paris. >>

En effet, l'abbé de Périgord avait une jolie figure, un langage attrayant et des manières séduisantes; nous avons sous les yeux une foule de

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