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intérêts des trois couronnes du Nord, puisse être consulté et donner des avis solides dans les occasions, suivant les occurrences qui pourront se présenter.

LE COMTE DE SAINT-SEVERIN AU MARQUIS D'ARGENSON

Varsovie, 23 décembre 17441.

Comme je suis forcé à cause de ma mauvaise santé de supplier Sa Majesté de me dispenser de la commission de Russie, je n'entrerai point en détail avec vous sur les différents points que vous avez traités, tant par votre lettre que dans les instructions que vous m'aviez envoyées à ce sujet. J'aurai seulement l'honneur de vous dire que M. de Bestucheff2, ministre de Russie à cette cour-ci, frère de celui qui est chancelier en Russie, vint me voir il y a trois jours. Comme il étoit en Suède lorsque j'y étois et que j'y avois bien vécu avec lui personnellement, sa connoissance nous a mis l'un et l'autre dans le cas de nous parler avec un extérieur de confiance et d'amitié qui m'a autorisé à lui faire des questions sur sa cour et, entre autres choses, la façon de penser de son frère à l'égard de M. Dalion. Si ce ministre n'a pas joué la comédie avec moi, je dois par ses discours juger que M. Dalion aura été reçu à la cour de Russie avec les distinctions dues à un ministre de Sa Majesté et que le chancelier Bestucheff n'a aucun sujet de n'être pas satisfait de M. Dalion.

S'il m'est permis de hasarder mon sentiment sur la cour de Russie, j'avouerai que je crois le chancelier Bestucheff tellement livré d'inclination et peut-être d'intérêt à la cour de Londres et à celle de Vienne que, si son crédit sur l'esprit de la Czarine peut la déterminer à prendre à cœur plus efficacement qu'elle ne l'a fait jusqu'à présent les intérêts de la reine de Hongrie, il n'en laissera pas échapper l'occasion. D'un autre côté, la Czarine est naturellement si éloignée de prendre des engagements qui pourroient la forcer malgré elle à s'occuper plus qu'elle ne fait de ses affaires, et ce qui l'entoure, hormis le chancelier Bestucheff, est tellement prévenu contre tout ce qui s'appelle affaires du dehors, et principalement celles qui pourroient engager la Russie dans une nouvelle guerre, que le chancelier Bestucheff ne viendra peut-être pas à bout de déterminer la Czarine à prendre fait et cause dans la présente guerre 3. En tout cas, s'il étoit question d'en détourner la Russie, il faudroit s'occuper uniquement à chercher et trouver le moyen de le gagner, sans quoi je pense que les idées les plus raisonnables et les plus avantageuses pour la Russie n'auroient aucun effet. C'est en combinant la conduite de cette cour-là, dans les différents événements arrivés depuis trois ans que la Czarine est sur le trône, et en rassemblant ce qui m'est revenu de différents endroits sur le silence actuel de la cour de Russie, que je me suis

1. A. E. Pologne, t. CCXXVIII, fol. 269.

2. Michel Pétrovitch Bestoujef. Voyez ci-dessus, pp. 270,375 et suiv., pp. 403, 433. 3. Cette vue de M. de Saint-Séverin devait être presque entièrement justifiée par les événements.

fait cette façon de penser. Je remarque que la Russie a fait, en différents temps et en différentes occasions, bien des déclarations en faveur des puissances dont les intérêts peuvent lui être chers, mais qu'elles n'ont été suivies d'aucune réalité. Les choses peuvent changer; ainsi je ne prétends nullement décider que la Russie restera ou ne restera pas dans l'inaction où elle s'est tenue depuis le commencement de cette guerre-ci.

LE ROI AU COMTE DE SAINT-SEVERIN

Versailles, 8 janvier 1745 1.

J'ai vu, par la lettre que vous m'avez écrite le 23 du mois dernier, que la maladie dont vous avez été attaqué depuis la fin de la diète de Grodno vous a réduit dans un tel état de foiblesse qu'il ne vous est pas possible d'entreprendre le voyage de Russie pour y remplir la commission importante dont j'avois jugé devoir vous charger. Je ne diffère pas à en informer le sieur Dalion à Pétersbourg, afin qu'il sache que c'est sur lui seul que je me repose désormais pour suivre à cette cour les affaires qui pourront intéresser le bien de mon service. Vous pouvez donc, lorsque votre santé sera assez bien rétablie, partir de Varsovie et revenir en France si vous le voulez, ou séjourner quelque temps à Dresde si vous le pouvez; et, en ce cas, vous y paroîtriez sans aucun caractère public. Je ne puis, au reste, que vous recommander de vous donner tout le repos convenable pour le rétablissement de vos forces.

Sur ce, etc.

Écrit à Versailles, le 8 janvier 1745.

Signé :

Louis.

Plus bas :

DE VOYER.

LE MARQUIS D'ARGENSON AU COMTE DE SAINT-SEVERIN

Versailles, 8 janvier 17452.

J'ai reçu vos lettres des 1er, 16 et 23 du mois dernier. Celle de votre secrétaire du 12 m'est aussi parvenue, et je ne diffère pas à vous renvoyer votre courrier avec la dépêche ci-jointe du Roi qui vous explique lui-même ses intentions sur l'impossibilité où vous vous êtes trouvé d'entreprendre,

1. A. E. Pologne, t. CCXXVIII, fol. 299.

2. Ibid., ibid., fol. 300.

ainsi que Sa Majesté l'auroit désiré, le voyage de Russie. Ce que vous m'avez marqué de la conversation que vous avez eue avec M. Bestucheff, ministre de la Czarine en Pologne et frère du chancelier de Russie, et de l'opinion où il vous a paru être que M. Dalion y seroit avec la considération due au caractère de ministre de France, a fait moins regretter à Sa Majesté que vous n'ayez pu vous rendre à cette cour. Sa Majesté est disposée aussi à penser que le caractère personnel de la Czarîne sera un obstacle qui empêchera le chancelier de la déterminer á se déclarer pour les ennemis de la France autrement que par des démonstrations extérieures, qui ne seront suivies d'aucune réalité; et que, d'autre part, il ne seroit pas à espérer après les engagements qui ont été pris de la part de cette princesse avec les cours de Londres, de Vienne et de Dresde, de la porter à prendre ouvertement un système opposé en prenant avec le Roi et ses alliés des mesures au préjudice de ces mêmes cours. Ainsi, tout bien considéré, M. Dalion pourra suffire à Pétersbourg en attendant que des circonstances plus favorables puissent donner lieu de tirer un meilleur parti de la Russie. Mais, comme il est de la prudence de préparer d'avance les voies pour parvenir par degrés au but qu'on se propose, le Roi approuveroit que vous pussiez, pendant votre séjour à Varsovie, profiter de l'ancienne liaison que vous avez eue en Suède avec M. Bestucheff et des prévenances dont il a usé en dernier lieu à votre égard pour lui faire entendre que Sa Majesté verroit avec plaisir qu'il pût être choisi pour venir remplacer ici feu M. le prince de Cantémir1. Vous savez qu'avant l'aventure de M. de La Chétardie le bruit s'étoit répandu que le chancelier Bestucheff destinoit son frère à remplir l'ambassade de France, et que ce bruit se renouvela encore lorsque le frère du chancelier passa vers le milieu de l'année dernière à Berlin. Vous pourriez lui rappeler ces bruits pour le sonder sur la manière dont lui et le chancelier son frère penseroient aujourd'hui pour cette vue; et vous pourriez aller jusqu'à lui dire, mais toujours comme de vous-même et par forme de confidence, que les instructions qui vous avoient été envoyées pour vous rendre de la part du Roi en Russie ne vous ayant rien recommandé plus expressément que de tenir une conduite diamétralement opposée à celle de M. de La Chétardie, et sur toutes choses de ménager avec soin extrême l'amitié et la confiance du chancelier Bestucheff, vous ne pouvez faire aucun doute que son frère, dont le mérite et les qualités supérieures sont connues depuis longtemps en France, n'y reçût toutes les distinctions qui pourroient le plus le flatter et lui rendre agréable cette ambassade.

1. Le prince Antiochus Dmitriévitch Kantémir était mort à Paris, le 11 avril (31 mars) 1744. Voyez ci-dessus, pp. 339 et suiv. — Michel Bestoujef ne paraîtra qu'en 1756 comme ambassadeur à Paris, où il mourut en 1760.

XXIV

M. D'ALION

MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE

1744-1747

DEUXIÈME MISSION

M. d'Alion, qui avait quitté la Russie après son altercation avec La Chétardie, avait reçu l'ordre d'y retourner après le départ précipité du marquis.

Un passage de l'Instruction à Saint-Séverin, où il est question de d'Alion, nous montre que « le Roi ne jugeait pas qu'il pût avoir personnellement, auprès de cette princesse (Élisabeth) et de ses principaux ministres, toute la considération nécessaire pour discuter avec eux les affaires importantes »; mais les lettres de M. de Saint-Séverin, affirmant au contraire, d'après Michel Bestoujef, que M. d'Alion avait été reçu à Pétersbourg avec distinction, avaient contribué à faire revenir le Roi sur cette impression.

M. d'Alion avait reçu une Instruction datée du 1er août 1744 et quitté Paris en septembre. Il était arrivé le 10 novembre 1744 à Pétersbourg.

Si nous avons publié avant cette Instruction l'Instruction au comte de Saint-Séverin qui est du 29 novembre, c'est que nous n'avons pas voulu pratiquer une interruption dans la série des documents relatifs à la mission de M. d'Alion.

INSTRUCTION DU ROI AU SIEUR D'USSON DALION RETOURNANT EN RUSSIE AVEC LE CARACTÈRE DE MINISTRE PLENIPOTENTIAIRE DE SA MAJESTÉ, DONT IL A ÉTÉ REVÊTU PRÉCÉDEMMENT AUPRÈS DE LA 1er AOUT 17441.

CZARINE.

Lorsque le Roi rappela de Russie au mois de septembre de l'année dernière le sieur Dalion, qu'il avoit accrédité en qualité de son ministre plénipotentiaire auprès de la Czarine, Sa Majesté n'avoit que lieu de se louer de la conduite qu'il y avoit tenue en exécution des ordres et instructions qui lui avoient été envoyés de sa part. Elle ne s'étoit portée à le rappeler que parce que diverses circonstances faisoient juger que le marquis de La Chétardie, retournant auprès de la Czarine avec le caractère d'ambassadeur, seroit plus en état de faire connoître à cette princesse combien Sa Majesté désiroit de s'unir avec elle par les liens les plus étroits, pour leurs intérêts communs et pour ceux de leurs alliés. Il avoit même été marqué dans un des articles' de l'Instruction remise au marquis de La Chétardie que, si la continuation du séjour du sieur Dalion en Russie en qualité de ministre plénipotentiaire de France, étoit compatible avec les fonctions et distinctions qui devoient être réservées au marquis de La Chétardie comme ambassadeur de Sa Majesté, elle laisseroit à sa disposition de retenir à cette cour le sieur Dalion pour veiller conjointement avec lui à ce qui pourroit être du bien du service de Sa Majesté dans ce pays. Le marquis de La Chétardie n'a vraisemblablement pas jugé d'avoir besoin que personne le secondât dans ce qui devoit faire l'objet de ses soins pendant le cours de son ambassade, puisque immédiatement après son retour auprès de la Czarine il a estimé que le sieur Dalion ne devoit pas suspendre son départ pour la France. Le sieur Dalion s'est conduit en cette occasion avec la déférence qu'il devoit pour ce qui lui étoit prescrit comme de la part du Roi, et Sa Majesté a entière

1. A. E. Russie, t. XLV, fol. 94.

2. Voyez ci-dessus, p. 422.

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