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nombreuses familles dans le deuil et la désolation? On peut ajouter que si ce crime devenait fréquent dans une nation, il n'y aurait plus bientôt ni ordre, ni sûreté, ni gouvernement possible. Quelle action les lois humaines pourront-elles avoir sur l'homme cruel, immoral, qui voit le suicide comme le terme indifférent de ses brigandages et de ses meurtres? Autrefois la législation française flétrissait le suicide en faisant subir au cadavre un déshonneur public. Ces lois sont abrogées aujourd'hui, comme si la société devait rester indifférente à ce grand crime. Mais l'Eglise, toujours sainte et fidèle à sa discipline, refuse de nos jours, comme dans les temps anciens, la sépulture chrétienne à ceux de ses membres qui se sont donné la mort.

la

Voici quelques principes de théologie d'après lesquels il est quelquefois permis de contribuer à sa mort d'une manière indirecte. Ainsi on pourra mourir à la place d'un père, d'un ami, car c'est non pas la mort en elle-même qu'on se propose dans ces circonstances, mais la pratique de vertus utiles et honorables. Il en sera de même, si l'on fait généreusement le sacrifice de sa vie pour religion ou la patrie. Une femme chrétienne pourra préférer la mort, plutôt que de s'exposer à consentir au crime qui va flétrir son honneur. Il sera permis de s'imposer des austérités, des mortifications, alors même qu'elles devront insensiblement diminuer les forces et abréger un peu la vie, puisqu'on ne se propose pas cette fin, mais qu'on veut pratiquer la pénitence pour la réparation de ses

péchés. Il est encore vrai qu'on n'offensera pas Dieu, si l'on n'a point recours à une nourriture recherchée, délicate, quand elle paraît utile à la prolongation de la vie. Il suffit de faire usage de choses communes, qu'il faut néanmoins prendre en quantité suffisante pour que l'existence puisse se conserver: agir autrement, c'est être homicide de soi-même, et coupable aux yeux du Créateur.

Si des remèdes extraordinaires doivent occasionner de trop grandes dépenses, on n'est pas obligé de se les procurer à ce prix si disproportionné avec sa fortune. Au reste, il est plus conforme à l'ordre de la divine providence de suivre les prescriptions ordinaires des médecins, pourvu qu'elles n'offrent pas trop de danger, qu'elles n'inspirent pas trop de répugnance à la pudeur, ou qu'elles n'exposent point à des opérations très-douloureuses; à moins toutefois que des positions particulières ne fissent un devoir au malade de recourir à ces moyens extrêmes, pour prolonger sa vie; ce qui doit s'appliquer aussi aux autres exemples que nous venons de signaler.

QUARANTE-TROISIÈME ENTRETIEN.

LE DUEL.

LE D. Avez-vous sur le duel des principes aussi sévères que sur l'homicide et le suicide?

LE TH. Vous pouvez le présumer, puisqu'on trouve ces deux crimes réunis dans le duel. Car chaque combattant s'expose à tuer son adversaire, et l'un et l'autre disposent de leur propre vie contre la volonté de Dieu. Il est manifeste que le provocateur commet ce double péché, en atten. tant à la vie du prochain, et en exposant la sienne propre. L'adversaire nous paraît moins coupable, il est vrai, en acceptant le combat; mais son action sera toujours criminelle, par là même qu'il court volontairement le danger de perdre sa vie et de tuer son prochain, hors le cas d'une défense légitime. Ce que nous avons dit des deux crimes précédents se retrouve dans le duel, qui est à la fois une violation du droit naturel, divin et social, qu'aucune circonstance ne peut rendre licite.

Il n'est pas d'injure qui puisse autoriser le duel

aux yeux de la raison et de la foi, puisque le Seigneur impose à tous le devoir de pardonner, et que le précepte de la charité nous défend d'exposer notre âme et celle de nos frères à un malheur éternel. D'ailleurs, le bon sens est révolté de la petitesse, de la futilité des motifs qui portent le plus souvent à cet acte de barbarie; car pour un mot, un geste équivoque, mal interprétés, on se croit offensé, déshonoré, on se déclare ennemi irréconciliable, jusqu'à ce que la réparation s'accomplisse dans le sang. Qu'il y eût à l'instant même de l'offense une vivacité, une irritation subite, la vengeance irréfléchie qui en résulterait ne serait pas excusable sans doute, mais vous comprenez combien elle différerait de ce caractère féroce d'un combat prémédité et froidement réglé jusqu'aux moindres détails de son exécution.

On tâche de justifier le duel, en alléguant des injures impardonnables, dont il faut avoir bonne et prompte justice. D'abord il ne peut exister de telles offenses pour un chrétien, dont le devoir est d'aimer ses plus grands ennemis, et de leur faire du bien; puis n'a-t-on pas des moyens légaux pour obtenir une réparation, si l'injure a éclaté dans le public? Et quand elle reste ignorée, secrète, comment se dire blessé dans son honneur, jusqu'à exiger qu'il soit vengé et rétabli par le sang? Que les hommes si jaloux de cet honneur apprennent de Rousseau ce qui le constitue, et qu'ils apprécient, avec ce philosophe, le moyen sanguinaire employé pour le réhabiliter : « Le

véritable honneur, dit Jean-Jacques, dépend-il des temps, des lieux, des préjugés ? Peut-il pasşer et renaître, comme passent et renaissent les modes ?... Quelle prise peut avoir une vaine opinion d'autrui sur l'honneur véritable, dont toutes les raisons sont au fond du coeur ?... L'honneur du sage serait-il à la merci du premier brutal qu'il peut rencontrer ?

» Les plus vaillants hommes de l'antiquité songèrent-ils jamais à venger leurs injures personnelles par des combats singuliers? César envoya-t-il un cartel à Caton, ou Pompée à César, pour tant d'affronts réciproques? Et le plus grand capitaine de la Grèce (Thémistocle), fut-il déshonoré pour s'être laissé menacer du bâton ?... O vous, qui aimez sincèrement la vertu, apprenez à la servir à sa mode, et non à la mode des hommes !

>> Si la base de toutes les vertus est l'humanité, que penserons-nous de l'homme sanguinaire et dépravé qui l'ose attaquer dans la vie de son semblable? Avez-vous oublié que le citoyen doit sa vie à la patrie, et qu'il n'a pas le droit d'en disposer sans le congé des lois, à plus forte raison contre leur défense? Je veux qu'il en puisse résulter quelque inconvénient, ce mot de vertu n'est-il donc qu'un vain nom, et ne serons-nous vertueux que quand il n'en coûtera rien de l'être? Si le philosophe et le sage se règlent dans les plus grandes affaires de la vie sur les discours insensés de la multitude, que sert tout cet appareil d'études, pour n'être au fond qu'un homme vulgaire ? Vous n'osez

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