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m'étant plus permis de voir le ministre, plutôt que d'en venir à des reproches vifs et qui ne serviroient qu'à aigrir les esprits, j'ai préféré le parti de partir. La plus forte raison est la persuasion où j'étois que M.Ostermann ne vouloit pas faire à Sa Majesté Czarienne le rapport de mes propositions ce qui m'a été confirmé ce matin par le comte de Biron, à qui j'ai voulu rendre compte des raisons qui m'avoient engagé à partir. Je lui ai dit que j'avois prolongé jusqu'à présent les ordres que j'avois de partir; que j'avois été retenu seulement par les bontés que Sa Majesté et lui me témoignoient; mais qu'ayant attendu inutilement une réponse à mes dernières propositions, je partois. Il m'a assuré alors que Sa Majesté n'en savoit rien. Je l'ai prié de l'en instruire, et lui ai écrit une lettre qu'il montrera à Sa Majesté. Comme je n'en attends rien de décisif, j'ose dire que je laisserai Sa Majesté et le comte de Biron dans des dispositions telles que vous le pouvez désirer. Le dernier m'a reçu très bien; il m'a dit que Sa Majesté étoit contente de ma conduite, et qu'il avoit ordre de me le dire. Il a ajouté qu'il étoit aussi bon François que bon Allemand, mais bon Russe; que nous nous y étions pris trop tard pour faire affaire ici; qu'il étoit vrai que la Czarine Catherine avoit fait une alliance avec l'Empereur1, mais que Sa Majesté régnante ne l'avoit pas confirmée et ne la confirmeroit pas, l'alliance avec cette cour lui étant à charge.

Je recevrai demain réponse et prendrai congé et de Sa Majesté et des ministres étrangers; puis je partirai.

M. DE LESTANG A M. DE CHAUVELIN.

Pétersbourg, 12 février 1735.

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 16 janvier. On n'a aucune connoissance ici de l'écrit dont elle parle3. J'ai pris d'avance les mesures nécessaires pour que les troupes partent à l'ouverture des glaces, et j'ai parole de M. le comte Biron et de M. Ostermann qu'on ne les retardera pas d'un instant. Dans un autre temps, Monseigneur, je n'aurois pas pris les insinuations que M. Ostermann m'a fait de partir si fort à la lettre; mais il eût été impossible qu'il eût résisté aux sollicitations des Allemands et Polonois à ce sujet; et il est, je crois, tout différent que je parte de moi-même ou que je sois renvoyé.

J'ai vu tout le monde et ai pris congé comme si j'étois content : ce qui a donné autant de jalousie que mon séjour même. Le comte de Biron, que j'ai vu ce matin pour la dernière fois, m'a dit que je ferois plus de loin que de près, qu'il lui suffisoit de savoir à qui s'adresser pour faire voir que dès à présent il travailloit pour nous et qu'il me prioit de lui donner part de mon arrivée. Nous sommes convenus d'un banquier qui lui remettra mes lettres. Ainsi, Monseigneur, si vous avez des ordres à me donner,

1. Le traité d'août 1726.

2. A. E. Russie, t. XXIX, fol. 41.

3. Le pamphlet en italien, qu'on attribuait, paraît-il, â M. de Monti. 4. Aux agents de l'Empereur et du roi Auguste.

même en route, je pourrai lui en faire part. Le grand écuyer Lœvolden, ami particulier du comte de Biron, quoique très attaché à la cour de Vienne, est porté pour la paix et ne nous sera pas opposé. Mais toutes ces bonnes dispositions n'auront leur effet que lorsqu'on aura trouvé le moyen ou pour mieux dire un prétexte de faire sortir les troupes moscovites de Pologne, ce que cette cour-ci cherche avec empressement, et alors, si j'en crois le ministre prussien, son maître se chargera du reste.

M. DE CHAUVELIN A M. DE LESTANG.

Marly, 13 février 1735 1.

J'ai reçu, Monsieur, vos lettres du 8 et du 11 du mois dernier. Dès que la cour où vous êtes reste aussi ferme dans ses premiers principes, sans pouvoir s'en écarter pour aucune considération que ce soit, il n'y a point à s'étonner qu'on évite d'entrer avec vous en aucune sorte d'explication sur les choses que vous avez insinuées. Il n'y a pourtant point de regret à avoir de ce que vous avez hasardé de dire à M. Ostermann. Si la passion de ce ministre pour la cour de Vienne, ou quelque autre raison que ce soit, ne lui permet pas d'en faire auprès de sa maîtresse le bon usage que ses vrais intérêts en demanderoient, au moins aurez-vous fait tout ce qui dépendoit de vous. Ainsi vous avez fort bien fait de vous déterminer à partir, et nous l'approuvons entièrement.

Cependant la guerre dite de la succession de Pologne, terminée en Pologne par la prise de Dantzick et la défaite des derniers partisans de Stanislas, se continuait sur le Rhin et en Italie, et c'était l'Autriche qui en portait tout le poids. Les Français prenaient Kehl et Philippsbourg et, avec le secours du roi de Sardaigne et des Espagnols, conquéraient la Lombardie, le duché de Parme et les deux Siciles.

La Tsarine, liée par le traité de Vienne et, d'ailleurs, cédant à ses antipathies pour la France, poussait à travers l'Allemagne un corps auxiliaire de 20 000 hommes, sous les ordres de Lascy. Les Russes cheminèrent lentement; leur général se louait de leur discipline, affirmait qu'il n'y a ni désordre, ni plaintes; mais ils n'arrivèrent qu'en septembre 1735 sur le Rhin; ils prirent position en face de Philippsbourg, entre Heidelberg et Ladenburg2.

Ils venaient trop tard, car, le 3 octobre 1735, se signèrent, dans la capitale autrichienne, les préliminaires de la paix de Vienne, qui

1. A. E. Russie, t. XXIX, fol. 12.

2. SOLOVIEF, Istoria Rossii, t. XX, p. 60.

attribuaient la Lorraine à Stanislas, avec réversibilité à la couronne de France, et le royaume des Deux-Siciles à l'infant Don Carlos. Celui-ci laissait Parme à l'Empereur, et le duc dépossédé de Lorraine recevait comme compensation la Toscane. Telles furent aussi les conditions de la paix définitive de Vienne (18 novembre 1738), trois ans après les préliminaires.

La France avait donc sévèrement puni l'intervention de l'Autriche dans les affaires polonaises, car elle avait enlevé les DeuxSiciles à l'Empereur et la Lorraine à son gendre. Il semblait que la Russie, complice de l'Autriche, fût hors de nos atteintes; mais déjà la diplomatie française avait préparé la revanche, et cette fois en Orient. Notre ambassadeur à Constantinople, le marquis de Villeneuve, avait travaillé, dès 1733, à soulever les Turcs contre les deux puissances que liait le traité de 1726. Il s'était concerté avec le renégat Bonneval; à eux deux, ils avaient envoyé le baron de Tott chez les Tatars, armé les réfugiés de Transylvanie, fait venir à Stamboul des émissaires suédois chargés de négocier une alliance avec le sultan. La Turquie semblait pleine d'ardeur, quand la France se déroba et signa les préliminaires de Vienne. Le sultan recula; mais alors ce furent la Russie (1736) et l'Autriche (1737) qui lui déclarèrent la guerre. Quoique signalée par des succès au début, elle fut très lourde pour les coalisés, et le Roi de France, pendant trois ans, allait assister aux embarras de ses adversaires 2.

1. Gentilhomme hongrois au service de France, officier aux hussards de Berchiny, chargé de plusieurs missions pendant la guerre de la succession de Pologne. Il devient ensuite lieutenant-colonel du régiment de Berchiny et brigadier des armées du Roi, et en 1755, se retrouve auprès de Vergennes, ambassadeur en Pologne On trouvera beaucoup de renseignements sur son rôle dans A. E. Turquie, t. CXXVIII à CXXXIII. Il mourut en septembre 1757. Il est le père de ce baron François de Tott (1733-1793) qui fut également employé par la diplomatie française en Crimée et à Constantinople et qui a laissé les curieux Mémoires sur les Turcs et les Tartares, Amsterdam, 1784.

HAMMER,

2. SAINT-PRIEST, Mémoires sur l'ambassade de France en Turquie. Histoire de l'empire ottoman, t. XVI. VANDAL, Une ambassade française en

Orient, etc. DE LA JONQUIÈRE, Histoire de l'empire ottoman.
Question d'Orient au XVIII° siècle.

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XVIII

LE COMTE DE LALLY-TOLLENDAL

CHARGÉ D'UNE MISSION SECRÈTE

1737-1738

Depuis le départ de M. Fonton de Lestang, nous n'avions plus aucun représentant en Russie. C'était M. Sewart, résident de Hollande à Pétersbourg, qui s'occupa, sans succès, après M. de Lestang, de la mise en liberté de Monti. Dès 1736, les ambassadeurs de l'Empereur et du roi de Prusse en Russie renseignaient les ambassadeurs du Roi à Vienne et à Berlin, le marquis de Mirepoix et le marquis de La Chétardie, sur la politique et la cour de la Tsarine. Ceux-ci transmettaient à Versailles les renseignements qu'ils recueillaient. Quelques lettres furent encore échangées pendant les années 1736, 1737 et 1738, entre le cardinal de Fleury et le comte Ostermann. Biren, qui affectait de bonnes intentions pour la France, avait promis à M. de Lestang, ainsi que nous l'avons vu, d'entretenir avec lui, après son départ de Russie, une correspondance suivie; mais cette promesse ne fut pas tenue.

Lally', capitaine de grenadiers, s'était signalé aux sièges de Kehl et de Philippsbourg. Dans sa haine d'Irlandais et d'émigré contre la maison de Hanovre, il rêvait l'abandon de l'alliance anglaise par la France et un rapprochement sincère avec la Russie. Il avait eu de fréquentes entrevues avec Belle-Isle 2, Chavigny 3, Amelot et le cardinal

1. C'est le célèbre Lally-Tollendal qui devait être le héros malheureux de nos guerres de l'Inde. Voyez sur cette mission, T. HAMONT, Lally-Tollendal, pp. 9 et suiv. 2. Le maréchal.

3. Théodore de Chavigny, envoyé extraordinaire à Copenhague de 1737 à 1739. 4. Le 22 février 1737, M. de Chauvelin, qui avait travaillé, paraît-il, à sup

de Fleury. A la fin de 1737, celui-ci consentit à l'envoyer en Russie. Mais on ne lui donnait aucune instruction, aucun titre officiel, ni même de passeport. Fleury lui disait : « Vous vouliez faire une campagne en volontaire-grenadier, vous la ferez en volontaire-diplomate, et le Roi saura récompenser votre zèle. »

Amelot, en prenant congé de lui, lui avait dit : « Souvenez-vous que l'on ne vous charge de rien; ayez à vous comporter avec sagesse et discrétion. » Comme le dit son récent historien, M. T. Hamont, «< il avait la double perspective d'être considéré par le cabinet russe comme un aventurier, comme un espion, et d'être désavoué par le cabinet de Versailles en cas d'insuccès ».

Arrivé à Riga, on l'arrête et on le retient deux mois. Il ne doit sa mise en liberté qu'aux instances de Gordon1, amiral au service de Russie, dévoué au prétendant Stuart.

A Pétersbourg, il est reçu et examiné par Ostermann; il séduit la vanité de Biren et il est admis en audience par l'Impératrice.

Le but avoué de sa mission était de remettre un brevet de lieutenant au frère du général Lascy, le futur feld-maréchal; mais il n'en devait pas moins se renseigner, d'une manière non ostensible, sur la situation de la Russie et les dispositions de l'Impératrice et de ses ministres à l'égard de la France.

Voici les principaux papiers relatifs à la mission de Lally:

M. DE LALLY AU CARDINAL DE FLEURY.

Monseigneur,

17372.

Sur la grâce que Votre Éminence a bien voulu m'accorder en me donnant un brevet de lieutenant pour le frère du maréchal Lacy, j'ai représenté à M. Amelot que je croyois pouvoir rendre quelques services à l'État si Votre Éminence jugeoit à propos que je fisse le voyage de Russie. Les obligations particulières que ce général a à mes parents au service de France, qui sont du même pays que lui3, m'assurent que j'en serai reçu

planter le cardinal de Fleury, fut disgracié. M. Amelot de Chaillou, intendant de la Rochelle, puis intendant des finances, le remplaça comme secrétaire d'État aux affaires étrangères. Il passait pour ne rien savoir de la politique extérieure et ne pouvoir être qu'un instrument docile du cardinal. FLASSAN, t. V, pp. 75 et suiv. 1. Sur cet amiral Gordon, voyez ci-dessus, p. 304, note 3.

2. A. E. Russie, t. XXX, fol. 151.

3. Pierre de Lascy (1678-1751) était né dans le comté de Limerick (Irlande). Venu en France avec ses parents, attachés à la cour des Stuarts, il avait servi, sous Catinat, dans l'armée du Roi; puis en Autriche, Pologne et Russie; il avait été blessé à Poltava (1709). Il fit les guerres de la succession de Pologne et de Turquie, devint feld-maréchal russe et gouverneur de Livonie, fit ensuite la campagne contre les Suédois (1742) et fut disgracié par Élisabeth. Son fils, Joseph-François-Maurice, né à Pétersbourg en 1725, passa au service de l'Autriche, se distingua dans la guerre de Sept Ans. Sous Joseph II, il devint feld-maréchal autrichien (1762), commanda l'armée impériale contre les Turcs, et mourut en 1801.

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