Saint-Pétersbourg, il s'ameuta pour empêcher le transfert des malades dans les hôpitaux, persuadé que des serfs non infectés y avaient été soumis, de la part des médecins, à des expériences mortelles. D'autres bruits absurdes avaient contribué à accroître l'effervescence populaire. Le 2 juillet il y eut des rassemblements considérables sur le grand marché de la ville; on attaqua les charrettes qui emportaient les malades; onĵmaltraita les officiers de police et les surveillants qui leur servaient d'escorte. Le 3, aux approches de la nuit, le tumulte était à son comble: on envahit l'hopital, et les malades furent arrachés de leurs lits pour être ramenés chez eux; deux médecins et un gendarme furent massacrés, et les voitures brisées. On prit des mesures militaires pour disperser la multitude, qui n'avait cessé d'appeler l'empereur, disant qu'il était son juge et son soutien. L'empereur arriva le 4 de Peterhof; il harangua le peuple à plusieurs reprises. Ses paroles firent une impression profonde; la foule se retira à son commandement, et l'ordre fut rétabli. Mais les bruits d'empoisonnement qui couraient à Saint-Pétersbourg se répandirent dans quelques gouvernements de l'intérieur, et principalement sur la route de cette capitale à Moscou, où ils donnèrent lieu à des révoltes et à des désordres de la nature la plus grave. Des crimes affreux furent commis dans les colonies militaires de Novgorod et dans la ville de Staraja-Russa; on exerça d'effroyables cruautés contre les chefs, qui avaient d'abord essayé de ramener les colons à l'obéissance. Deux généraux, deux cents officiers de tous grades, des médecins, des femmes, des enfants, périrent dans des supplices inouïs; plusieurs furent pendus à des arbres et hachés; d'autres, attachés par les bras à des poteaux, eurent les jambes séparées du corps à coups de baguette de fusil. Dans cette crise fatale, la classe éclairée de la nation russe offrit aussi des exemples de dévouement et d'humanité qu'elle peut opposer à ces scènes de barbarie qui semblent devoir accompagner partout, plus ou moins, l'invasion du choléra. CHAPITRE V. TURQUIE.-Rappel de l'ambassadeur français à Constantinople.— Révolte de plusieurs provinces. — Continuation des réformes. — Mécontentement des Turcs. Incendie à Constantinople. Ravages de la peste et du choléra. - Défaite des insurgés. Démêlés des pachas d'Égypte et de Syrie.— Méhémet-Ali prépare une expédition contre la Syrie. — La Porte consent et s'oppose ensuite à cette expédition. L'armée égyptienne envahit la Syrie. - Quelquefois un homme de génie est parvenu à régénérer un empire et à l'arrêter sur le penchant de sa ruine. Cette épreuve, le sultan Mahmoud a voulu la renouveler sur la Turquie'; il a voulu la tirer de la décrépitude comme Pierre-le-Grand a tiré son peuple de la barbarie, et ce n'a pas été sans une espèce d'admiration que l'Europe a contemplé des efforts inouïs et une énergie rare pour introduire les arts, l'industrie et la civilisation parmi les Turcs. On jugea même de la nation par son chef; on crut qu'il avait déjà réussi à lui inoculer une partie de son courage et de sa force. De là vint qu'au commencement de 1831, lorsque l'insurrection polonaise faisait tète au colosse moscovite, lorsque tout menaçait d'une conflagration générale en Europe, les yeux se portèrent du côté de la Turquie pour voir si elle ne saisirait pas une occasion favorable de venger les affronts de la dernière campagne contre les Russes; si elle pouvait encore peser de quelque poids dans la balance des événements. Croyant aussi à une rupture prochaine entre les puissances, l'ambassadeur français auprès de la Porte, bien qu'il n'eût pas d'instructions à cet égard, fit envisager au reis-effendi les avantages que la Turquie trouverait à se joindre à la France dans le cas où cette rupture éclaterait. Il recommanda par une note au ministre ottoman d'évaluer ses moyens d'opération et de se tenir prêt à agir en temps opportun. Cette note parvint à la connaissance des puissances étrangères, au milieu Ann. hist. pour 1831. 33 des assurances pacifiques qu'elles recevaient du gouvernement français. Est-ce le divan lui-même qui trahit le général Guilleminot? Le ministre des relations extérieures de France l'a pensé ainsi, et loin de s'en étonner, il a expliqué cette lâcheté en disant que l'ambassadeur français n'avait cherché qu'à remuer un cadavre. Le mot était vrai; mais on se serait trompé grandement si l'on en eût conclu que l'empire ottoman ne méritait plus de fixer l'attention des cabinets: un tel empire à l'état de cadavre et offrant une proie facile à des voisins ambitieux, doit éveiller, autant qu'à l'apogée de sa puissance, de vives sollicitudes, dans l'intérêt de l'équilibre européen. Quoi qu'il en soit, le cabinet de Paris, pour sauver sa probité politique, dut rappeler M. le comte de Guilleminot, et, bien que celui-ci ait cru devoir justifier le divan d'avoir livré sa note aux ministres étrangers, à Constantinople, l'opinion de M. Sébastiani sur la décadence de l'empire ottoman, rapprochée des désastres de la Porte dans ces dernières années, et des événements dont ce pays était alors le théâtre, n'en fit pas moins une vive sensation. Le mécontentement répandu dans toute la Turquie par les innovations du sultan avait poussé à la révolte le pacha de Bagdad, celui de Scutari, plusieurs chefs albanais, les Bosniaques et quelques districts de la Macédoine. Ils demandaient la dissolution de l'armée régulière, la réorganisation des janissaires, la restitution des biens confisqués, le rétablissement des priviléges des ulémas, une indemnité pour les pertes éprouvées, et la suppression des taxes. Ces ennemis intérieurs, d'autant plus dangereux qu'ils avaient des intelligences dans la capitale, et que le peuple n'éprouvait plus que haine ou indifférence pour le sultan, occupaient une grande partie des forces de la Porte. Le grand visir Reschid-Pacha, le plus dévoué et le plus habile de ses généraux, avait été obligé de marcher en personne, avec 20,000 hommes environ, contre le pacha de Scutari qui opposait à son adversaire une opiniâtre résistance. Cependant Mahmoud persévérait dans le dessein de réformer complétement sa nation. Dérogeant aux coutumes de ses prédécesseurs qui restaient enfermés dans le harem et ne prenaient qu'une part très indirecte au gouvernement de leurs Etats, il déployait une activité infatigable et voulait voir par ses propres yeux les résultats de ses plans. Il fit au mois de juín un voyage à Andrinople, pour passer en revue les troupes régulières qui étaient rassemblées dans cette ville. Il y montra une grande sollicitude pour le bien de ses sujets, inspecta les établissements publics, et distribua des sommes d'argent de son trésor particulier, parmi les classes nécessiteuses. Mais la Turquie était décidément rebelle aux expériences de son maî tre: il ne put se méprendre sur le mécontentement sourd qui régnait partout et se liait à un changement du caractère pational, suite d'innovations qui ont ordinairement besoin, pour se justifier aux yeux des masses, du prestige de la gloire et des succès. Or, les faits, sous ce rapport, étaient si peu en fa veur de Mahmoud et de ses réformes, que le mauvais état des finances venait de rappeler de cruelles défaites, en le forçant de suspendre ses paiements à la Russie. Aussi des symptômes graves annonçaient que la soumission aveugle des Turcs aux préceptes du Coran, et leur vieux respeet pour le sang impérial, commençaient à s'affaiblir. Néanmoins le sultan, malgré quelques oscillations dans son système, malgré quelques pas rétrogrades vers l'ancien ordre de choses, s'obstina à importer parmi les Turcs des usages qui étaient profondément antipathiques à leurs mœurs, à leurs préjugés religieux. A son retour d'Andrinople, on crut que, cédant à l'opinion publique, il reprenait les vieilles habitudes des Osmanlis, surtout quand on le vit se tenir renfermé dans le harem. Puis, à l'apparition des ordonnances portant création d'établissements de quarantaine, et obligeant les voyageurs à se munir de passe-ports, le peuple reconnut qu'il s'était trompé. Dans leur dépit, les fidèles Musulmans recoururent à leurmode de protestation accoutumé, et l'incendie témoigna de l'opposition de ces barbares aux réformes du grand seigneur. Le 2 août les flammes dévorèrent le faubourg de Péra. L'espace qu'elles parcoururent, en semant la destruction à droite et à gauche, fut immense; c'est là que se trouvaient les palais des ambassadeurs européens, ainsi que les principales maisons des Francs qui se livraient au commerce et à l'industrie (1). Des richesses incalculables périrent dans ce désastre, qui donna une nouvelle preuve que la vieille haine des Musulmans contre les Giaours n'avait rien perdu de sa force. Ils montraient une impassibilité stupide en présence de l'affreux spectacle étalé sous les yeux, et disaient aux malheureux qui venaient de tout perdre : « Dieu est grand! voilà la punition de votre crime de Navarin. Yoilà ce qu'a fait le prophète pour apprendre au renégat (le sultan) à obéir à ses préceptes et à ne point souiller le siége de son empire en se liant avec les iufidèles. >> De ce moment on ne douta plus que S. H. ne fléchît devant la nécessité de cette protestation terrible du parti national. C'était encore une erreur. Peu de temps après, Mahmoud célébra une fête toute européenne, à l'occasion de la distribution des insignes d'un ordre civil et militaire, divisé en quatre classes, comme presque tous les ordres de chevalerie. Il fit plus, et confondit les Musulmans par sa hardiesse, en autorisant la publication d'un Moniteur écrit en français et en turc. De nouveaux incendies attestèrent un surcroît d'irritation dans le peuple, et comme si l'empire eût dû à cette époque réunir toutes les calamités dans son sein, la peste et le choléra en ravageaient plusieurs provinces. La Valachie et la Moldavie éprouvèrent principalement les fureurs de ce dernier fléau, qui envahit ensuite le reste de la Turquie d'Europe. A Jassy, où il avait paru en juin, il emporta pendant quelque temps 300 individus par jour, et au commencement d'août (1) Le nombre des incendiés fut évalué à 80,000, et celui des maisous détruites à 10,000. |