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LE MARÉCHAL DE TESSÉ

1717

Nous n'avons pas à raconter le voyage de Pierre le Grand à Paris : les détails en sont assez connus par les mémoires du temps et par les historiens anciens ou récents de la Russie 1. Nous avons seulement à faire connaître la pensée politique de la cour de France en présence de cette alliance qu'on lui apportait de si loin.

Pierre le Grand n'était pas venu à Paris uniquement pour visiter les Invalides, les Gobelins, l'Observatoire, le Jardin du Roi, l'Académie des Sciences, la Sorbonne, la Monnaie, les travaux du Pont Tournant, les échoppes ou boutiques des charrons et orfèvres, la machine de Marly ou Mme de Maintenon à Saint-Cyr. Sa démarche avait aussi et surtout un but politique, et toute l'Europe le savait. Aussi toutes les cours étaient-elles dans l'inquiétude de son voyage; le roi de Prusse avait songé à l'accompagner pour mieux le surveiller, mais il s'abstint, craignant l'esprit railleur des Parisiens; le roi de Pologne, qui avait déjà un envoyé chez nous, en expédia un second, qui suivait le Tsar partout; le roi de Danemark attacha un espion à ses pas; l'Autriche entretint des agents, qui surprirent le Tsar à Fontainebleau en

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1. Mémoires de SAINT-SIMON, du maréchal DE TESSÉ, du duc d'ANTIN; DUCLOS, Mémoires secrets; BUVAT, Journal de la Régence; Journal de MARAIS. VOLTAIRE, Histoire de la Russie sous Pierre le Grand. HUBERT LE BLANT, Le czar Pierre Ier en France (Amsterdam, 1741). LEMONTEY, Histoire de la Régence (1832). GOLIKOF, Diéïania Petra Velikago, t. V. — SOLOVIEF, Istoria Rossii, t. XVI, pp. 75 et suiv. Le R. P. PIERLING, la Sorbonne et la Russie (1717-1747), Paris, Société impériale d'histoire de Russie, t. XXXIV. GALITZINE, la Russie au XVIIIe siècle, pp. 48 et suiv. - RAMBAUD, Histoire de la Russie. - VANDAL, Louis XV et Élisabeth de Russie.

Leroux.

Prince AUGUSTIN

On trouvera d'autres indications bibliographiques dans MINTZLOF, Pierre le Grand dans la littérature étrangère (en français), pp. 233 et suiv. (Pétersbourg, 1872).

conférence avec Ragotsi. Le Régent, qui avait espéré, à force de poli tesses et de distractions, esquiver les questions politiques, fut obligé de s'exécuter. Il désigna donc le maréchal de Tessé pour s'entretenir avec les ministres du Tsar, sous la direction du marquis d'Huxelles, président du Conseil des affaires étrangères et membre du Conseil de Régence. Pierre le Grand désigna Chafirof, Tolstoï et Dolgorouki.

Mans-Jean-Baptiste-René de Froulay, comte de Tessé, né en 1651, avait fait ses premières armes en 1669, s'était distingué au passage du Rhin, dans l'expédition de Sicile, dans les campagnes du Rhin, était devenu mestre de camp général en 1684 et avait été honoré de la confiance et de l'amitié de Louvois. Il prit part, ensuite, à la dévastation du Palatinat, aux campagnes de Catinat, et, gouverneur de Pignerol, négocia la paix entre Louis XIV et le duc de Savoie (1696). Après sa belle défense de Mantoue et la victoire de Vendôme à Luzzara, il fut nommé maréchal (1703). Il assiégea ensuite vainement Gibraltar, défendit l'Estramadure contre les ennemis de Philippe V, échoua au siège de Barcelone, défendit la Provence contre le prince Eugène. Puis il fut ambassadeur à Rome (1708), général des galères (1712) et, à la mort de Louis XIV, se retira chez les Camaldules de Grosbois. A sa sortie du couvent, il se retrouva en la disgrâce du gouvernement; mais Saint-Simon l'avait recommandé pour cette mission, d'abord de cicerone, puis de négociateur auprès du Tsar, auquel, en sa qualité de militaire distingué, de grand voyageur, de gentilhomme poli et courtois, il ne pouvait manquer de plaire. Il avait été le recevoir à Beauvais, le 11 mai, et, quelques jours après, il reçut le mémoire secret que nous reproduisons ici.

MÉMOIRE SECRET POUR M. LE MARECHAL DE TESSÉ.

18 MAI 17171

Son Altesse Royale ayant pris la résolution de charger M. le maréchal de Tessé de conférer secrètement avec les ministres du Czar sur les ouvertures que ce prince a faites en plusieurs occasions, et qui ont été renouvelées depuis son arrivée à Paris, et de convenir avec ces ministres des conditions d'un traité de bonne correspondance, d'amitié et de commerce entre Sa Majesté et ce

1. A. E. Russie, t. VII, fol. 126. — Déjà publié par GRIMOARD, dans les Mémoires de TESSÉ, t. II, p. 321, et par la Soc. imp. d'hist. de Russie, t. XXXIV, pp. 510 et suiv,

prince, il a paru nécessaire de l'instruire de plusieurs circonstances des engagements du Roi avec les autres puissances du Nord et du progrès des insinuations qui ont été faites par rapport aux liaisons que Sa Majesté veut bien former, soit avec le Czar seul, soit avec lui et le roi de Prusse conjointement.

[SUÈDE]

M. le maréchal de Tessé n'ignore pas sur quel fondement sont établies les liaisons qui subsistent toujours entre la couronne de Sa Majesté et celle de la Suède; il sait que ces liaisons, formées pendant les guerres d'Allemagne, furent confirmées par les traités de Westphalie, où la France et la Suède, garantes des conditions de ces traités, se sont aussi mutuellement garanti les acquisitions qu'elles avaient faites dans l'Empire.

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Les événements qui ont quelquefois depuis suspendu l'intelligence étroite qui devoit subsister entre elles, n'ont pas altéré la force de ces traités, et ils ont toujours servi de base aux conventions faites, en différents temps, entre le feu Roi et les rois de Suède, pendant le cours des dernières guerres. Ce fut pour en remplir les engagements que Sa Majesté, après avoir consenti par le traité de Nimègue à la restitution de plusieurs places aux PaysBas faire rendre au roi de Suède les États de sa couronne en pour Allemagne, dont il avoit été dépouillé ', fit encore entrer pour le même effet ses armées dans l'Empire 2.

Quoique la conduite de cette couronne n'ait pas répondu depuis à ce que l'on avoit lieu d'en attendre, et que le roi de Suède aujourd'hui régnant ait fait connoître, dans le temps de ses prospérités, qu'il étoit bien moins touché de la gloire de tirer ses anciens alliés de l'oppression, par l'interposition de ses offices pour rendre la paix à l'Europe, que du désir de marquer sa complaisance pour

1. Après la défaite de Charles XI par les Brandebourgeois à Fehrbellin (1675) et l'invasion des Danois en Poméranie.

2. Après la paix de Nimègue avec la Hollande (10 août) et avec l'Espagne (10 septembre 1678), même après l'accession de l'Autriche à cette paix (5 février 1679), Louis XIV, pour obliger le Brandebourg et le Danemark à rendre leurs conquêtes suédoises, fit entrer en Allemagne le maréchal de Créqui, qui battit les Brandebourgeois et menaça d'assiéger Magdebourg. A la paix de Saint-Germain-en-Laye (2 septembre 1679), la Suède recouvra toutes ses provinces.

les ennemis de la France, le feu Roi ne fut cependant pas insensible à ses disgrâces. Il lui fit offrir à Bender les moyens de le ramener incessamment dans ses États, où sa présence paroissoit nécessaire pour en prévenir la perte, et Sa Majesté fit même alors remettre, sans aucune obligation, une somme considérable au général Steimboch', pour soutenir l'armée qu'il avoit rassemblée en Pomeranie et qui défit, peu de temps après, celle du roi de Danemark à Gadebusch.

Sa Majesté employa ses offices pour le réconcilier au moins avec quelques-uns de ses ennemis et pour empêcher le roi de Prusse de se joindre à eux. Mais, quoique le roi de Suède, occupé du désir de se venger, eût pu déférer aux sages conseils qu'elle lui fit donner, elle crut qu'après son retour de Turquie à Stralsund3, où il arriva à la fin de l'année 1714, la connoissance qu'il auroit par lui-même de l'état de ses affaires le porteroit à prendre des résolutions plus conformes à ses véritables intérêts, et elle jugea en même temps que, pour ne le point laisser accabler et pour lui donner le temps et les moyens de disposer aussi ses ennemis à la paix, elle devoit renouveler avec lui les anciens engagements qui avoient longtemps subsisté entre sa couronne et celle de Suède. Le traité en fut signé à Versailles le 3 avril 1715* et l'on y convint:

1° D'une amitié fidèle et d'une correspondance étroite.

2o D'une alliance défensive pour tous les États de part et d'autre, et spécialement pour ceux que l'une ou l'autre couronne ont acquis par les traités de Westphalie, sous l'obligation que l'une d'entre elles étant attaquée contre la disposition de ces traités, l'autre la secourroit jusqu'à ce que le trouble fût cessé.

3° Que l'on se garantiroit réciproquement les traités de Westphalie, de Nimègue, de Ryswick, de Bade, et tous ceux du Nord dont Sa Majesté est garante.

1. Stenbock.

2. Gadebusch (Mecklembourg), bataille du 20 décembre 1712.

3. Louis XIV avait envoyé à Stralsund Colbert de Croissy. Celui-ci s'entremit entre Charles XII assiégé et le roi de Prusse Frédéric Ier qui l'y assiégeait. Ses efforts pour obtenir que la Prusse laissât Stralsund à Charles XII furent inutiles.

4. FLASSAN, t. IV, p. 387. Il est évident que le texte que nous donnons ici, pour le traité avec la Suède comme pour les autres traités, n'est qu'une analyse des documents originaux.

4° Qu'elle emploieroit ses offices pour faire rendre au roi de Suède les places et pays de sa couronne en Allemagne dont il étoit déjà dépouillé, et que cependant elle lui donneroit des secours.

5° La distance des lieux ne permettant pas d'envoyer des troupes au secours du roi de Suède, le Roi promit de lui faire payer cent cinquante mille écus tous les trois mois pendant la durée de l'alliance.

6° Ce subside devoit être réduit à la moitié en cas de paix avant l'expiration du traité.

7° Que l'on payeroit d'avance une somme de trois cent mille écus pour les six premiers mois du subside.

8° Que les propositions de paix seroient réciproquement communiquées.

9° Que le Roi appuyeroit les intérêts du duc d'HolsteinGottorp et de sa maison, conformément aux traités du Nord dont Sa Majesté est garante1.

10° Que si la France étoit attaquée, le roi de Suède la secourroit par une diversion ou par des secours effectifs.

11° Que ces secours seroient de cinq mille hommes d'infanterie et de deux mille sept cents chevaux, ou de huit navires de guerre armés.

12° Que l'on feroit un nouveau traité pour l'avantage réciproque du commerce.

13° Cette alliance est limitée à trois ans, du jour de l'échange des ratifications; et après son expiration, les traités de Westphalie, de Nimègue, de Ryswick, de Bade, et tous ceux du Nord dont le Roi est garant, doivent toujours demeurer dans leur force et vigueur.

POLOGNE

Les engagements que le Roi a pris avec le roi de Pologne consistent dans un simple traité de bonne correspondance et d'amitié conclu [à Rizzina] le 20 août 1714, et le Roi promet seulement ses offices pour sa réconciliation avec le roi de Suède.

1. Il s'agit ici des traités de Copenhague, d'Oliva (1660) et de Saint-Germain (1679). 2. Le texte de ce Mémoire secret, tel qu'il est donné par Grimoard, contient, outre les mots à Rizzina, l'analyse complète de ce document: Tessé ou l'éditeur

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