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XI

LE MARQUIS DE CHATEAUNEUF

AMBASSADEUR EN HOLLANDE

NÉGOCIATEUR DU TRAITÉ D'AMSTERDAM AVEC LA RUSSIE

1717

Les négociations dont Pierre le Grand avait arraché la promesse. au Régent eurent lieu à Amsterdam; elles furent conduites par M. de Châteauneuf, pour la France; par Golovkine, chancelier du Tsar, Chafirof, vice-chancelier, et Boris Kourakine, ambassadeur en Hollande, pour la Russie; par le baron de Knyphausen, pour la Prusse. Elles aboutirent, le 15 août 1717, au traité d'Amsterdam, le premier traité régulier qui ait été conclu entre la France et la Russie. Il peut se résumer en ces termes :

1o Amitié et alliance entre le Roi et le Czar;

2o Garantie de la paix d'Utrecht et garantie de la paix éventuelle du Nord;

3o Au point de vue commercial, la France aura le traitement de la nation la plus favorisée; dans le délai de huit mois, il sera nommé des commissaires pour la rédaction du traité de commerce.

4o Les alliances antérieures sont réservées de part et d'autre, la France réservant celle qu'elle avait alors avec l'Angleterre et la Hollande.

Les articles séparés ou secrets comportaient en substance:

1° Ligue défensive, dont les voies et moyens seront déterminés ultérieurement;

2o Médiation de la France admise par la Russie et la Prusse pour la paix du Nord, mais sans qu'aucun moyen coercitif soit indiqué;

3o A l'expiration de son traité de subsides avec la Suède, engagement de la France à ne pas le renouveler.

Ce traité, qui ne laissait pas que d'être avantageux à la France, tant au point de vue politique qu'au point de vue commercial, fut dù, ainsi que le remarque Flassan1, « plutôt à la sagacité et à l'activité de Pierre le Grand qu'aux démarches du gouvernement français, qui, au contraire, paraissait vouloir rester en arrière, soit qu'il craignit de sacrifier la Suède à la Russie, soit qu'il crût devoir agir avec réserve, à l'égard d'une puissance qui semblait vouloir prendre un vol si élevé ».

Saint-Simon, qui, sans doute, de concert avec son ami le maréchal de Tessé, avait espéré mieux, exprime en ces termes sa déconvenue: Le Czar avoit une passion extrême de s'unir à la France. Rien ne convenoit mieux à notre commerce, à notre considération dans le Nord, en Allemagne et par toute l'Europe. Ce prince tenoit l'Angleterre en brassière par le commerce et le roi Georges en crainte pour ses États d'Allemagne. Il tenoit la Hollande en grand respect et l'Empereur en grande mesure. On ne peut nier qu'il ne fit une grande figure en Europe et en Asie et que la France n'eût infiniment profité d'une alliance étroite avec lui... On a eu lieu depuis d'un long repentir des funestes charmes de l'Angleterre et du fol mépris que nous avons fait de la Russie.

Pour la conduite de cette négociation, le marquis de Châteauneuf n'avait pas reçu d'Instruction, mais seulement des lettres, dont voici la plus importante:

LE ROI A M. DE CHATEAUNEUF.

Monsieur de Châteauneuf,

PARIS, 28 JUILLET 17172

Vous avez été instruit des premières propositions qui ont été faites d'un traité de bonne correspondance entre ma couronne, le Czar de Moscovie, et le roi de Prusse, dans la vue, que l'on a eue de toutes parts, que ce premier engagement pût dans la suite servir de fondement à des liaisons plus étroites. Le Czar a renouvelé ces ouvertures dans le séjour qu'il a fait à Paris, et après plusieurs conférences où le baron de Knyphausen, ministre du roi de Prusse, a été admis, l'on est convenu d'un projet de traité, et de quelques articles séparés qui auroient été signés dès lors, si

1. FLASSAN, t. IV, pp. 460-461.

2. A. E. Hollande, t. CCCXVI, fol. 120.

le baron de Knyphausen avoit eu les pouvoirs nécessaires à cet effet.

Comme il déclara qu'il n'étoit pas suffisamment autorisé, que d'ailleurs je ne pouvois consentir à conclure ce traité sans l'intervention du roi de Prusse, regardée comme indispensablement nécessaire pour rendre solides les engagements du Czar, et que le temps que ce prince avoit marqué pour son départ étoit près d'expirer, l'on convint que, lorsqu'il auroit déterminé le roi de Prusse à donner ses pouvoirs, le traité et les articles secrets seroient signés, soit à la Haye, soit à Berlin, tels qu'ils avoient été dressés.

Ce prince ayant depuis envoyé ses pouvoirs au baron de Knyphausen, il lui a prescrit de se rendre en Hollande pour consommer cet ouvrage, et le Czar a fait écrire de sa part par le baron de Schaffiroff que ses ministres, autorisés pour la même fin, se trouveroient aussi à la Haye1 dans le temps dont on seroit convenu; et c'est sur ses connoissances que j'ai pris la résolution de vous envoyer le plein pouvoir que je fais joindre à cette dépêche, pour vous mettre en état de signer le traité et les articles secrets, dont je vous envoie aussi les actes tels qu'ils ont été convenus ici avec les ministres du Czar et du roi de Prusse et tels qu'ils doivent être signés.

Quoique j'aie lieu de croire que la forme qui a été donnée aux trois différentes copies que je vous envoie de chacun des deux actes du traité ne souffrira point de difficulté en ce qui regarde le rang que je dois y tenir, il pourroit arriver cependant que les ministres du Czar prétendroient que ce prince fût nommé le premier dans les originaux qui doivent demeurer entre leurs mains, et, par conséquent, qu'ils devroient signer ces mêmes originaux à la première colonne.

Ils pourroient proposer aussi de changer la diction du traité et des articles secrets, pour employer dans l'un et dans l'autre le titre de Majesté Czarienne, que l'on a évité de ma part, cette qualité ayant toujours été refusée aux Czars de Moscovie par les Rois mes prédécesseurs.

1. La négociation fut transportée à Amsterdam.

L'une ni l'autre de ces deux questions n'ont point été agitées pendant le séjour que le Czar a fait à Paris, et, quoiqu'il ait été formé de ma part et de celle de ce prince différents projets avant que de convenir des conditions qui ont été arrêtées, les Moscovites n'ont pas changé dans leurs propres mémoires l'ordre qui a été observé à mon égard dans les actes que j'ai fait dresser. Ainsi l'on pourroit croire qu'ils ne feroient point naître cette question; mais, s'ils le faisoient, vous répondrez simplement que je vous ai prescrit de signer les actes que je vous envoie, et qui sont tels qu'ils ont été arrêtés avec eux, et que vous ne croyez pas qu'il soit en votre pouvoir d'y apporter aucun changement, puisqu'ils vous ont été envoyés dressés et prêts à être signés.

Vous pourriez encore, pour vaincre cette difficulté, faire observer aux ministres du Czar, comme de vous-même, que le roi de Prusse n'en fait aucune ni sur ce point, ni sur l'ordre des signatures, même dans les actes qui doivent rester entre ses mains, des traités qu'il fait avec moi; qu'il y a plusieurs autres puissances, même des têtes couronnées, comme les rois de Portugal, de Sicile, et de Pologne, qui n'ont pas formé de prétentions à cet égard; que c'est ainsi qu'il en a toujours été usé à l'égard des puissances orientales; et qu'enfin les actes dont il est question étant copiés exactement sur les projets arrêtés avec eux, les demandes qu'ils formeroient à cet égard ne pourroient être regardées que comme une nouveauté qu'ils voudroient introduire, et sur laquelle il leur seroit aisé de juger que vous ne pourriez les satisfaire sans attendre de nouveaux ordres de ma part. Mais il ne faut cependant pas rompre sur ce fondement.

La seconde difficulté qui regarde le traitement de Majesté Czarienne est moins importante: ainsi, si les ministres du Czar en formoient la demande, et que, par les instances qu'ils en feroient, vous eussiez lieu de croire qu'au moyen de cette condescendance ils se rendissent plus faciles sur le point qui regarde l'ordre qui a été suivi dans les copies jointes à cette dépêche, par rapport à la manière de nommer les puissances contractantes, aussi bien que sur l'ordre des signatures, vous pouvez, en ce cas, lever comme de vous-même cette difficulté, et consentir à employer,

en quelques endroits du traité et des articles secrets, la qualité de Majesté Czarienne.

Vous remarquerez encore que le roi de Prusse est nommé immédiatement après moi et avant le Czar dans l'une des copies que je vous envoie de chacun des deux actes qui doivent être signés. Le baron de Knyphausen prétend qu'il ne naîtra aucune difficulté à cet égard de la part des Moscovites, et que c'est un usage suivi entre le Czar et le roi son maître, sur lequel il a même des ordres précis. C'est sur les assurances qu'il en a données que l'on a suivi cet ordre; mais, s'il survenoit entre eux quelques contestations sur ce point, vous ne devez pas y entrer, et vous leur laisserez le soin de les terminer sans y prendre aucune part.

Le roi de Prusse ayant désiré que les liaisons qu'il a formées avec moi au mois de septembre dernier demeurent secrètes, même à l'égard des Moscovites, il n'a pas été possible de faire aucune mention, ni dans le traité ni dans les articles séparés qu'il est question de signer aujourd'hui, de la réserve des engagements que j'ai pris avec ce prince par rapport à la cession de Stettin dans la paix du Nord, et à la garantie que j'ai promise de cette place et de ses dépendances. Et, afin de satisfaire le roi de Prusse sur ce point, je veux bien lui donner une assurance que je n'ai point prétendu déroger à cet engagement par les conditions stipulées dans le traité que vous devez signer en mon nom, et pour cet effet, vous signerez la déclaration que j'ai fait dresser et que je vous envoie, et vous la remettrez au baron de Knyphausen immédiatement après la signature du traité et des articles secrets.

Il a paru, jusqu'à présent, que les intentions de ce ministre sont bonnes; mais vous serez bientôt en état d'en juger avec plus de certitude, puisqu'il s'est proposé, dans son voyage en Hollande, deux objets qui peuvent également faire connoître sa bonne volonté. Le premier est de se servir de toutes ses connoissances pour tâcher de découvrir dans quelle vue le roi d'Angleterre a envoyé l'amiral Norris' auprès du Czar, et le second d'apporter tous ses soins pour engager les amis du roi de Prusse en

1. L'amiral Norris était chargé d'opérer, avec les flottes russe et danoise, sur les côtes de la Suède et des possessions suédoises.

RECUEIL DES INSTRUCT. DIPLOMAT.

VIII. 13

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