Page images
PDF
EPUB

Néplouief1 et du traducteur André Ivanof. Ils étaient escortés de Kourbatof, capitaine au régiment Séménovski, et de deux sous-officiers du même régiment. Kourbatof, sur l'ordre d'Ouchakof, tira un papier d'un sac de drap rouge et en donna lecture au marquis. C'était une note rédigée par le chancelier au nom de l'Impératrice 2. Comme La Chétardie s'était obstiné, toujours dans l'attente du grand événement, à ne pas déployer son caractère d'ambassadeur, il était qualifié simplement, dans cette pièce, de « brigadier des armées françaises ». On y faisait remarquer qu'il n'était qu'un particulier et ne pouvait «< se prévaloir d'aucun caractère ». « L'Impératrice, disait cette pièce, voit avec déplaisir que vous vous êtes oublié (certainement sans les ordres du Roi), non seulement jusqu'à tâcher de corrompre la fidélité de plusieurs personnes et du clergé, de vous faire un parti dans sa cour et de bouleverser son ministère, mais aussi jusqu'à dépeindre et calomnier, avec autant d'audace que de témérité, sa personne sacrée dans vos dépêches. » En conséquence la souveraine intimait l'ordre au marquis de « partir, dans les vingt-quatre heures, sans voir personne, de cette capitale et de sortir au plus tôt de son empire >>.

3

Comme La Chétardie se récriait et se disait victime d'une calomnie, on commença à lui dire ses dépêches. « Cela suffit », dit-il. Et le lendemain il quitta Moscou. A l'un des plus prochains relais, un émissaire vint lui reprendre la plaque de Saint-André et le portrait d'Élisabeth. Pour comble d'humiliation, le corps diplomatique reçut une note, où les faits étaient relatés en détail, Bestoujef ne craignant pas d'avouer par quels moyens il avait pris connaissance du contenu des dépêches".

1. Adrien ou Andréïane Ivanovitch Néplouïef, alors secrétaire du Collège des affaires étrangères, fut ensuite résident de Russie à Constantinople.

2. Archives Voronzof, t. Ier, p. 614.

3. Il semble cependant que La Chétardie ait cu quelque avertissement, car nous lisons dans le journal de Morambert: « 1744. Samedi 1er juin, à cinq heures du soir, Sa Majesté Impériale étant absente depuis quelques jours, Son Altesse Impériale à cheval et les princesses de Zerbst, mère et fille, en calèche, vinrent, comme en passant, voir le marquis de La Chétardie qui reçut Son Altesse Impériale sur son perron. Le grand-duc ne descendit pas de cheval, mais il parla au marquis et lui dit quelques mots assez bas. De là le marquis alla trouver les princesses et s'entretint un moment avec elles. Étant rentré, il parut rêveur pendant toute la soirée.

« Le jeudi 6, à trois heures et demie du matin, le marquis fut arrêté........... » — - Le rapport russe donne cinq heures et demie du matin.

4. D'après le rapport qui fut fait à l'Impératrice, voici l'attitude qu'auraient eue en présence de cette communication les principaux diplomates étrangers. Archives Voronzof, t. Ier, pp. 459 et 613. M. Tyrawyl, ministre d'Angleterre, aurait répondu que, sa cour étant en guerre avec celle de France, il n'était pas en position de faire aucune appréciation à ce sujet, mais qu'il ne pouvait se refuser à louer, avec le plus profond respect, la fermeté et la grandeur d'âme de sa Majesté Impériale, et qu'il informerait sa cour. Le baron de Gerstorff, ministre de l'électeur de Saxe, roi de Pologne, n'aurait pu dissimuler un trouble, mêlé de surprise et de

C'était pour la cour de France et le parti français en Russie un coup aussi terrible qu'avait été pour la cour de Vienne et le parti autrichien l'aventure du marquis de Botta. Nos amis devinrent suspects; la princesse d'Anhalt-Zerbst reçut une forte semonce, et peu s'en fallut que le mariage de sa fille, la future Catherine II, avec le grand-duc héritier ne fût rompu'.

Le cabinet de Versailles fut obligé de dévorer cet affront; comme La Chétardie n'avait pas remis ses lettres de créance, on n'avait même pas de prétexte pour demander satisfaction. D'ailleurs l'état de nos affaires ne s'y prêtait pas : l'Alsace venait d'être insultée par l'armée de Charles de Lorraine. La colère du Roi tomba sur le malencontreux ambassadeur: bien qu'il demandât à ce qu'on lui fit son procès, on lui interdit de paraître à la cour et on le relégua sur ses terres du Limousin.

Peut-être est-il intéressant de savoir comment finit ce diplomate qui avait joué un rôle aussi important et aussi étrange dans nos relations avec la Russie. En 1745, nous le trouvons lieutenant général à l'armée d'Italie; en 1749, il est nommé ambassadeur à Turin; mais ses intrigues avec la princesse de Saint-Germain, maîtresse du roi de Sardaigne, obligent à le rappeler. Après avoir figuré dans quelques rencontres de la guerre de Sept ans, il mourut en 1758, commandant de la place de Hanau; il fut enseveli dans l'église de Dorstein, près Mayence, et l'aumônier de l'artillerie prononça son oraison funèbre.

satisfaction, et aurait promis d'informer sa cour. Le chambellan Bark, ministre de Suède, aurait écouté la lecture avec un étonnement douloureux, et aurait dit qu'il regrettait que M. de La Chétardie eût, par sa conduite peu mesurée, porté Sa Majesté Impériale à une telle démarche et que, jusqu'à son départ, il n'aurait pas de communications avec lui, - Hohenholz, ministre de Marie-Thérèse, aurait dit à l'émissaire du vice-chancelier: « Je sais ce que vous venez m'apprendre ; j'ai été témoin des menées de M. de La Chétardie. » Neuhaus, ministre plénipotentiaire de Charles VII, en lisant la communication, eut un tremblement de tout le corps, soupira plusieurs fois et faillit fléchir sur les jambes, et, pendant un quart d'heure, ne put dire une parole intelligible; puis il balbutia quelques mots entrecoupés sur le juste courroux de l'Impératrice si bien que le traducteur Ivanof jugea convenable de le laisser et de sortir.

1. CATHERINE II, Mémoires, pp. 15 et suiv. Quant à Lestocq, à la suite de nouvelles affaires, il fuť arrêté en novembre-décembre 1748, mis à la torture, privé de toutes ces charges et pensions, exilé à Ouglitch. - SOLOVIEF, Istoria Rossii, t. XXII, pp. 248 et suiv. Papiers originaux dans les Archives Voronzof, t. III, pp. 323

et suiv.

[blocks in formation]

Après l'espèce de satisfaction qu'on avait donnée à la Tsarine par la disgrâce de La Chétardie, la cour de France crut pouvoir essayer de renouer les relations avec elle. M. d'Alion était déjà installé pour la seconde fois à Pétersbourg, quand on conçut le dessein d'envoyer en Russie, à la fin de 1744, le comte de Saint-Séverin ', ambassadeur du Roi en Pologne.

Marie-Louis, comte de Saint-Séverin d'Aragon, chevalier des ordres du Roi, était d'origine italienne. Il avait été ministre du duc de Parme auprès de la cour de Versailles. Fleury l'avait fait passer au service de France. En 1737, il fut nommé colonel du Royal-Italien; en septembre de la même année, ambassadeur en Suède, d'où une maladie le força de revenir en 1741; en 1744, ambassadeur en Pologne.

Son Instruction de Pologne est du 1er août, son Instruction de Russie du 29 novembre de la même année.

1. Sur M. de Saint-Séverin, voyez A. GEFFROY, Instructions, Suède, pp. xciv et 337-357; et L. FARGES, Instructions, Pologne, t. II, pp. 35 et suiv.

2. Dans cette Instruction on précise ainsi ses rapports avec d'Alion, renvoyé comme ministre en Russie après l'expulsion de La Chétardie: « Sa Majesté a aussitôt ordonné au sieur d'Alion de se rendre sans délai à Moscou, avec le caractère de ministre plénipotentiaire, qu'il y a déjà rempli précédemment à l'entière satisfaction de Sa Majesté. Elle lui a recommandé par ses instructions de modeler sa conduite par rapport aux affaires de Pologne sur les connoissances et avis qui seront donnés par le sieur comte de Saint-Séverin et de correspondre régulièrement avec lui..... Sa Majesté s'en remet donc au sieur comte de Saint-Séverin de diriger suivant sa prudence tant ses démarches en Pologne que celles du sieur d'Alion en Russie, sur le

Le voyage de M. de Saint-Séverin n'eut pas lieu, soit que l'orgueil du Roi n'ait pas voulu se prêter à une démarche si éclatante après l'humiliante aventure de La Chétardie, soit que le plan qu'on voulait d'abord proposer à la Tsarine ait paru trop hasardeux, soit que Saint-Séverin ait allégué des raisons de santé pour se dispenser d'une mission si désagréable en de telles circonstances. Le chiffre qu'on lui avait confié ne semble pas avoir été conservé aussi certains passages de son Instruction n'ont pu être traduits. Pour combler cette lacune, nous ferons suivre ce texte de quelques pièces de la correspondance.

René-Louis de Voyer de Paulmy, marquis d'Argenson, était ministre des affaires étrangères depuis le 18 novembre 1744'.

MÉMOIRE POUR SERVIR D'INSTRUCTION AU SIEUR COMTE DE SAINT-
SÉVERIN, AMBASSADEUR EXTRAORDINAIRE DU ROI EN POLOGNE, ALLANT
POUR LE SERVICE DE SA MAJESTÉ A LA COUR DE RUSSIE.
SAILLES, 29 NOVEMBRE 1744*.

VER

Quoique le Roi, au mois de septembre dernier, fit partir le sieur comte de Saint-Séverin pour se rendre avec le caractère de son ambassadeur extraordinaire près le roi et la république de Pologne, Sa Majesté envisageoit dès lors, par le cours que les affaires prenoient en Allemagne, qu'après que la diète que le roi de Pologne avoit indiquée en Lithuanie seroit terminée, il pourroit être utile pour le service de Sa Majesté que le sieur comte de Saint-Séverin allât de sa part auprès de la Czarine de Russie. Sa Majesté avoit espéré que l'intérêt que par cette ambassade elle témoignoit prendre à la conservation et au main

temps et la manière de concourir plus ou moins ouvertement avec les ministres de Prusse à ce qu'ils jugeront eux-mêmes devoir faire en exécution des ordres de ce prince leur maître pour remplir ses intentions. »

1. M. Amelot de Chaillou avait été congédié le 26 avril 1744. De cette date à celle de la nomination de M. d'Argenson, Louis XV avait administré lui-même les affaires étrangères. Les rapports lui étaient présentés par MM. de Noailles, du Theil et d'Argenson. Sur l'administration du marquis d'Argenson, voyez E. ZÉVORT, Le marquis d'Argenson et le Ministère des Affaires étrangères du 18 novembre 1744 au 10 janvier 1747. Paris, 1879.

2. A. E. Russie, t. XLV, fol. 250.

tien de la liberté et des privilèges des Polonois seroit un motif puissant pour engager les principaux d'entre eux à peser mûrement les propositions qui pourroient être faites, de quelque part que ce pût être, à cette diète, et que le sieur comte de SaintSéverin pourroit profiter des occasions qu'ils lui donneroient de leur faire connoître combien le Roi est disposé à leur marquer l'affection et l'amitié que Sa Majesté conserve pour leur république et que l'union qui subsiste entre Sa Majesté et le roi de Prusse ne tendant qu'au rétablissement de la paix en Allemagne, ne doit être aussi que de leur donner de nouveaux sujets de prendre une entière confiance en Sa Majesté. Mais comme un incident de cérémonial a empêché le sieur comte de Saint-Séverin de prendre publiquement caractère pendant le cours de cette diète, et qu'il y a lieu de juger qu'elle est présentement terminée sans qu'il ait pu manifester à la nation polonoise quelles sont les dispositions du Roi, l'intention de Sa Majesté est qu'aussitôt que le sieur comte de Saint-Séverin aura reçu la présente Instruction, il ne diffère pas un moment à se mettre en chemin pour se rendre le plus promptement possible auprès de la Czarine, Sa Majesté ne voulant négliger aucun des moyens qui pourront être employés auprès de cette princesse pour détruire les préventions qui subsistent à la cour contre les intentions de la France dans la guerre où cette couronne se trouve engagée contre la reine de Hongrie et le roi de la Grande-Bretagne.

Il doit être informé, par ses relations avec les ministres de Sa Majesté dans les différentes parties de l'Allemagne, de la situation où se trouvent actuellement les affaires entre les parties belligérantes. Si, d'un côté, les succès n'ont pas entièrement répondu en Bohême aux espérances dont le roi de Prusse s'étoit flatté en conduisant lui-même dans ce royaume une armée de 80 000 hommes pendant qu'une autre armée de ses troupes pénétroit en Moravie1, d'autre part, les secours de troupes et d'argent que le Roi a donnés à l'Empereur, ont rangé sous l'obéissance de

1. Le 22 mai 1744, Frédéric II avait signé à Francfort un nouveau traité contre l'Autriche; le 16 septembre, il avait enlevé Prague. Cette puissante diversion permit à Charles VII de reconquérir la Bavière et de rentrer dans Munich (22 novembre), tandis que les Français prenaient Fribourg et que l'infant don Philippe battait les Autrichiens à Coni (septembre).

« PreviousContinue »